Madame Barthès

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Le cas de Mme Barthès, l’année suivante, avait été différent à bien des égards. D’abord, il s’agissait d’une adulte et pas d’une copine de mon âge. Jusque là, je n’avais jamais vraiment essayé de regarder une adulte justement, peut-être plus par manque d’occasions qu’autre chose. En outre, cette expérience n’était absolument pas liée à un quelconque fantasme d’adolescent, ni à un amour transi ou quoi que ce soit de cet acabit. Non, il s’agissait plutôt d’une vengeance.

Mme Barthès ou « la Pute », comme l’avaient surnommée poétiquement la plupart des élèves, était professeure de physique/chimie. Cette femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux noirs plaqués en arrière, était devenue au fil du temps un personnage emblématique du lycée, connu pour son autorité qui ne souffrait aucune atteinte et sa sévérité qui confinait à la cruauté lorsqu’il s’agissait de punir ou d’humilier un élève. À vrai dire, même les parents qui devaient la rencontrer y allaient avec appréhension et s’arrangeaient pour ne pas avoir à renouveler l’expérience.

Du haut de son mètre quatre-vingt rehaussé de talons dont le claquement suffisait à inspirer l’effroi, Mme Barthès ne vous regardait pas, non. Elle vous toisait de ses yeux reptiliens et vous tournait autour en attendant silencieusement que vous répondiez à ses questions. Parce que c’est elle qui posait les questions, jamais l’inverse. Et l’élève tenu en joug sous ce rayon paralysant savait bien qu’il n’y avait pas de demi-mesure avec la Pute : soit il répondait parfaitement, soit il s’exposait à une giclée de remarques acides et dévalorisantes dont les morsures liquéfiaient impitoyablement son amour propre. À partir de là, toute tentative de réplique signifiait une mise au pilori amère souvent assortie d’une ou deux heures de colle.

J’en avais moi-même fait les frais une fois, au début de l’année, et je m’étais juré que ça n’arriverait plus. Heureusement, j’avais une certaine appétence pour la science et des résultats qui me préservaient de l’humiliation. D’autres n’avaient pas cette chance et il n’était pas rare de voir un ou une camarade de classe fondre en larmes sous les invectives de Mme Barthès, ce qui ne l’émouvait pas le moins du monde.

Jusqu’au jour de la remise de copies de ce contrôle du second trimestre. Si nous étions tendus pendant les cours de la Pute, le stress montait encore d’un cran dans la classe lorsqu’elle rendait les devoirs. Car elle prenait un malin plaisir à pointer du doigt les moindres fautes et à vilipender les erreurs les plus grossières.

De mon côté, sans faire le fier, je pensais m’en être sorti honnêtement. À ce titre, j’avais même laissé mon copain Fabrice jeter un œil sur ma feuille pendant le contrôle. Mais alors que ma copie tardait à venir, j’avais complètement oublié ce « détail ».

Mon inquiétude grandit à mesure que Mme Barthès rendait les derniers devoirs, elle qui s’arrangeait toujours pour garder les pires notes pour la fin. Je ne tenais vraiment pas à me distinguer, mais lorsqu’il ne resta plus que deux feuilles, mon sang se glaça.

– Et pour couronner vos résultats médiocres, persiffla-t-elle, il faut en plus que vous trichiez ! Oui parce qu’il y a parmi vous deux ânes bâtés qui ont cru pouvoir faire les malins. Eh bien, levez la main ! Montrez-vous les copieurs ! lança-t-elle en se dirigeant vers notre table.

Je blêmis en regardant Fabrice et je vis que lui non plus n’en menait pas large. Il avait dû faire plus que jeter un œil à mes résultats et pomper toute une partie de mon devoir, y compris mes erreurs. Le con !

Il n’y avait rien à faire. Nous levâmes tous les deux notre main tandis qu’un murmure parcourut la classe.

– Ah, les voilà, dit-elle avec une délectation non dissimulée. Et vous savez ce que ça vaut les tricheurs ?

Fabrice et moi regardions notre table en silence.

– Eh bien ? J’attends ! lança-t-elle sèchement. Fabrice !

Cette fois tout sourire l’avait quitté et elle nous toisait avec ses yeux de vipère.

Fabrice finit par articuler un « Non, Madame ».

– Non ? Alors je vais vous le dire, moi. Ça vaut zéro ! cracha-t-elle en lâchant les copies sur notre table avec mépris. C’est nul, moins que rien, minable, continua-t-elle en marquant chaque adjectif de son dégoût.

Le sang battait maintenant contre mes tempes. J’étais rouge de honte et de colère. J’en voulais à Fabrice, bien sûr, mais je n’allais quand même pas dire que c’était lui qui avait copié sur moi… Sur ma feuille, je voyais ma note initiale de 14/20 qui était barrée, suivi d’un zéro. Zéro ! C’était vraiment injuste. La Pute !

– D’ailleurs, poursuivit-elle, acide, j’hésite à mettre zéro à tout le monde. Si ça se trouve, il y a d’autres tricheurs dans cette classe, n’est-ce pas ? Ah, ça vous ferait les pieds !

Une salve de chuchotements horrifiés secoua la salle.

J’étais tellement furieux que je laissai échapper un « c’est pas juste ! » entre mes lèvres.

– Comment ? lâcha-t-elle avec surprise, reportant les yeux sur moi. Vous avez quelque chose à dire ?

Alors, sans vraiment réfléchir à ce que je faisais, je me levai d’un coup et m’écriai « Madame, c’est pas juste, vous ne pouvez pas faire ça ! ». Et je plantai mon regard dans le sien, libérant toute la puissance du flux dont j’étais capable, à m’en brûler le front.

J’avais agi par pur réflexe, sans aucune préméditation et je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer. Ce que je réalisai en revanche, c’était que je m’exposais à de très gros ennuis avec la Pute. Dieu sait ce qu’elle était capable de faire pour démolir un élève – et un élève impertinent par-dessus le marché. Le reste de la classe l’avait aussi bien compris et un silence de mort régnait maintenant dans la salle.

Elle n’avait d’abord rien dit, en me fusillant de ses pupilles impitoyables. Sans doute pensait-elle que j’allais baisser les yeux, ce qu’aurait fait tout élève sensé dans la même position. Mais je n’avais pas le choix, j’étais allé trop loin pour céder. Je ne lâchai rien.

Nous restâmes ainsi verrouillés l’un à l’autre plusieurs secondes durant.

Sans doute la suite aurait-elle été différente si elle m’avait cinglé immédiatement d’une de ses répliques corrosives plutôt que d’attendre. Parce qu’au jeu des « yeux », j’avais un certain avantage.

Sans me quitter du regard, elle recula d’un pas et arma son jet de vitriol.

– Non, mais ! Vous osez répondre… commença-t-elle en détachant chaque syllabe.

Je perçus cependant un changement dans sa voix lorsqu’elle prononça le dernier mot. Elle me fixait toujours, mais je vis ses yeux lentement s’écarquiller.

Elle vacilla sur ses jambes. Je continuais de darder sur elle mon regard le plus intense.

– Vous allez le regret… articula-t-elle avec difficulté, mais sa bouche s’agrandit jusqu’à former un O.

Elle se mit alors à suffoquer en lâchant de petits couinements. J’avais l’impression que ma tête allait exploser, mais j’étais incapable de m’arrêter. Nos regards étaient englués l’un à l’autre. L’intensité du flux n’avait jamais été si forte.

C’est à peine si j’entendis l’un des élèves crier « Eh, elle a une crise cardiaque la prof ! » suivi d’un « Madame, vous allez bien ? ».

Puis la Pute s’effondra.

Ce fut la panique dans la classe. Mes camarades accoururent autour d’elle tandis que je reprenais lentement mes esprits. J’avais du mal à réaliser ce qui s’était passé. J’étais toujours debout à côté de Fabrice qui lui aussi s’était levé pour regarder Mme Barthès allongée par terre. Les remarques fusaient :

« Tu crois qu’elle est morte ? »

« Chais pas, on dirait qu’elle respire encore ! »

« Toi, on peut dire que t’as eu de la chance ! » Cette remarque m’était adressée, mais je ne savais qu’y répondre.

« Moi, je ne lui fais pas de bouche-à-bouche à la Pute ! »

« Vite, faut aller chercher quelqu’un ! »

« À l’infirmerie ou un autre prof dans la salle d’à côté ! »

« Putain, mais elle s’est pissée dessus ou quoi ? » Une tache sombre était en effet visible sur le tailleur, entre les jambes de Mme Barthès, et une petite flaque entourait ses chaussures à talons.

Les événements s’enchainèrent assez vite. Deux professeurs arrivèrent, suivis d’une dame de l’infirmerie et ils nous demandèrent de sortir pour pouvoir prodiguer les premiers soins.

Nous étions tous sous le choc. Mais le mien était d’une nature différente.

« Merde, merde, merde, me répétai-je avec horreur, est-ce que je l’ai tuée ? »

Dans le couloir, nous retrouvâmes les élèves des classes dont les professeurs avaient interrompu leur cours. Certains de mes copains me pointèrent du doigt en expliquant aux autres ce qu’il s’était passé.

« Attends, la salope, elle voulait mettre zéro à tout le monde ! Fabrice avait peut-être copié sur lui au contrôle… Et alors il s’est levé en disant que c’était pas juste... Franchement j’avais peur pour lui, il est trop fou… Je sais pas, ça lui a pas plu ou un truc comme ça, mais elle a commencé à être bizarre, à respirer rapidement et vlan ! Elle est tombée, comme ça. Y’en a qui disent qu’elle s’est pissée dessus ! »

Non sans honte, je me souviens que ce qui m’importait dans leur récit c’était de savoir s’ils pensaient que c’était moi avait provoqué le malaise de la prof. Ce n’était visiblement pas le cas. Ils voyaient ça comme une crise cardiaque qui m’avait sauvé in extremis. J’éprouvais un certain soulagement, mais bien insuffisant pour compenser l’autre vertige qui m’assaillait : et si je l’avais tuée…

Certes j’avais délibérément utilisé le flux pour me venger, mais jamais je n’avais voulu sa mort ! D’ailleurs, ma réaction avait été tellement impulsive que je n’avais pas eu le temps de réfléchir à l’effet que mon regard aurait sur elle. Ce qui était certain, c’est qu’il n’y avait rien eu de sexuel dans l’intention. Il m’aurait fallu être sacrément tordu pour fantasmer sur la Pute. Avec du recul, j’interprète plutôt cela comme l’envie impulsive et inconsciente d’infliger à cette prof sadique la gêne éprouvée par Maude ou Ludivine lors de mes précédentes expériences.

Je passais une sale fin de journée et une nuit à me torturer, tourmenté par la responsabilité probable de sa mort.

Le lendemain matin, le professeur d’anglais nous donna des précisions sur la situation de Mme Barthès. Comme les autres enseignants, il avait reçu des consignes du proviseur pour éviter que de fausses rumeurs se propagent. J’étais sur le point de défaillir lorsqu’il nous expliqua que Mme Barthès était à l’hôpital suite à un malaise cardiaque, mais que ses jours n’étaient pas en danger. Selon lui, ce malaise serait imputable au stress. Je sentis un poids immense quitter ma poitrine… Je n’étais donc pas un meurtrier. Il nous indiqua également que son retour n’était pas prévu avant plusieurs semaines.

En réalité, elle fut absente jusqu’à la fin de l’année scolaire et ne revint en classe qu’au mois de septembre suivant. Mais à ce moment-là, j’avais mon Bac en poche et je me préparais à intégrer l’université.

Bien sûr, nous fûmes interrogés, moi y compris, en tant que témoins privilégiés de l’incident. Mais je ne fus inquiété d’aucune façon. La version officielle indiquait qu’elle avait été victime d’un malaise cardiaque, probablement provoqué par le choc de nos mauvais résultats, mais qui constituait surtout la goutte de trop d’un état de stress permanent dans lequel elle vivait depuis des années.

Cet épisode m’avait quand même secoué et prouvé une nouvelle fois que l’utilisation du flux s’avérait nettement moins plaisante que je ne l’aurais souhaitée, voire carrément dangereuse dans certains cas.

Jusqu’à là, on ne pouvait pas dire que j’avais su exploiter ma faculté à mon avantage. D’ailleurs, lorsque je réussis à sortir avec la fameuse Céline, il ne fut aucunement question de regards bizarres, autres que ceux que peuvent se lancer deux étudiants amoureux. Quant à sauter le pas pour coucher ensemble, bien qu’elle en ait eu envie probablement autant que moi, je pense que nous n’étions tout simplement pas prêts. Et je ne me voyais pas user de moyens malhonnêtes pour obtenir quoi que ce soit.

Par la suite, Céline intégra une classe préparatoire en pharmacie, en province, tandis que je restais sur la région parisienne et notre relation n’y survécut pas.

À cette époque, j’avais pour ainsi dire refoulé mon don étrange. J’étais de toute façon bien trop préoccupé par mon avenir pour m’en soucier. Et puis il me semblait assez évident que pour pouvoir explorer, voire exploiter davantage le flux, il fallait d’abord en faire l’expérience « concrète ». Et cela impliquait de perdre ma virginité.

C’est là que Magdalena entrait en scène.

(à suivre... prochain chapitre : Magdalena)

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