Maude

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J’avais rencontré Maude en première et, après m’être assis par hasard plusieurs fois à côté d’elle, nous devinrent bons amis. Maude était plus âgée que moi parce qu’elle avait redoublé. Elle était aussi plus mature que les autres filles. Elle sortait alors avec un homme plus vieux qu’elle qui n’était pas du lycée et qui venait la chercher tous les soirs en voiture. Tandis que j’étais encore puceau, Maude était devenue une « femme » depuis longtemps. Que me trouvait-elle, alors ? Peut-être une certaine maturité sur la question malgré mon manque d’expérience ? Le fait que je ne n’essayais pas de la draguer comme les autres avait également dû jouer en ma faveur. Toujours est-il que nous sommes devenus confidents. Elle me parlait de son Nico et je lui parlais de mes sentiments pour telle ou telle fille. Nous discutions de tout, sans tabou, y compris au niveau du sexe. Je me souviens que Maude avait ce truc de repérer de quel côté la bosse du pantalon des garçons était la plus prononcée à l’entrejambe. Et elle disait ensuite « tiens, lui, il porte à gauche aujourd’hui ». Ce qui ne manquait pas de me faire sourire, surtout lorsqu’il s’agissait d’un prof – un peu moins quand c’est moi qu’elle accueillait avec ce genre de remarque !

Je considère que Maude m’a dépucelé « théoriquement », si cela a un sens. Quand bien même rien ne remplace l’expérience directe, j’ai pu en apprendre beaucoup avec elle, sur les filles et le « faire l’amour pour une fille », bien au-delà des films X qu’il nous était arrivé de regarder chez des copains, en ce temps où Internet n’existait pas encore.

En fait j’aimais beaucoup Maude, comme une véritable amie et ça me gênait d’autant plus d’utiliser le flux sur elle. Mais le cas de figure était intéressant. Voilà une fille qui sortait déjà avec un mec et couchait avec lui de surcroît, et qui me faisait confiance… Il aurait été dommage de passer à côté. Je me découvrais ainsi un indéniable côté manipulateur. Cependant il ne s’agissait pas de la forcer à avoir une relation intime avec moi ou quoi que ce soit, mais bien de mettre en pratique mon « pouvoir » pour mieux en mesurer les effets. En y repensant aujourd’hui, j’aurais très bien pu parler du flux à Maude, ce qui aurait été plus simple que de la « tester » à son insu. Qui sait où cela nous aurait menés... Mais à cette époque, j’étais encore en phase de découverte et c’était quelque chose de trop intime pour le partager, même avec elle.

La fin de l’année scolaire approchait et j’avais du mal à me décider. Le « où » et le « quand » ne posaient pas de problème : nous avions notre coin tranquille dans le parc de la cour où nous nous asseyions souvent le midi, sous couvert des arbres. Le « comment » restait à définir. Il me fallait un sujet un peu neutre au départ, mais suffisamment captivant pour nous mettre en condition. Puis il s’agissait de glisser subtilement vers quelque chose de plus excitant, tandis que j’appuierais mes regards crescendo. J’abordais cette expérience avec une approche très scientifique. J’étais déterminé à faire tout ce qu’il fallait pour obtenir une preuve irréfutable de ma capacité.

Et le jour J arriva.

Ce midi-là, j’avais proposé à Maude de réviser ensemble notre Bac de français et plus particulièrement de travailler sur les extraits de Mme Bovary de Flaubert. J’avais du mal à cacher une certaine excitation, ce que Maude remarqua.

– Hé bien ! T’as l’air motivé aujourd’hui ! me dit-elle alors que nous marchions vers les arbres.

Je rougis en essayant de me défendre tant bien que mal.

– Non, enfin je sais pas, il fait beau, c’est le printemps, c’est cool.

– Mouais… Mais ça n’aurait pas plutôt rapport avec Céline ? Il s’est passé un truc ou quoi ?

Céline était la fille dont j’étais amoureux à ce moment-là, mais je n’avais pas fait grand-chose pour passer à l’action. On était encore bien loin d’une utilisation potentielle du flux. Maude continua :

– Il va falloir que tu me racontes ça, toi !

J’y vis une opportunité et je lui promis un compte-rendu détaillé si nous avancions bien dans nos révisions – compte-rendu que j’allais devoir inventer, mais ça ne serait pas trop difficile.

Nous nous assîmes sur l’herbe, à l’ombre de cette belle journée de mai et ouvrîmes nos classeurs. Maude sortit une cigarette. Elle savait que je n’aimais pas trop ça, mais je ne dis rien, d’autant plus que nous étions dissimulés des regards indiscrets.

– Bon alors, par quoi on commence ? demanda-t-elle.

– Comme tu veux, répondis-je en la fixant quelques secondes… On a déjà bien révisé les deux premières parties donc je pensais aux derniers textes. Il y a la scène du fiacre, la fin de l’amour entre Léon et Emma et le suicide.

– Oh la scène du fiacre, c’est nul ! Tout le monde en fait un pataquès alors qu’il ne se passe pas grand-chose.

– Oui, mais t’as vu ce qu’a dit la prof, ça pourrait bien tomber sur Mme Bovary cette année et ça fait très longtemps que le passage du fiacre n’est pas sorti…

Ce passage du fiacre, qui avait pourtant valu à Flaubert des accusations pour outrage aux bonnes mœurs et à la religion, avait de quoi laisser les adolescents que nous étions sur notre faim. Emma et Léon, son ancien soupirant, y devenaient amants lors d’une promenade en fiacre, rideaux fermés, qui durait des heures à travers Rouen et ses environs, sans que l’auteur ne décrive quoi que ce soit de ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur.

Nous nous sommes mis à réviser ensemble nos notes de cours en nous interrogeant à tour de rôle. Ce faisant, je « travaillais » Maude du regard en modulant l’intensité du flux avec la plus grande précaution. Il ne fallait surtout pas se précipiter. Il ne se passa d’abord pas grand-chose.

Nous échangions sur l’importance du rythme du fiacre dans le texte, tout au long de la promenade, lorsque je décidais d’aiguiller un peu plus directement la discussion. Maude affichait une mine radieuse, avec ses longs cheveux bouclés qu’elle glissait souvent derrière ses oreilles.

– Ça ne devait quand même pas être super pratique, fis-je avec une fausse innocence.

– De quoi ?

– Bah, de faire l’amour dans un fiacre, répondis-je, un peu gêné. Je ne sais pas, c’est pas hyper grand, non ? Et pour les positions…

– Les positions ?

Maude pouffa de rire tandis que je la regardais avec un sourire timide.

– Tu me fais marrer ! Tu crois vraiment que Flaubert s’inquiétait de ça ? réussit-elle à articuler entre deux saccades.

– Oui et puis ça bouge tout le temps, un fiacre, ça doit être hyper casse-gueule… Y a moyen de se faire mal, quoi !

Cette fois-ci, nous partîmes tous les deux en fou rire. J’adorais ces instants de complicité avec Maude et pour un peu j’en serais venu à annuler mon plan. Peut-être n’était-elle pas réceptive après tout, à moins que le flux pût aussi déclencher l’euphorie. Mais alors que nous reprenions notre souffle, je commençais à remarquer des changements subtils, dans sa façon de respirer d’abord, puis dans sa manière de replier ses jambes.

Elle tira plusieurs fois sur son teeshirt pour se rafraîchir.

Quelque chose se passait. Je continuais à moduler l’intensité de mon regard tout en poursuivant sur ma lancée, tandis que mon front se réchauffait.

– Et puis le cocher doit tout entendre, non ? Il n’y avait pas de double-vitrage à l’époque !

Elle pouffa de nouveau.

– Toi, t’as trop regardé de films, dis donc ! me lança-t-elle finalement. Tu crois qu’on ne peut pas faire ça discrètement, hein ?

Je pris un air embarrassé alors que nous retrouvions peu à peu notre contenance, mais je ne lâchais rien du flux.

– Je sais, je sais… Mais je ne l’ai jamais fait moi, rétorquai-je. Puis j’ajoutais avec un sourire en coin :

– Et toi, tu l’as déjà fait, je veux dire, dans une voiture, avec Nico ?

Cette fois-ci, je la vis rougir. Elle changea de position en repliant ses jambes sous elle. Elle avait jeté son mégot et sa respiration s’accélérait comme avec Ludivine. Flaubert et son fiacre semblaient loin.

– Allez, tu peux me le dire, insistai-je avec complicité.

Non seulement je marchais sur le fil du rasoir de nos confidences, mais j’avais vraiment du mal à rester concentré : ma curiosité d’adolescent puceau était presque aussi forte que l’objet de mon expérience. J’avais l’impression de jouer avec des éléments qui me dépassaient.

– Ouais, finit-elle par dire en changeant à nouveau de position, on l’a fait.

La vache ! pensai-je, tandis que des images explicites se mirent à défiler dans ma tête. Je dus presque me mordre la lèvre pour continuer sans trop marquer mon intérêt.

– Ah ouais ? Et c’était comment ? C’était bien ?

Je la voyais maintenant se débattre intérieurement. Elle respirait fort et ne semblait plus vraiment intéressée par notre conversation. Je ne la quittai pas des yeux, fasciné, et je posai une main sur sa cuisse :

– Maude, ça va ? Tu te sens pas bien ?

– Non, non, ça va, réussit-elle à répondre en haletant. Je… Je sais pas ce qu’il se passe. C’est comme si… Elle poussa un petit gémissement.

– Maude, tu me fais flipper là, qu’est-ce que t’as ?

Je crois que c’est à ce moment que j’arrêtai de la regarder « comme ça ». Je n’avais aucune envie de la faire souffrir et j’eus soudain peur d’être allé trop loin.

– Maude, t’es sûre que ça va ?

Sa respiration semblait ralentir.

– Ouais, ça va, souffla-t-elle, en retrouvant petit à petit le contrôle d’elle-même.

– Eh bien ! Tu m’as fait peur, là. Qu’est-ce que t’avais ? T’avais mal quelque part ?

– Non, c’était plutôt… Je sais pas… J’ai jamais eu ça avant. J’étais…

Elle baissa les yeux, visiblement gênée. J’aurais bien aimé qu’elle termine sa phrase, mais elle s’écria soudain : « Eh merde ! » en se levant d’un bond.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien ! répondit-elle agacée, en ramassant ses affaires avec précipitation. Il faut que je passe aux chiottes.

En disant cela, elle jeta involontairement un œil à son jean au niveau de l’entrejambe.

– C’est tes règles ? hasardai-je, perturbé.

Elle me lança alors un regard noir.

– Non, c’est pas mes règles !

Et elle me planta là en traversant la cour.

J’étais moi aussi sous le choc, je dois dire. En fait, je ne savais pas vraiment ce qu’il était censé se passer, au-delà d’un certain seuil. D’un côté, mon expérience avait, semble-t-il, fonctionné. Maude n’avait pas dit explicitement qu’elle était « excitée », mais enfin, certains signes en témoignaient sur la base de mes connaissances limitées de l’époque. D’un autre côté, cet épisode me laissa un goût amer avec une certaine forme de culpabilité. Il s’écoula d’ailleurs plusieurs semaines avant que l’idée d’utiliser le « flux » me traverse à nouveau l’esprit.

J’étais allé trouver Maude après le premier cours de l’après-midi, où nous n’étions pas assis l’un à côté de l’autre. Apparemment tout était rentré dans l’ordre et j’en fus soulagé. Mais cet épisode semblait avoir altéré notre complicité et nous sommes rarement retournés nous installer le midi derrière les arbres.

Nous nous sommes perdus de vue après le Bac, mais il m’arrive encore de me demander ce qu’est devenue Maude. Me dirait-elle ce qu’elle avait ressenti ce jour-là, si nous en discutions aujourd’hui ? Je ne le saurai probablement jamais.

(à suivre... prochain chapitre : Madame Barthès)

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