Les ghosts

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Une lourde porte se referma et Ben s'installa confortablement sur le siège ergonomique placé au centre de la pièce. Les ténèbres laissèrent place à des jets de lumières provenant des quatre murs lorsqu'il installa ses lunettes immersives sur son nez. En gros et gras des chiffres apparurent, plus que 20 heures et 23 minutes avant la Grande Connexion.

Et plus que six heures avant notre rencontre ma chérie ...

Il désactiva le ghost et en quelques commandes vocales il créa la liaison avec une autre chambre. Le logo multicolore d'Alphamega, qui tournoyait jusque-là, disparut et Ben fut projeté dans la seconde dans une salle peuplée d'asiatiques braillards en costard débrayé, tous assis autour d'une table ronde garnie de friandises, gâteaux, bouteilles d'alcool et pilules d'expansion mentale. Ils tenaient tous en main des manettes de jeux et semblaient se délecter à déambuler dans un monde virtuel, peuplé d'elfes et de zombies, dont les lumières se reflétaient sur les verres de leur petites lunettes rondes. Des noms et qualités apparurent au-dessus des têtes de chacun et un chrono de 60 minutes se mit à s'égrener dans un coin de la vision de Ben. La langue coréenne fut reconnue et il fallut encore dix secondes supplémentaires au traducteur universel pour se calibrer et s'habituer aux accents, intonations et expressions employées par les participants, puis le flot des paroles reconstruites déferla en français dans les oreilles de Benjamin. Il était dans la place. Tout le monde se tut lorsque qu'un écran mural s'illumina devant eux. Des algorithmes heuristiques et de prédiction de position se mirent en marche et sur ses mouvements de bras, le point de vue de Ben changea pour se mettre de l'autre côté de la chambre et lui permettre de lire la question qui venait de s'afficher : Comment faire un trou sans creuser ?

Ben pouffa un rire moqueur. Ils l'avaient bien chargé cette fois, un vrai problème de fumeur de joints, cela allait être coton d'obtenir des réponses. S'il avait pris l'habitude de toujours s'enquérir des problèmes proposés, il se gardait cependant bien d'y réfléchir une seule seconde. Premièrement, parce qu'il trouvait les questions posées complètement débiles, à se demander ce que la bande d'ingénieurs et de docteurs derrière tout cela pouvaient bien exploiter. Et deuxièmement, ce n'était pas ses affaires et il n'était pas payé pour cela. Car connaître l'avenir avait amené quelques changements et pas seulement d'ordre personnel. La météo si mystérieuse et instable, symbole du chaos et de l'effet papillon, n'avait désormais plus de secret et pouvait être prédite à la seconde près, imaginez alors les matchs de football. Il avait bien continué à planter ses crampons sur la pelouse quand les parieurs se mirent à gagner du jour au lendemain, sur tous les matchs. Mais comme pratiquement tout le monde gagnait, les gains ne remboursaient même pas les mises si bien qu'en moins de deux semaines les établissements de jeux mirent la clé sous la porte. Les systèmes mafieux mirent plus de temps car un dangereux jeu du chat et de la souris se mit en place pour influer sur les résultats. La clé était d'avoir l'information la plus fraiche et la plus exhaustive et de parier à contre-courant sur l'avenir en faisant ce que les malfrats savent faire de mieux, mettre la pression ou effacer. La situation devenait ubuesque à l'approche du coup d'envoi des rencontres. Comme dans un Cluedo, chaque hypothèse était testée pour déterminer le composant du système qui allait faire changer le résultat. Menaces, dopages et agressions florissaient en même temps que les espoirs des parieurs de faire le hold-up. Sur le terrain le comportement des joueurs devenait excentrique, certains si persuadés de gagner ne se donnaient même plus à fond quand d'autres feignaient des blessures pour tout un tas de raisons pécuniaires.

« Quitte le football, il n'a plus d'avenir. Le futur, c'est l'exploitation des compétences de chacun, et toi et moi, on excelle pour motiver les autres. WeAreOne. B01012027 »

Il avait reçu ce message et le lendemain il s'était inscrit en ligne à cette plateforme de collaboration professionnelle. Besoin d'un coach, d'un gueulard, le sèche-cheveux humain pour souffler dans les bronches des autres, il était là, ou du moins son avatar, noté, qualifié, marketé, packagé. Il fallait qu'il soit bon pour ressortir parmi les millions de choix proposés par la plateforme, mais pour se mettre en valeur aussi, il excellait. Le football s'était arrêté, les stades vidés de leurs supporters. Il lui arrive encore de voir des pieds taper dans un ballon, de tout petits pieds accompagnés d'éclats de rire et ils le font juste pour le plaisir.

_ Vous devriez intervenir en proposant du LSD ?

Ben sortit de sa torpeur et jura contre le ghost. Il était pourtant persuadé de l'avoir désactivé. Dans l'autre chambre, les participants avaient eux aussi commencé à lâcher prise et les discussions digressaient vers leurs futurs loisirs et conquêtes. Le compte à rebours indiquait vingt minutes.

_ Bon sang, je dois intervenir de plus en plus tôt, se dit-il tout en préparant les paramètres de sa projection holographique. Ces gars ont la motivation d'une huître.

Il contrôla son téléphone d'un coup d'œil, mais ne vit aucune icône indiquant une réception. Victime d'un pressentiment, il vérifia également la zone de discussion de la séance de travail. Il savait que tout était filmé et enregistré dans le cloud et il n'était pas rare de recevoir des commentaires venant d'un temps qui n'était pas le sien. Rien non plus.

_ Messieurs les cerveaux, Bonjour ! Je me présente Benjamin Bernard, BB pour les intimes. Je vois que l'attention baisse et que certains pensent déjà aux vacances. Dois-je vous rappeler pourquoi vous êtes là ? Vous êtes les plus brillants, la crème de la crème et NOUS avons besoin de vous. A divaguer comme cela vous ne valez pas mieux que ces coquilles vides dans les centres de démence. Est-ce que c'est là que vous voulez finir ? ... Je n'entends rien ?!

Zettai ni ! crièrent en cœur les participants, traduit immédiatement par Non jamais ! dans les oreilles de Ben. Une fois le groupe de nouveau magnétisé dans la même direction et reboosté, Benjamin désigna un meneur d'homme du doigt, il choisit un grand au ventre rond qui lui semblait le plus charismatique et volubile, et un secrétaire, ayant la lourde tâche de synthétiser les idées, en choisissant le petit timide qui avait des étincelles dans les yeux chaque fois qu'on lui parlait. Satisfait de lui-même, il quitta le mode holographique pour de nouveau naviguer incognito au milieu du groupe grâce à la vidéo volumétrique. Son intervention semblait avoir fait des remous trans-temporels car les messages affluèrent dans le fil de discussion. « Pas étonnant que rien n'est ressorti de cette étude », « Cette réunion de créativité a été un échec », « Un coup de LSD aurait été bienvenu », « Il faudrait que le ghost intervienne au bout d'un quart d'heure » ... Il lança son dé sur le sol à ses pieds, précédé d'un paire, je donne du LSD ! Se massant les yeux avec son index et son pouce, Ben poussa un soupir, il n'avait pas trop le choix. De tous les coachs qui suivaient cette réunion, il était le seul à pouvoir donner l'autorisation et c'est avec la conviction du bourreau devant l'innocent qu'il ordonna à la moitié des participants de prendre une pilule de LSD. La séance se termina avec de la sueur qui perlait des fronts et des sourires béats sur les visages. Dans le jeu de plateforme, on pouvait discerner un trou géant, noire et rouge, baroque dans sa forme. Ben les discerna au second coup d'œil, comme une illusion d'optique, des monticules de cadavres en putréfaction de zombies formaient la structure du trou. Aucun coup de pioche n'avait été utilisé ... sur le sol. Ben sortit de l'application vaguement nauséeux et éteignit le système. Décidément, il comprenait de moins en moins les objectifs de ces séances d'idéation. Il se libéra de la pièce redevenue obscure pour débouler dans sa cuisine. Epuisé mentalement, il prit une orange juteuse et se vautra dans son sofa comme un cochon dans sa bauge.

_ La paie de 1000 euros pour l'accompagnement à la séance de créativité vient de rentrer dans ton compte, émetteur Abu Dhabi National Oil Company, confidentialité associée 2 ans, informa Lena.

_ Cool ! Toujours un plaisir de travailler pour ces ensablés. Connecte-toi sur WeAreOne et donne-moi le programme du reste de la journée... S'il te plait, Lena ?

La maison se fit silencieuse et Ben pu une nouvelle fois prendre le temps de regarder les arbres ondulés à sa fenêtre.

_ Ton profil a été vu douze fois ce matin, une demande de service émise, date de mise en opération le 8 Juin. Titre, remise en condition d'horticulteurs en manque d'efficacité. Pour le reste, tu es libre tout cet après-midi.

_ Aaaah, j'adore le ton de ta voix quand tu me dis cela.

Et plus que cinq heures.

Ses pensées se mirent à vagabonder. Il se surprit à désirer apprendre la musique, peut-être qu'elle en serait ravie ? Mais aucun de ses vieux ne le lui avait jamais conseillé. Elle, c'était Ava, sa promise, celle qui devait lui donner ses enfants et l'aimer profondément jusqu'à la fin de sa vie. Alors qu'il s'étirait comme un chat, le doux carillon de son téléphone lui chatouilla son attention.

« Les ghosts ne sont pas ce que vous croyez. Libérez-vous ! »

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