Chapitre 12 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Mont Valkovjen, Terres du Nord.

La pièce où se réunissait le conseil était située à l’étage d’une taverne de la place centrale. À côté du comptoir, une volée de marches en bois grinçantes permettait d’accéder à une coursive qui donnait sur la salle principale de l’auberge et sur une unique porte ouvragée. Derrière s’ouvrait une pièce assez grande pour accueillir plusieurs lits et éclaircie par deux fenêtres et quelques chandelles.

Le couple de taverniers avait allumé un feu, mais il n’avait pas encore tout à fait réchauffé l’air. Frissonnant, je me coulai près du foyer – bien moins puissant que la cheminée qui réchauffait la salle principale – en englobant d’un regard les chaises qui se faisaient face en cercle. Quinze sièges pour quinze élus Valkov. Serré près du foyer, je manquai éternuer à cause de la poussière qui avait été dérangée par l’arrivée des membres du conseil. De ce que j’avais entendu, les élus se réunissaient tous les mois ici pour discuter des problèmes et des opportunités du clan. La pièce ne devait pas servir entre chaque rencontre et le couple d’aubergistes devait se concentrer sur la grande salle pour le ménage.

Silja se tenait debout au milieu du cercle, ses cheveux noirs tressés sévèrement sur le dessus de sa tête, sa mâchoire volontaire contractée dans un visage fermé. Son bras blessé était maintenu en écharpe et, de l’autre main, elle pianotait nerveusement sur sa cuisse.

De manière visiblement aléatoire, les quinze élus s’installèrent sur les chaises et firent face à la cheffe de clan en silence. Sept femmes, huit hommes. Avec Silja, c’était la parité parfaite – voulue ou non, je n’en savais rien. Mais, d’après les profils divers qu’affichaient les élus, les Valkov devaient accorder de l’importance à ce que chacun fût représenté.

Il y avait là Ljorn, une Chasseuse que j’avais aperçue dans la troupe d’expédition de Korn, un fermier qui sentait aussi fort que ses cochons, la guérisseuse qui s’était occupée de Maëva et Jukaïs, une jeune fille au sourire intimidé et à la tenue étonnamment raffinée, un vieil homme dont les doigts encore habiles faisaient tournoyer sa canne d’appui et deux frères aux bras musclés et anormalement rougis – des forgerons ? – qui s’étaient installés près l’un de l’autre. De mon côté, proche de la cheminée, me tournaient le dos une femme au ventre rond d’un enfant à venir, un garçon à peine sorti de l’adolescence dont les mains étaient tachées d’encre, un quarantenaire au crâne couvert de vilaines balafres qui posait une main ferme sur l’épaule d’une jeune femme en habits de cuir, deux Chasseuses aux crânes rasés qui se tenaient mutuellement par la taille et un jeune homme qui devait avoir mon âge et sentait… la bière ?

La majorité des élus me jeta un coup d’œil étonné, certains me saluèrent d’un hochement de tête, d’autres me toisèrent en retroussant le nez. J’ignorai ces derniers, nonchalamment installé près de l’âtre, un sourire au coin des lèvres que je ne pouvais effacer. Shir lui-même m’avait proposé de participer au conseil, appuyé par la guérisseuse qui avait sauvé la vie de la fille de la cheffe de clan. Ljorn avait aussi approuvé du bout des lèvres, en réalité reconnaissant que j’eusse écarté son fils de son combat insensé contre sa sœur.

Les deux Valkov, contrairement à ce que je m’étais imaginé, avaient fini par s’inquiéter sincèrement pour leurs enfants et avaient mis de côté leur envie mutuelle de s’étriper. Ils étaient arrivés quelques minutes après moi sur la place centrale et s’étaient mis d’accord pour me sauter dessus afin de m’extirper des informations. Je leur avais bien évidemment indiqué où étaient leurs enfants, mais, aveuglés par la rage, la peur et la douleur, ils avaient eu le temps de me luxer l’épaule ainsi que de me couvrir d’ecchymoses et d’entailles superficielles pour plusieurs jours.

Mais ça en valait le prix pour voir leurs tronches atterrées face à Shir, songeai-je en retenant un rire, sincèrement amusé par le souvenir des mines dépitées et honteuses qu’ils avaient affichées en face de leur divinité protectrice. J’avais déjà expérimenté les colères divines, alors je n’avais pas été si impressionné par le coup de fureur qu’avait pris Shir en découvrant les blessures de Maëva et Jukaïs. Mais Korn comme Silja avaient blêmi face aux exclamations mentales du loup géant, prenant un air accablé mot après mot.

La matinée s’était écoulée dans une ambiance électrique, Silja et Ljorn tous deux assis à même le sol devant la maison de la guérisseuse qui détenait la vie de leurs enfants entre ses mains. Shir était resté lui aussi, autant pour les surveiller que pour prier Galadriel d’épargner la jeune génération de son clan. Avec le soleil d’après-midi étaient venues les bonnes nouvelles : Jukaïs n’était pas blessé grièvement à l’épaule et pouvait rentrer chez lui. L’état de Maëva était plus inquiétant, mais l’hémorragie avait été contenue et sa respiration avait retrouvé une certaine régularité.

Une fois sûrs et certains que leurs enfants allaient passer la nuit, Silja et Ljorn s’étaient de nouveau tenus face-à-face. Shir avait montré les crocs, les poils du dos hérissés des épaules à la queue, mais les deux adultes s’étaient contentés de se toiser dans un silence de haine brûlante. Puis, d’une voix étouffée par ses dents serrées, Silja avait proposé de repousser la réunion du conseil au lendemain matin. Soulagés, Ljorn et Shir avaient immédiatement approuvé avant de me proposer de participer. Silja s’était soulevée face à la décision puis ravisée lorsque la guérisseuse était intervenue pour approuver ma participation. Après tout, il aurait été déplacé qu’elle s’opposât à la volonté de la femme qui venait de sauver la vie de sa fille.


Une journée s’était écoulée depuis que Silja et Ljorn avaient combattu au milieu d’une ruelle à peine éclairée par les lueurs du jour. La colère s’était peut-être calmée, mais les ressentiments et les accusations mutuelles étaient toujours là. Frère et sœur ne se quittaient plus des yeux tandis que le calme tombait dans la salle. Bientôt, seuls le crépitement des flammes, les respirations plus ou moins discrètes et l’avenir du clan en suspens se firent entendre.

Comme le feu commençait à me brûler les joues, je m’éloignai de quelques pas et m’adossai au mur, bras croisés sur la poitrine. Sans mes sabres – les armes étaient interdites au conseil – je me sentais nu, même si la possibilité de faire appel à l’eau à tout instant me rassurait quelque peu. Sans compter que j’avais demandé à Mars d’attendre sur la coursive en lui confiant mes katanas, appréhendant un nouvel esclandre entre Ljorn et sa sœur.

— Conseil.

La voix tranchante et assurée de Silja coupa l’air comme une lame fend l’eau. Elle cessa d’agiter les doigts de sa main libre pour faire un mouvement du bras en tournant sur elle-même, englobant ainsi toute la pièce de son attention.

— Bonjour à toutes et à tous. Comme vous le savez, la réunion devait avoir lieu hier, mais certaines circonstances m’ont forcé la main. J’ai dû prendre les devants et me rendre chez Ljorn pour récupérer ma fille. (Elle conclut en plantant les yeux dans ceux de son frère, qui se raidit sur sa chaise en serrant les mâchoires.) Comme je détenais moi-même son fils, nous avons échangé nos enfants.

Les élus l’écoutaient sans broncher ni montrer signe d’approbation ou de refus. Les nouvelles avaient vite traversé le village et, à part les enfants trop jeunes pour comprendre, tout le monde devait être au courant. À vrai dire, j’étais même surpris que Silja expliquât ce qui s’était passé la veille sans omettre ses propres torts.

— La situation a dégénéré, j’ai blessé Jukaïs à l’épaule et un… une attaque déviée a touché Maëva à la poitrine. (Elle marqua une courte pause pendant laquelle ses traits se crispèrent de douleur.) Pendant que Ljorn et moi combattions… Achalmy est intervenu pour éloigner nos enfants de la zone de combat.

Comme la cheffe de clan glissait ses profonds yeux bleus vers moi, le groupe suivit son regard. Je me redressai et affrontai les expressions songeuses, reconnaissantes ou dubitatives des élus. Après m’être éclairci la gorge, je me redressai et lançai d’un ton plat :

— J’étais sorti me promener quand je suis tombé sur Silja. Je l’ai suivie et j’ai assisté à son combat avec Ljorn. Je peux donc confirmer ce qu’elle a expliqué.

Le vieil homme qui faisait tournoyer sa canne intervint avec une trace d’amusement surpris dans la voix :

— C’est le fils de Connor et Nikja ? (Comme le visage de Silja se plissait de stupéfaction, je compris que mon identité avait été gardée sous silence.) Il a la voix de son papa, mais son énergie nerveuse et impulsive ressemble en tous points à celle de sa maman.

Étrangement ému par le ton affectueux de l’homme, je l’observai plus attentivement. Ses yeux posés dans le vague et troublés par la cataracte m’apprirent qu’il était aveugle – pour ce qui était de la vision au sens commun, toutefois.

— Je suis leur fils, oui, acquiesçai-je d’un ton où perçait une pointe de fierté que je n’avais pas prévue. Et, avant que vous vous imaginiez que je viens compliquer les questions d’héritage, sachez que je suis pas intéressé pour diriger le clan Valkov.

Si la plupart des élus ne réagirent pas spécialement, une demi-douzaine soupira discrètement de soulagement. Avec un haussement d’épaules, j’enchaînai :

— J’y ai aucune légitimité : je suis pas né ici, j’ai pas grandi ici et je… j’ai même pas connu ma mère. Alors je souhaite pas m’engager auprès du clan pour espérer devenir chef un jour. (D’un regard franc, je fis le tour des seize personnes qui me faisaient face.) Tout ce que je souhaitais en venant ici, c’était apprendre à vous connaître, à mieux comprendre mon clan maternel.

Je fis une pause pour dévisager plus longuement Ljorn et Silja sans masquer mon irritation.

— Or, j’ai rapidement compris qu’il se tramait de sales choses en arrière-plan. (En redressant le menton avec hardiesse, j’affrontai sans ciller les regards luisants de colère de mon oncle et ma tante.) J’ai assisté en personne au combat de Silja et Ljorn. J’ai vu jusqu’où ils étaient prêts à aller. Faire couler le sang de son sang dans l’espoir de sauver son clan… c’est aussi tragique qu’honorable.

Je fis disparaître toutes traces d’admiration pour lâcher froidement :

— Mais impliquer mes cousins, alors qu’ils semblent tout juste saisir les enjeux qui planent au-dessus d’eux, ça a rien d’honorifique. Bien au contraire. Vous les avez inclus dans une bataille à laquelle ils n’ont pas voulu participer.

Je durcis ma voix en toisant tour à tour Ljorn et Silja du regard le plus tempétueux que je pusse arborer. D’après leurs expressions méfiantes, je compris que j’avais réussi à les rendre nerveux.

— La façon dont vous avez agi, c’est pas digne de Chasseurs. Pas digne de Nordistes. Pas digne de parents. (Je m’avançai d’un pas en projetant ma voix à travers toute la salle.) Vous devriez avoir honte. Tous les deux.

Alors que Silja me foudroyait du regard, lèvres pincées et narines frémissantes, Ljorn se leva soudainement, les épaules tendues et le visage plissé de fureur impatiente.

— Sors d’ici, gamin. Si c’est pour nous faire la morale, t’es pas le bienvenu. J’ai accepté que tu participes, car je pensais que tu pourrais faire comprendre à Silja ses erreurs grâce à ton point de vue extérieur.

— Vous vous imaginez qu’elle est la seule à porter les torts ? sifflai-je en retour, sarcastique.

Ce fut sûrement la goutte de trop, car je me retrouvai soudain avec un poignard de glace à un cheveu de la gorge. Je déglutis, ma pomme d’Adam frôlant la pointe gelée dans un frisson. Avant que j’eusse pu reprendre la parole, Silja posa une main sur le bras de son frère.

— Ljorn, arrête, tu ne…

— Lâche-moi, gronda-t-il en la repoussant brutalement.

Elle fit quelques pas en arrière pour rétablir son équilibre avec un air à la fois blessé et agacé.

— Ljorn, écoutons ce que le gamin a à dire, proposa l’une des deux Chasseuses qui s’étreignaient. Comme tu l’as toi-même relevé, il est extérieur au clan. Je suis d’avis à écouter ses propositions.

Certains élus hochèrent la tête dans un mouvement d’approbation. D’autres, moins nombreux, marmonnèrent entre leurs dents, mécontents. Silja s’approcha de nouveau vers son frère et, de force, lui fit baisser le bras. Elle ne me regardait pas, son attention fixée sur le visage tiré de Ljorn. Tous deux avaient des cernes après avoir passé une partie de la journée à se ronger les sangs pour leur progéniture. Leur nuit n’avait pas dû être plus reposante.

— Très bien, cracha Ljorn en se laissant tomber sur sa chaise. J’accepte de t’écouter, Achalmy. Considère ceci comme un remboursement de ma dette envers toi pour avoir sauvé Jukaïs.

Comme si je considérais mon cousin comme un moyen de paiement, songeai-je, amer et maussade. Je retins toutefois mes mots et me contentai de remercier mon oncle d’un hochement de tête.

— Je sais que tu as pas complètement tort, souffla Silja en grimaçant sans oser me regarder dans les yeux. J’ai agi impulsivement en allant chercher Maëva chez mon frère. J’étais tellement inquiète pour ma fille que j’aurais fouillé toutes les maisons du clan si nécessaire.

— Si vous étiez si inquiète pour votre fille, pourquoi avez-vous pas laissé tomber le combat dès que vous l’avez récupérée ?

Une étincelle de colère muette flamboya dans ses yeux d’un bleu sauvage. Sa mâchoire affirmée se contracta et sa ressemblance avec Ljorn me frappa soudain.

— Ljorn m’aurait attaquée dans le dos.

Celui-ci se redressa sur sa chaise, les yeux écarquillés d’indignation, le corps penché comme s’il allait bondir pour étrangler sa sœur. Il en rêvait sûrement.

— Silja, Ljorn, ça suffit, soupira le vieillard à la canne en fermant les paupières. Les rumeurs de votre combat ont déjà traversé tout le village. Et Achalmy est là pour les confirmer. Vous avez tous les deux eu tort : Ljorn, c’était indigne de capturer ta nièce pour en faire une otage. Silja, tu as été insensée en voulant tout régler de toi-même.

Le frère et la sœur n’osèrent piper mot face au vieil élu. L’homme avait dû connaître les chefs précédents et son âge lui accordait un respect instinctif de la part de ses cadets.

— À présent, par votre faute, Maëva et Jukaïs sont blessés. Le clan est plus déchiré que jamais. Certains continuent de penser que vous devrions garder nos traditions et laisser Maëva hériter, malgré ses capacités restreintes et le peu d’intérêt qu’elle a manifesté jusqu’ici pour la gouvernance. Mais il y a un autre courant de pensée au sein de nos gens et il serait aussi inconscient qu’indigne de l’ignorer. Ljorn en est le premier représentant.

Je remarquai sans mal les élus qui se rangèrent à cette dernière catégorie. Ils étaient sept sur les quinze, soit la moitié. La plupart avait moins de trente ans.

— Nous voulons diminuer les pouvoirs de Silja, expliqua Ljorn sans regarder sa sœur. Elle possède trop d’influence sur trop d’aspects de la vie de clan. Nombre d’entre-nous s’en sont lassés, surtout lorsque Silja est trop butée pour revenir sur des règles internes qui sont obsolètes.

— C’est notre histoire ! s’exclama la cheffe de clan en se tournant vers son frère, l’air stupéfait. L’héritage de nos ancêtres, de nos précédents chefs… Ils ont fondé le clan, instauré des principes pour nous permettre de profiter au mieux du don de Galadriel et de protéger le Mont. Comment peux-tu envisager de détruire tout ça ?

— C’est le passé, Sil, soupira l’homme en s’adoucissant un chouïa. Et ce n’est pas une question de destruction. Je parle d’adaptation. Shir… tu sais que Shir nous soutient, au fond. Lui aussi est déchiré par notre guerre civile. Sans compter sur les troubles qu’il manifeste depuis des mois.

— J’ai justement agi pour calmer ses humeurs, soupira Silja en baissant la tête. J’ai demandé à nos éclaireurs de repousser les serviteurs pour permettre à Shir de se reposer le plus possible.

Les élus échangeaient quelques messes basses entre deux échanges du frère et de la sœur. Je n’étais qu’à moitié surpris qu’ils ne prissent pas la parole à voix haute. Silja et Ljorn avaient une présence autoritaire naturelle et leur joute verbale ne favorisait pas l’intervention d’autrui. Sans compter que la cheffe de clan et son frère jetaient fréquemment des coups d’œil autour d’eux pour savoir qui les soutenait ou pas. Même s’ils ne demandaient pas directement l’avis de leurs interlocuteurs, ils s’assuraient de savoir vers qui tendaient les allégeances.

Les débats continuèrent. Je n’intervins pas spécialement, car je n’avais pas suffisamment connaissance de la situation. Je surpris quelques regards divaguer vers moi, comme pour me demander mon avis, mais on ne m’apostropha jamais directement.

Le feu avait eu le temps de n’être plus que cendres lorsque le conseil décida d’une pause. Il n’y avait pas eu d’avancées majeures, simplement les mêmes questionnements que les élus devaient débattre depuis des mois : Maëva, fille unique de l’actuelle cheffe de clan, devait-elle hériter ? Sachant que l’adolescente n’avait le goût ni des armes – elle prenait très rarement part aux expéditions en dehors du clan – ni de la politique – elle n’assistait pas au conseil et ne se prononçait pas publiquement auprès de ses pairs. Jukaïs, son cousin, était quant à lui un Chasseur reconnu et redouté au même titre que son père et sa tante. Les jeunes du village l’appréciaient, la génération d’avant le traitait comme leur fils et les anciens appréciaient son énergie. Mais il était aussi fougueux, souvent imprudent, pas toujours réfléchi. Le vieil homme à la canne avait d’ailleurs fait remarquer que Maëva et lui étaient très complémentaires. Quand le jeune homme festoyait bruyamment en prenant maladroitement des nouvelles des uns et des autres, Maëva faisait le tour des familles pour se renseigner sur leurs bonheurs ou malheurs récents. Jukaïs partait en expédition avec Ljorn, protégeait les abords du village. Sa cousine, pendant ce temps, participait aux travaux de rénovation annuels et animaient des ateliers d’arts manuels ou d’apprentissage des lettres. Malgré la remarque que lança le vieil homme, personne ne fit réellement attention à ses propos.

Dans ma tête, en revanche, des idées fleurissaient.


Quand certains élus commencèrent à frissonner, je sortis discrètement sur la coursive. Mars était accoudé à la balustrade, les fourreaux de mes sabres calés contre les barreaux à ses côtés. En me reconnaissant, il se redressa en souriant d’un air soulagé.

— Ils discutent depuis tellement de temps que je demandais si j’allais pas m’endormir.

— Désolé pour l’attente, grimaçai-je en m’installant près de lui sur la rambarde.

Quelques clients matinaux se remplissaient l’estomac d’omelette aux herbes et de pain frais. Derrière nous, les voix des élus nous parvenaient à travers la porte fermée, couvrant tout juste les cliquetis des couverts et des chopes. Je m’accordai deux longues minutes d’observation pour reposer mon esprit embrumé de vives discussions puis me tournai vers Mars.

— Notre feu s’est éteint, tu pourrais le rallumer ?

Il prit aussitôt un air de chien battu. Exactement le même air qui m’avait empêché de lui trancher la gorge des mois plus tôt, quand il s’en était pris à moi dans l’espoir de toucher une prime. L’idiot avait besoin d’argent pour acheter ses nécessaires de guérisseur, mais il faisait rarement payer pour ses services. En apprenant la belle somme promise par les Terres de l’Ouest pour ma capture, le bougre s’était donc lancé à ma poursuite et m’avait surpris sur le chemin de Vasilias. Son incompatibilité avec le combat et son inexpérience en termes de souffrances causées à autrui m’avaient rapidement sauté au nez. Bien que lassé par les attaques incessantes que je subissais à l’époque, je l’avais laissé en vie. Grand bien m’en avait fait, Mars m’avait sauvé la mise quelques jours plus tard en me libérant des troupes occidentales.

— Désolé, murmurai-je d’un ton sincère en baissant le nez. Mais t’inquiète pas, je retourne pas blablater au conseil. Je dois aller voir Jukaïs et Maëva.

— Ils se reposent, non ? Tu vas pouvoir les voir ?

— Je sais pas, reconnus-je en me baissant pour récupérer les fourreaux de mes katanas. Jukaïs devrait être en état de me parler. Pour Maëva… je verrai si on me laisse la voir.

Mars acquiesça avec une moue perplexe avant d’ouvrir timidement la porte du conseil. Il se figea en apercevant les regards perplexes des élus puis manqua trébucher quand je le poussai dans le dos. Avec un rictus contrit, je fis un petit signe à Silja.

— Mon ami va rallumer le feu. Pour ma part, je pense avoir assez entendu de cet échange. J’ai besoin de temps pour réfléchir et éventuellement apporter des conseils qui vous soient utiles.

La cheffe de clan ne réagit pas tout de suite, se contentant de me toiser avec raideur. Puis elle hocha la tête d’un minuscule mouvement de menton et bascula les yeux sur Mars. Mon compagnon s’était approché discrètement de l’âtre. D’un simple mouvement des doigts, il redonna vie aux flammes disparues depuis une vingtaine de minutes. La buchette de bois carbonisée s’affaissa sous le coup de la chaleur puis s’installa dans son lit de cendres pour finir de brûler.

— Merci, lança l’un des élus d’une voix soulagée alors que Mars me rejoignait.

— Avec g-grand plaisir, bredouilla ce dernier en exécutant le salut nordiste.

Je fronçai les sourcils en même temps que mes pairs puis décidai que la maladresse de mon ami était amusante. Avec un haussement d’épaules, je m’écartai pour laisser sortir Mars et englobai d’un coup d’œil l’ensemble du conseil.

— Je rendrai compte à Silja des conclusions que j’ai pu tirer. D’ici-là, je vous souhaite une bonne journée.

La plupart des élus me rendirent la politesse avant de repartir dans leurs débats. Sur la coursive, Mars était devenu aussi rouge que les braises qu’il avait ravivées quelques secondes auparavant.

— Tu t’es penché trop près du feu ? lançai-je d’un ton narquois, sachant pertinemment que c’était son embarras qui avait coloré ses joues et non la chaleur.

— La ferme, grommela-t-il dans son bouc en s’engageant derrière moi dans les escaliers grinçants. J’ai une faim de loup, on peut en profiter pour déjeuner ici ?

Je m’esclaffai alors que nous atteignions le rez-de-chaussée. Sourcils froncés et air pincé, Mars me fit face sans savoir que penser de mon expression enjouée.

— Du langage grossier, des métaphores animales… Tu deviens un vrai Nordiste, par Lefk.

Un sourire aussi gêné que crâneur redressa ses lèvres jusqu’au milieu de ses joues mal rasées.

— Du sang occidental, un pouvoir des terres australes, des techniques de guérison orientales et, bientôt, un langage du Nord… Je serai sans aucun doute un homme accompli.

Il rit à la perspective qui l’attendait, sincèrement ravi des différents horizons culturels qu’il avait explorés. Même si je savais qu’il ne se prendrait jamais réellement au sérieux, j’étais soulagé qu’il gagnât un peu confiance en lui. Il méritait qu’on reconnût sa volonté de fer et sa curiosité à toutes épreuves.

— Allez, soupirai-je en m’avançant au milieu des tables pour rejoindre le comptoir. Je te paie un petit-déjeuner, pour la cause.

Une exclamation réjouie me perça le tympan droit en me faisant grimacer. Certaines choses ne changeaient pas. Même si elles me cassaient les pieds à un moment, elles me réchauffaient le cœur à long terme. Et c’était le plus important.

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