Chapitre 7 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, Ark Sak, Mor Avi.

Le tigre de Lau Dih bondit devant elle en feulant. Tout aussi vive, elle s’accroupit en levant les bras pour se protéger le visage. Soraya avait déjà brandi ses poings enflammés pour effrayer les rapaces. Quant à moi, je m’entourai d’une bulle d’air pour empêcher les faucons de m’atteindre.

— Ark Shan, s’exclama Lau Dih d’un air abasourdi. Tu outrepasses tes droits ! Je n’ai pas attaqué ton Sanctuaire, ni ta personne… Tu enfreins les lois de Rug Da !

— Et toi, que penses-tu être en train de faire ? siffla le Gardien en retour, deux faucons perchés sur ses épaules sévères. Tu amènes deux païennes dans mon Sanctuaire tout en laissant le tien sans défense. Qui est le plus impie nous deux, Lau Dih ?

— Le Lau Sak est gardé par mes deux paires ainsi que par les tigres sacrés, je ne me fais aucun souci, répondit l’Avirienne d’un ton ferme. Ark Shan, la violence ne nous mènera à rien. Nous ne sommes pas des barbares. Nous prônons la spiritualité par la connexion avec la faune et la flore.

— Les animaux sa battent lorsqu’ils se sentent menacés, gronda l’homme en s’avançant impérieusement vers la Gardienne. Je sais que tu es une pacifiste, Lau Dih, mais ces deux Oneiriannes te manipulent.

Comme Soraya ne maîtrisait pas très bien l’avirien, elle suivait l’échange d’un regard nerveux, le corps tendu comme une corde d’arc. J’avais peur qu’elle décochât sa flèche d’une seconde à l’autre.

— Je suis parfaitement lucide, soupira Lau Dih en surveillant les rapaces qui voletaient autour de nous. Si Alice et Soraya voulaient sincèrement porter préjudice à Rug Da ou à l’une de ses essences, elles auraient déjà essayé. Et elles n’auraient pas eu l’affront de venir me voir pour demander mon soutien. Elles sont dotées de bonnes intentions, mon frère.

— Je ne suis pas ton frère, cracha aussitôt Ark Shan en reculant, comme si les propos de Lau Dih l’avaient blessé. Et connaissant ta naïveté, ces deux enfants pourraient très bien être en train de t’utiliser pour parvenir à leurs fins.

— Nous ne sommes pas des enfants, intervint Soraya, qui avait compris ce bout de phrase. Alice et moi sommes peut-être jeunes, plus jeunes que vous, mais nous avons vu et vécu beaucoup de choses. Peut-être plus que vous.

Le Gardien partit d’un rire incrédule qui secoua sa cage thoracique et fit s’envoler quelques oiseaux dans les branches au-dessus de nos têtes. Une plume noire se déchiqueta au contact de la bulle d’air qui m’entourait. J’adoucis aussitôt la puissance des vents jusqu’à ne laisser qu’un souffle tournoyer autour de mes chevilles.

— C’est une plaisanterie ? finit par susurrer Ark Shan une fois son rire calmé. Pour qui te prends-tu, Oneirianne ? Tu n’as absolument aucune idée de ce qu’on ressent à être le fidèle de Rug Da. La félicité et la complétude apportées par le toucher d’Ark sur notre askil. Vous ne connaîtrez jamais ça, car vos Dieux sont des êtres éteints et silencieux.

Une bourrasque de colère et d’orgueil blessé s’engouffra dans ma poitrine. Je serrai les poings pour en calmer l’assaut. Toutefois, les mots s’échappèrent de mes lèvres avant que je pusse les retenir :

— Nos Dieux sont tout aussi réels que le vôtre. Ils n’ont peut-être pas la même essence et ne sont pas priés dans des temples. Au quotidien, nous n’entendons pas leur voix, nous ne… sentons pas leur toucher.

Je relâchai mon emprise sur le courant autour de mes jambes pour le lancer en brise amicale auprès des deux Gardiens. Lau Dih m’adressa un regard étrange, intense, soulagé, effrayé. Ark Shan recula en sifflant comme si un serpent l’avait mordu.

— Pourtant, c’est le Dieu Aion, le maître de la matière et des éléments, qui m’a permis de manipuler le vent et les éclairs. (Prudemment, j’avançai d’une dizaine de pas puis attendis quelques secondes :) Eon et Kan, les jumeaux de l’Espace et du Temps, m’ont offert la sensation de voyager et la certitude du changement à venir.

J’apposai une main sur mon cœur tout en ramassant la plume déchirée qui était tombée au sol.

— Enfin, Galadriel et Lefk veillent à ce que chacun profite de son temps sans outrepasser sa chance.

Soraya avait baissé les poings, hochant la tête avec approbation au rythme de mes mots. Lau Dih m’adressa un sourire large et empreint de respect. Ark Shan s’esclaffa avec mépris.

— C’est bien ce que je disais… Vos Dieux sont archaïques, simplistes. Et ils imposent à vos peuples de croire en eux ; vous n’avez pas d’autres possibilités que ces cinq Divinités Primordiales.

— Nous sommes libres de croire en ce que l’on veut, répliquai-je avec plus d’assurance que je ne croyais en posséder. Nos Dieux sont conscients de leurs erreurs passées. Ils savent que la nature humaine est prompte à trahir. Mais ils savent aussi que nous pouvons aussi faire preuve de patience et de générosité. Nos Divinités protectrices sont complexes et puissantes. C’est pour cela qu’elles ne s’offrent pas à nous comme peuvent le faire les essences de Rug Da.

Je me tus, le cœur battant, les joues chaudes, mon ventre tordu dans une étrange satisfaction. Les faucons s’étaient calmés et la plupart avait rejoint des branches ou rebords pour se reposer. Même Soraya n’avait plus les mains en feu.

— Est-ce que tu es en train de sous-entendre… reprit Ark Shan d’une voix lente et grondante, que Rug Da et ses facettes ont moins de pouvoir et d’ancrage que vos divinités ?

— Non ! m’exclamai-je aussitôt en grimaçant. C’est simplement qu’il n’est pas dans la nature de nos Dieux de se montrer à nous, car leur vitalité vient en partie de l’aura de mystère et d’inaccessibilité qui les entoure.

Un masque de mépris mêlé d’irritation impatiente tirait les traits sévères d’Ark Shan. Il laissa traîner son regard austère sur moi quelques secondes supplémentaires avant de toiser Lau Dih.

— J’imagine que ce n’est pas simplement pour leur faire découvrir nos Sak et nos croyances que tu les accompagnes, maugréa-t-il en croisant les bras d’un air désabusé.

— Effectivement, répondit tranquillement la Gardienne en lissant le pelage hirsute sur la nuque de son tigre sacré. Je les accompagne dans une quête qui les mène au Kol Sak. Je tenais à faire le voyage avec elles pour leur indiquer le chemin, mais aussi pour les soutenir si les différences de culture les bloquaient. Exactement comme en ce moment.

Un nouveau claquement de langue dédaigneux nous parvint. Avec un geste désinvolte du poignet, Ark Shan fit demi-tour, avant de lancer d’une voix étouffée :

— Comme je te l’ai proposé, Lau Dih, toi et ton tigre pouvez profiter du Sak pour la nuit. Mais pas les deux païennes.

Sans attendre de réponse de la part de la Gardienne, il disparut dans l’obscurité des temples.


Lau Dih préféra dormir avec nous à la belle étoile. Je l’en remerciai, mais la Gardienne m’assura que son choix relevait aussi en grande partie de l’attitude d’Ark Shan à son égard. Qu’elle n’avait aucune envie de passer la nuit dans un Sak aussi peu enclin à accueillir les visiteurs.

Nous nous éloignâmes d’une centaine de mètres de l’Ark Sak pour être certaines que ses Gardiens ne nous accuseraient pas de corrompre leurs terres sacrées.

— Tous les Gardiens que nous allons croiser seront comme ça ? maugréa Soraya au bout de longues minutes de silence.

Lau Dih nous toisa d’un regard à la fois triste et étonné. Ses yeux de bronze luisaient doucement dans la lueur des flammes, mais ils semblaient avoir perdu une partie de leur chaleur.

— Non, finit-elle par déclarer fermement. Je savais que l’Ark Sak avait des habitudes d’accueil des pèlerins plus restrictives que mon Sanctuaire ou que d’autres Sak de la Faune et de la Flore. Toutefois, je ne m’attendais pas à un refus aussi sévère.

— Peut-être ont-ils eu de mauvaises expériences par le passé ? supposai-je d’un ton hésitant en faisant tournoyer une pomme entre mes mains.

— C’est déjà arrivé, acquiesça Lau Dih en hochant la tête. J’ai moi-même été témoin d’Oneirians outrepassant les règles de courtoisie et de diplomatie. Il s’agissait de marchands Sudistes, dont l’intérêt pour nos sculptures et nos outils de prières était déplacé. Nous leur avons simplement demandé de reporter leurs négociations commerciales à d’autres circonstances. Ils ont accepté.

— Évidemment, grommela Soraya en croisant les bras sur sa poitrine d’un air revêche. Mon peuple n’est pas sauvage non plus.

L’Impératrice baissa légèrement le menton et souffla du bout des lèvres :

— Mais… je suis désolée que vous ayez été importunés par des marchands de mes Terres.

L’entendre s’excuser me laissa étonnée un instant. Soraya était une jeune femme fière et débordante d’assurance. Elle ne s’était guère remise en question au cours de son règne et seule la prise du pouvoir par son frère l’avait ébranlée dans ses convictions. Depuis, elle semblait prendre conscience de ses erreurs et des fautes qu’un individu pouvait commettre à l’encontre d’un autre.

— Tu n’es en rien responsable de ceci, la rassura Lau Dih avec un sourire bienveillant. Pas plus que je ne suis responsable du traitement que vous a réservé Ark Shan. Faire des généralités ne mène pas à grand-chose, si ce n’est aux amalgames.

Soraya et moi restâmes bouches-bées devant son vocabulaire recherché. Consciente de notre admiration, Lau Dih rougit légèrement en souriant.

— Il n’y a pas d’autres Sanctuaires sur la route directe au Kol Sak, reprit la Gardienne à voix basse. J’espérais pouvoir faire le plein de vivres à l’Ark Sak. Nous allons sûrement devoir faire un détour pour nous procurer de la nourriture.

— Un long détour ? geignit Soraya en mordillant faiblement un grain de raisin.

— De quelques jours tout au plus. Il y a l’Uko Sak, au sud de notre position actuelle. Le Jala Sak se situe à peu près à égale distance, en direction du nord-ouest.

Le Sanctuaire de la Rose et celui du Renard. Je me demandai si ce dernier avait des renards sacrés au même titre que le Lau Sak. Est-ce qu’ils approchaient les visiteurs ?

— Alice ? souffla Lau Dih en posant une main sur mon bras. Tu te sens bien ?

— Oui, oui, répondis-je rapidement en récupérant la pomme que j’avais laissée rouler au sol pendant ma rêverie. Je suis juste un peu fatiguée.

— Tu t’es mise à sourire toute seule, les yeux dans le vague, prit soin de préciser Soraya d’un air pensif. Tu rêvais de ton Chasseur ?

Comme à chaque fois qu’elle mentionnait Achalmy, je ne pus lui cacher ma gêne.

— Je pensais aux renards, avouai-je à mi-voix, le nez baissé pour masquer mes joues roses. Je me demande si le Jala Sak a des renards sacrés comme Gardiens.

— Tout à fait, affirma Lau Dih en m’adressant un sourire amusé. Nous pourrons les voir si nous choisissons de nous y rendre pour nous réapprovisionner. (Une étincelle s’alluma dans ses iris de bronze, mais sa voix ne perdit en rien son sérieux lorsqu’elle poursuivit :) Qui est le Chasseur mentionné par Soraya ? Une connaissance commune ? Est-ce qu’il est au courant de votre quête ?

Je n’aurais jamais cru qu’Al fut l’un de nos sujets de conversation. Pétrifiée, je restai silencieuse un moment, ne sachant quoi faire. Lau Dih ne connaissait qu’une partie de l’histoire de nos Dieux, déchus ou exilés. Je lui avais avoué que d’autres Humains avaient aidé à vaincre Calamity, sans préciser leur identité. Je ne voyais pas quel mal je pourrais faire en avouant qui était Al et, pourtant, j’avais l’impression d’ouvrir une partie de mon cœur en parlant de lui.

— C’est le futur roi de l’Ouest, chuchota alors Soraya d’un air conspirateur.

Cette fois-ci, le rouge me grimpa jusqu’aux cheveux. J’ouvris la bouche pour protester, mais Lau Dih se prêta au jeu en portant les mains à ses lèvres.

— Oh ! Mais les Chasseurs ne sont-ils pas Nordistes ?

— Mais il est Nordiste, acquiesça Soraya d’un air mortellement sérieux. Pour tout dire, on ne fait pas plus homme-de-glace que ce Chasseur.

L’Impératrice glissa un regard narquois dans ma direction en découvrant ses canines d’un rictus moqueur.

— Il faut croire qu’Alice se moque bien des origines. Et je pense qu’elle a raison. Son Chasseur est un peu rustaud, mais il a un certain charme.

— Nous ne m’aviez pas dit que vous étiez fiancée, souffla Lau Dih avec un sourire ravi. Je vous souhaite beaucoup de bonheur !

Je n’étais pas certaine de ma réaction dans les secondes à venir : allais-je me mettre à pleurer ou à rire ? Une boule d’angoisse mêlée de gêne bloquée contre la glotte, je pris le temps d’avaler quelques gorgées d’eau avant de murmurer d’une voix encore étranglée :

— Achalmy et moi ne sommes pas fiancés. Nous... sommes juste amis.

— Tu as une drôle de conception de l’amitié, s’étonna Soraya d’un air bougon. Les personnes que je regarde comme tu regardes ce Chasseur, je les retrouve dans mon couchage.

— Soraya !

Elle s’esclaffa de mon air outragé. Intriguée, Lau Dih nous observait en silence, n’y comprenant sûrement pas grand-chose. L’Impératrice reprit son sérieux avant de lancer :

— Ils ne sont peut-être pas fiancés, mais la future reine occidentale aura peut-être déjà un héritier à présenter à son peuple lorsqu’elle montra enfin sur son trône.

Cette fois-ci, je n’eus ni envie de pleurer, ni de rire. Furieuse, je me levai brusquement, adressai un regard foudroyant à la Sudiste et sifflai :

— Soraya, tu n’éprouves peut-être aucuns remords à fréquenter tout ce que tu croises, mais je ne suis pas aussi volatile que toi. Mes sentiments et ce que je souhaite passent bien après les besoins de mon peuple. Car je ne suis pas aussi légère et égoïste que toi.

Haletante, je la toisai en silence encore quelques secondes, prenant conscience de mes propos en même temps qu’elle. Dire que, quelques mois plus tôt, j’avais fui mes Terres pour échapper à un mariage diplomatique. À ce moment-là, je ne pensais qu’à mon avenir, pas à celui de l’Ouest. Je faisais des reproches à Soraya, mais j’avais adopté le même comportement qu’elle en fuyant mes devoirs. Malgré tout, je voulais croire qu’aujourd’hui, j’étais digne d’être reine et de la confiance de mon peuple. J’étais prête à sacrifier mon bonheur personnel pour la pérennité d’Oneiris et de mon royaume.

Les traits déconfits, Soraya ne pipait mot, la bouche plissée. Je me détournai de son expression affligée et m’enfonçai dans les bois. Cette fois, j’avais bien envie de pleurer.


Le lendemain matin, nous prîmes la direction de l’Uko Sak, dans l’espoir de remplir nos sacs de provisions. Le Jala Sak étant à l’exact opposé du Kol Sak, nous préférâmes le Sanctuaire de la Rose à celui du Renard. Tant pis pour mon envie de découvrir les canidés sacrés.

Depuis notre dispute d’hier soir, Soraya et moi ne nous adressions plus la parole. J’étais déroutée par cet éloignement, mais encore trop en colère pour envisager de lui présenter des excuses pour mes propos crus de la veille. Je m’étais sentie insultée par ses sous-entendus. J’avais conscience des différences de mœurs entre nos peuples, mais elle aussi. Elle s’était oubliée en pensant qu’un membre de la famille royale pouvait avoir partagé la couche d’un étranger hors mariage. Si les Impératrices du Sud étaient réputées pour avoir engendré des enfants aux pères bien différents, les dirigeants de l’Ouest mettaient un point d’honneur à respecter leurs vœux de fidélité.

Diplomate, Lau Dih nous traitait impartialement, adressant la parole aussi bien à l’une qu’à l’autre. Elle n’avait pas essayé de nous réconcilier, mais je la soupçonnai d’y réfléchir en silence. Cette situation devait aussi lui peser et je me sentais terriblement coupable de lui imposer notre dispute. Elle avait quitté son rôle et ses repères pour aider deux inconnues à trouver la piste d’une Déesse disparue. Tout ce que Soraya et moi lui avions offert, c’était un échange de propos destinés à blesser.


En fin de journée, Lau Dih estima que nous arriverions à l’Uko Sak dans un ou deux jours, en fonction de notre rythme de marche. L’humeur morose que Soraya et moi avions imposée au groupe nous ralentissait inconsciemment. Tandis que je faisais le tour des bois près de notre campement en quête de baies comestibles, je réfléchissais à un moyen de nous réconcilier. Nous n’étions plus des enfants ; si Soraya ne voulait pas réaliser le premier pas, alors je le ferais. Notre quête était trop importante pour que de simples propos nous en éloignassent.

Mes mains étaient pleines de fruits lorsque je retrouvai mes compagnes près du feu. Soraya était partie remplir nos gourdes à un ruisseau voisin, mais Lau Dih était penchée au-dessus d’un petit faitout où mijotaient morceaux de lièvre, navets, carottes et jeunes pousses aromatisées au romarin.

— Je vais demander pardon à Soraya, annonçai-je sans préambule en déversant mes trouvailles dans un bol. Je ne veux pas vous imposer notre dispute plus longtemps.

— Je pense que Soraya est en train de se dire exactement la même chose, souffla la Gardienne d’un air complice. Elle paraît très fière, mais elle est aussi très soucieuse de ce que l’on pense d’elle… surtout de ton avis.

— Mon avis ? répétai-je sans le croire vraiment.

— Elle t’admire, Alice. Tu possèdes des qualités qui lui font défaut. Ta patience, ta bienveillance, ton altruisme… tout ceci n’est pas inné chez elle, mais elle le voudrait. C’est une jeune femme plus vulnérable qu’elle ne le laisse paraître.

Je restai un moment coite, à la fois subjuguée et atterrée par les propos de Lau Dih. Soraya, m’admirer ? C’était le monde à l’envers !

— Moi aussi, je l’admire, repris-je d’un ton faible. Elle a de l’assurance, elle assume ses choix et ses idées, elle est plaisante et charismatique…

Un raclement de gorge discret me fit brusquement lever la tête. Soraya se tenait là, à la lisière de la lueur des flammes. Nos gourdes entre les bras, son expression embarrassée et sa posture raide nous indiquaient qu’elle avait tout entendu.

— Je suis désolée, Alice, finit-elle par déclarer d’un air grave en s’approchant de nous.

Avec des gestes précautionneux, elle déposa les gourdes puis s’installa sur sa couverture, l’air coupable, les yeux dans le vide.

— Je n’aurais jamais dû sous-entendre que tu fréquentais Achalmy au-delà de ce que les mœurs occidentales imposent. Je vous ai vus ensemble ; votre attirance réciproque crève les yeux, mais il est évident que vous refrénez vos sentiments. (Elle planta ses iris de miel sombre dans les miens, ce qui me raidit la nuque malgré moi.) Pour ceci, je t’admire. Je suis incapable de résister. Je me laisse aller à mes émotions, à mes envies, à mes dégoûts… je ne fais que ce dont j’ai envie, quand j’en ai envie, avec qui j’en ai envie. Je ne fais guère d’efforts et je ne supporte pas d’aller à l’encontre de mes idées.

Elle observa ses paumes, vierges de cals dus au travail ou à l’entraînement, puis sourit avec dépit.

— Une vraie petite protégée incapable. Je me moque de toi, Alice, mais on t’a au moins enseigné les bases de l’art guerrier, les chiffres, les langues, la diplomatie… Moi, je sais négocier ce dont j’ai envie et c’est tout.

Elle pinça les lèvres si fort que je la soupçonnai de retenir ses larmes. J’étais sincèrement peinée par sa confidence. J’étais si concentrée sur les qualités qu’elle possédait et que j’enviais que j’en avais oublié ses faiblesses. Les rumeurs disaient donc vrai : depuis toujours, Soraya Samay ne vivait que selon ses propres directives, sans se soucier de son entourage politique, des attentes de son peuple, des règles de diplomatie. Une Impératrice égoïste dont les œillères l’avaient à la fois cachée et protégée de la réalité.

Je compatissais à son sort. Je m’étais souvent plainte du manque d’apprentissages en tout genre dont je souffrais. Pourtant, je me sentais étonnamment polyvalente comparée à Soraya.

— Je suis désolée, moi aussi, finis-je par murmurer en m’approchant d’elle. Je me suis laissé aller en t’insultant. Ce n’est pas digne d’un membre de la famille royale.

La Sudiste m’adressa un sourire dépité et un regard brouillé. Elle devait se sentir terriblement perdue, au milieu d’un continent inconnu, sans la promesse d’un foyer accueillant une fois de retour à Oneiris. Après tout, après avoir été poussée du trône par son frère, que lui restait-il au Palais d’Or ? Un aîné froid et calculateur, dont l’ambition était de renverser les coutumes sudistes afin de sauver son empire. Des conseillers impériaux hostiles à son retour, car craignant la nonchalance de la sœur. Un peuple prêt à lui pardonner ?


Un grondement sourd me tira de mes réflexions. Étonnée, je jetai un coup d’œil au tigre de Lau Dih, qui venait de se redresser et montrait les crocs à la nuit. Non ; une silhouette approchait. Je me raidis, inquiète, avant de ma raisonner : ce n’était peut-être qu’un voyageur…

— Qui va là ? lança Lau Dih en touchant doucement l’épaule de ton animal sacré pour le calmer.

La silhouette s’avança jusqu’à ce que les flammes pussent l’éclairer. C’était une femme aux courts cheveux noirs et à l’air sévère. Ses chausses disparaissaient sous sa tunique, elle-même surmontée d’une pèlerine en peau de mouton. Incapable de lui donner un âge ou de deviner ses intentions, je restai silencieuse tandis qu’elle nous toisait l’une après l’autre.

Elle finit par plisser les yeux en se penchant vers moi.

— Alice Tharros, je présume ? Je vous cherchais. (Lau Dih entrouvrit la bouche d’un air étonné lorsque la femme s’approcha encore du feu. Elle semblait l’avoir reconnue.) Je suis Kol Zou, une Gardienne du Kol Sak. Il était temps que nous nous retrouvions, enfant du Temps.

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