Chapitre 6 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Terres du Nord.

Mars allait définitivement me rendre dingue.

Depuis que nous étions venus au secours de Dwell, deux jours plus tôt, mon compagnon de route avait réussi à s’occuper de trois autres Chasseurs blessés. La plaie de l’un d’eux avait encore fait diminuer notre réserve de bandages. Un autre avait vidé de moitié la fiole contenant les plantes médicinales destinées à la fièvre. Le troisième nous avait ralentis toute une matinée à cause d’une jambe cassée.

Je comprenais parfaitement l’appel que ressentait Mars à la vue d’un blessé. C’était le même qui me poussait à me battre, à me jeter dans les pistes enneigées pour sentir mon corps en éveil. Pour lui, s’occuper d’autrui relevait de la plus grande des satisfactions. Toutefois, nos réserves étaient limitées et peu de marchands voguaient sur mes Terres. Si nous voulions nous réapprovisionner en médicaments et bandages, il faudrait négocier avec des voyageurs croisés en route ou espérer tomber sur un petit bourg.

Or, notre deuxième journée de marche ne nous avait menés vers aucun village. Je n’étais pas encore réellement inquiété par nos réserves, mais, à ce rythme-là, il ne nous resterait pas assez pour soigner nos propres maux. Mars avait fait la sourde oreille lorsque je lui en avais fait part. Je lui donnais encore deux journées de test. S’il continuait à soigner le moindre Chasseur égaré, je serais obligé de lui poser un ultimatum : laisser tomber l’idée de s’occuper de chaque blessé croisé et m’accompagner jusqu’au bout de l’aventure, ou rester sur place à dépenser ses dernières réserves pour des inconnus sans exiger quoi que ce fût en retour.

Je gardais la pensée pour moi, mais mon visage fermé et mon mutisme devaient faire comprendre à Mars qu’il jouait dangereusement avec ma patience. Il avait deux jours pour me prouver qu’il pouvait se raisonner.


Nous nous étions emmitouflés près du feu, les restes de notre repas – un lièvre capturé au collet – encore sur la broche éloignée des flammes, lorsqu’un cri déchira l’air nocturne. Mars tressaillit et leva le nez, pâle et tendu, tandis que je me redressais lentement, paume sur le manche de Kan. C’était une voix féminine qui s’était exclamée. Une Chasseuse voyageait-elle près de nous ? Qu’est-ce qui avait déclenché sa peur ?

— Tu vas voir ? s’enquit Mars à voix basse en zieutant les alentours, nerveux.

Je ne répondis pas et tendis l’oreille dans l’espoir de détecter un autre bruit. Il y eut un craquement, comme une branche écrasée, puis de nouveaux cris. Le feu trahissait notre position ; si quelqu’un était en danger, il pouvait s’approcher de nous.

— Ne bougez pas ! beugla une voix masculine et lointaine dans l’obscurité de la nuit.

L’accent était nordiste. L’homme s’adressait-il à nous ? Avant que j’eusse le temps de me poser plus de questions, le crissement typique du métal contre le métal résonna près de notre campement. La femme qui avait crié quelques instants plus tôt hurla de nouveau. Mars bondit sur ses pieds, le visage parcouru de tics nerveux, et tourna la tête en tous sens.

— Julian !

Je fronçai les sourcils. D’après son accent, la femme qui criait devait être Occidentale. Voyageait-elle en compagnie d’un autre homme ? Étaient-ils attaqués par des bêtes sauvages et défendus par un Nordiste ?

— Mars, reste près du feu, lançai-je à mon ami avant de m’avancer vers l’origine des cris.

Le guérisseur serra les dents, visiblement mécontent de l’ordre que je lui avais jeté. Tant pis, de toute manière, il fallait quelqu’un pour surveiller nos affaires. Et pour assurer mes arrières.

— Vous avez besoin d’aide ? hurlai-je au noir qui m’entourait, espérant que je ne m’étais pas trompé de direction.

Quelques secondes s’écoulèrent avant que l’Occidentale ne beuglât avec frénésie :

— Au secours ! Au secou… (Sa voix s’éteignit avant la fin du mot. J’entendis des pas précipités, du froissement de tissu, de nouveau le crissement métallique, puis la femme reprit :) Julian, non ! À l’aide !

Cette fois-ci, je me jetai vers les bruits, dégainant Kan dans un même mouvement. Je lançai une bulle d’eau droit devant moi, dans l’espoir de tomber sur une éventuelle silhouette. Lorsqu’elle s’éloigna trop de moi, je la fis revenir puis la transformai alternativement en gaz puis en liquide afin de capter la lumière de la lune.

— Par ici ! lançai-je à la cantonade, espérant que l’Occidentale pût m’entendre. Trouvez la lumière !

Des grognements et des souffles bruyants m’entouraient, sans que je pusse identifier leur provenance exacte. Frustré, je fis naître autour de moi un brouillard épais, que je m’efforçai d’étendre dans le périmètre. Rapidement, une silhouette entra en contact avec mes particules.

— Par-là, par-là ! hélai-je en agitant la lame dénudée de Kan dans l’espoir que les reflets des étoiles et de la lune seraient visibles à quelques mètres.

Quelqu’un se mit à courir dans ma direction. Je me tendis, prêt à tout, puis reculai à temps pour ne pas percuter la femme qui fonçait vers moi. Elle se redressa rapidement, l’air hagard et terrifié, puis s’accrocha à mon col.

— Par pitié, aidez-nous.

C’était l’Occidentale. Sa tenue, que je devinais à la mode de l’Ouest sous son épaisse cape de voyage, la trahissait en plus de son accent. Son bonnet en laine était de travers sur ses cheveux blond doré. Ses yeux bleus – banals, pas d’Élémentaliste – me toisaient avec un mélange d’appréhension et de désespoir. Un liquide sombre tachait son épaule gauche – du sang ?

— Quel est le problème ? soufflai-je en m’efforçant d’apaiser la tension de ma voix.

— On… on a été attaqués, bredouilla la jeune femme en lâchant finalement mon vêtement. Julian… Julian est en train de se défendre, mais j’ai peur qu’il se fasse mortellement blesser.

— Vous n’êtes que deux ? Qui sont les assaillants ? Vous savez combien il y en a ?

Elle resta un instant silencieuse, me dévisageant ouvertement sous la carté de la lune. Son visage innocent, ses accentuations et son expression mortifiée me firent momentanément penser à Alice. Poings serrés, je chassai la princesse de mon esprit pour agripper l’épaule saine de l’étrangère.

— Répondez-moi ! Plus j’aurai d’informations, mieux je pourrai vous aider.

Tout en tressaillant, elle se décida enfin à m’expliquer la situation :

— Il n’y a que Julian et moi. Je n’ai vu qu’un seul homme nous attaquer et il était… (Elle hésita une seconde avant de poursuivre, l’air embarrassée :) C’est un Nordiste.

Que s’imaginait-elle ? Que je n’étais pas capable de soupçonner l’un de mes pairs d’attaquer un couple d’Occidentaux en voyage ? Que je n’allais finalement pas l’aider parce qu’elle était étrangère et que mon ennemi était un membre de mon peuple ?

Sottises, songeai-je avec aigreur, la colère faisant monter une tension bienvenue dans mon corps.

Bien au contraire, j’avais hâte de battre le fer avec ce Nordiste qui n’avait pas le courage d’attaquer en plein jour et attendait la nuit, période des lâches et des assassins, pour agir. Notre peuple n’était constitué ni de lâches ni d’assassins. Nous étions des guerriers et l’honneur érigeait notre réussite sociale. Je me sentais de le rappeler à ce Nordiste inconnu.


Sans réfléchir plus longtemps, je pris l’Occidentale par le bras et la menai vers notre campement, où Mars faisait les cent pas. Lorsqu’il nous vit arriver, il écarquilla les yeux puis s’exclama :

— Vous êtes blessée ?

Avant que la jeune femme n’eût pu répondre, je déclarai avec hâte :

— Mars, occupe-toi d’elle ! Je ne sais pas si le sang sur son épaule est le sien. (Alors que je tournais les talons, j’adressai un dernier coup d’œil à mon ami.) Protège-la !

Pâle, tendu, mais concentré, le guérisseur m’adressa un hochement de tête grave. Le manche de Kan bien ancré dans ma paume droite, je courus vers l’emplacement que j’occupais quelques secondes plus tôt. Des grognements, des pas et des claquements continuaient à emplir l’air. Ce fameux Julian était-il soldat pour avoir tenu aussi longtemps face à l’un de mes congénères ?

Me fiant à mon ouïe, je me rapprochai des deux combattants puis plantai les talons dans le sol rocailleux lorsque j’estimai les avoir repérés. J’attendis qu’une lame reflétât la lueur blafarde de la lune avant de me jeter en avant. Je distinguai l’Occidental du Nordiste grâce aux mouvements de leurs attaques puis m’interposai entre les deux en bloquant l’épée du Chasseur. Il jura tout bas de surprise tandis que l’étranger derrière moi hoquetait.

— Je suis de votre côté, soufflai-je rapidement en repoussant fermement l’assaillant.

— Enflure ! siffla celui-ci en reconnaissant mon accent et mes vêtements.

— Lâche, répliquai-je sans sourciller avant de lui asséner plusieurs coups vers la hanche. Tu devrais te sentir déshonorer de t’être pris à deux Occidentaux en voyage pendant la nuit.

L’homme s’assura que je n’allais pas lui taillader le flanc en réajustant sa garde avant de rétorquer :

— Tu devrais voir leurs bourses. Ces pue-le-parfum doivent être Nobles.

Il se trompait. La jeune femme ne l’était pas et le soldat n’avait fait appel ni au vent ni à la foudre. Il s’agissait sûrement d’un jeune couple en voyage de noces et qui avait économisé de quoi payer leur aventure. Évidemment qu’ils transportaient une certaine quantité de pièces sur eux.

— Je partagerai avec toi si tu m’aides à les abattre.

Sa proposition me figea sur place, aussi glacé que par une pluie d’hiver. Comment osait-il ? Ne lui restait-il pas la moindre trace de bravoure ? Pensait-il vraiment que j’allais retourner ma veste pour quelques pièces ?

L’idiot. J’aurai mon argent lorsque les Occidentaux se seront rendu compte que je leur ai sauvé la vie.

Irrité, je bondis violemment en avant, puis enchaînai plusieurs attaques frontales. L’homme résista vaillamment, jusqu’à ce que je déportasse soudainement la trajectoire de Kan sur la droite. Il abaissa vivement son épée, juste à temps pour bloquer ma lame. Puis le pic de glace que j’avais lancé de la main gauche alla s’enfoncer dans sa poitrine.

Il me jeta un regard stupéfait avant de faire un bond en arrière. Le sang gicla de sa plaie. Impassible, je le désarmai sans douceur puis marchai vers lui. Il recula en pressant une main contre le trou à sa poitrine, m’insultant sans discontinuer.

— Que choisis-tu, Chasseur ? grognai-je d’un ton sec en ramassant son épée pour la lui tendre. Duel à mort ?

— Va crever, cracha-t-il en m’adressant un annulaire dressé, insulte que l’on réservait d’habitude aux Occidentaux pour nous moquer de leur anneau conjugal.

— Bats-toi alors, répliquai-je avec mépris en lui lançant sa lame.

Il la rattrapa pour se jeter violemment sur moi. Je l’évitai en glissant de côté, coinçai ma cheville dans la sienne pour le déséquilibrer puis tapai son dos avec le manche de Kan. Il s’écrasa au sol sans douceur puis roula de côté pour esquiver le sabre qui fusait vers lui. Je remontai mon poignet avant que ma lame ne ripât contre la terre et piquai vers son épaule. Un sifflement de douleur répondit à mon geste. Tandis que le Chasseur se redressait péniblement, haletant, je remarquai que l’air ambiant était plus opaque. La faible lumière des astres nous atteignait à peine. Maîtrisait-il la forme gazeuse de l’eau ?

Une nouvelle vague de colère m’envahit lorsque je notai que le brouillard était de plus en plus épais. L’enflure allait sûrement tenter de fuir.

— Lefk te punira pour ta lâcheté ! assenai-je avec véhémence tout en courant vers le Chasseur.

Il me fallut quelques secondes pour le repérer à travers la brume. Dès que son corps se dessina au milieu des volutes sombres, je lançai Kan dans un mouvement rotatif. Il glapit de douleur lorsque son épée céda sous mon coup féroce. Profitant de sa garde exposée, j’enfonçai mon pied dans sa cuisse puis mon coude dans sa poitrine déjà meurtrie. Il grogna, tenta de me taillader le flanc, mais je repoussai son bras à temps. Nos regards se croisèrent une demi-seconde avant que Kan ne plongeât dans son cœur. La lame s’arrêta avant de ressortir de l’autre côté et je me servis de mon élan pour le pousser jusqu’au sol. Ses poumons relâchèrent brusquement leur souffle tandis que son sang coulait sur mes doigts.

— Ordure, murmura-t-il dans un dernier soupir furieux avant de geindre de douleur.

Le visage fermé, les muscles encore tremblants d’animosité, je me redressai et le toisai de toute ma hauteur. Je n’allais faire preuve ni de pitié ni de compréhension pour un Chasseur de si bas étage. Je retirai sans douceur ma lame de sa poitrine, essuyai le sang avec des brindilles puis rangeai consciencieusement Kan. L’homme crachota un filet de salive ensanglantée puis haleta un moment. Lorsque son cœur s’arrêta enfin, je récupérai deux pièces d’argent dans sa bourse – il n’était effectivement pas bien riche – puis agrippai l’épée usée dont il s’était servi.


Je retrouvai Julian quelques mètres plus loin. L’Occidental était encore en position de combat, le bout de son épée se baissant et remontant au rythme de sa respiration hachée. J’approchai en levant les mains en signe de paix.

— Julian ? lançai-je d’un ton hésitant.

— O-Oui ? bredouilla l’homme en abaissant légèrement sa lame. Je… je vous remercie de m’être venu en aide. Je n’étais pas certain d’être capable de le défaire tout seul.

— Je vous en prie, soufflai-je en avant de lui indiquer la lueur du feu que Mars et moi avions allumé. Votre compagne attend là-bas avec mon ami.

— Charlotte va bien ? s’enquit aussitôt le jeune soldat en accélérant la cadence.

Lorsque nous approchâmes du campement, il laissa le soulagement l’envahir et se précipita pour prendre sa compagne dans ses bras. Elle poussa un glapissement de joie en l’étreignant à son tour. Comme j’avais toujours l’épée du chasseur glissée dans ma ceinture, je la retirai et la tendis à la jeune Nordiste, dont les yeux bleus étaient brouillés de larmes.

— C’est l’arme du Chasseur qui vous a agressé. Récupérez-la, elle vous sera peut-être utile.

Le soldat était armé, mais pas sa compagne. Lèvres plissées, elle hocha la tête avec raideur avant de récupérer l’épée du bout des doigts. Sa main sembla minuscule autour de la garde, mais elle la tint fermement.

— Merci… Je ne sais pas si Julian et moi serions indemnes si vous vous n’étiez pas intervenu. (Elle posa la main sur le bras de son époux, ensanglanté jusqu’au coude, puis adressa un regard implorant à Mars.) Je suis désolée de vous demander ça, mais est-ce que vous pourriez le soigner ?

Mon ami m’adressa une paire d’yeux suppliants. Je soupirai avant d’agiter la main.

— Je vous ai sauvé, je compte bien aller jusqu’au bout de ma tâche.

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