Chapitre 1

9 minutes de lecture

Tout était une question d’équilibre.

Alors qu’elle posait son pied droit sur la poutre, Seema se le répétait encore une fois. Elle devait rester concentrée. Respirer. Ne pas regarder vers le bas.

Oups !

Elle avait regardé vers le bas. Le sol lui sembla se rapprocher dangereusement.

— Respire, Seema, respire…

Un croassement lui fit relever les yeux.

En face d’elle, Kara, sa corneille, cherchait à attirer son attention. Sa fidèle amie savait qu’elle avait le vertige et voulait l’aider à se concentrer sur le trajet qui lui restait à faire. Elle était posée sur le rebord d’une terrasse et battait de ses ailes dans le vide.

— Oui, je sais ! Ouvrir les bras pour m’aider à garder l’équilibre. Tu m’excuseras si je ne suis pas aussi douée que toi !

Seema fit un pas en avant. Puis un autre. Alors qu’elle allait se risquer à glisser le regard vers le bas, Kara croassa à nouveau, l’obligeant ainsi à ne pas s’arrêter. Encore quelques foulées et voilà que Seema arriva, saine et sauve, de l’autre côté de la poutre. Soulagée d’avoir réussi, elle se laissa retomber au sol et tenta de reprendre le contrôle sur sa respiration qui trahissait l’angoisse qu’elle avait ressenti quelques instants plus tôt.

— Rappelle-moi pourquoi je fais ça, déjà ?

Kara grimpa sur sa poitrine et bèqueta gentiment son chemisier en coton.

— Je sais… parce que Le Pouce a promis de me donner un joli petit paquet de pièces d’or si je lui ramène ce qu’il m’a demandé.

Seema se redressa brusquement et se remit debout en sautant sur ses pieds.

— Bien ! Ce n’est pas tout ça, mais j’ai un travail à faire, moi !

Devant la porte, la jeune femme détacha deux épingles de ses cheveux et les inséra dans la serrure afin de la crocheter. Quelques mèches brunes tombèrent sur son visage, tandis qu’elle s’affairait à ouvrir le verrou. La langue coincée entre les dents, ses yeux vairons scintillèrent lorsqu’elle entendit le petit cliquetis caractéristique de sa réussite. Seema récupéra sa sacoche posée au sol et sa corneille sur l’épaule, s’engouffra dans l’appartement.

À l’intérieur, la lumière du jour passait difficilement à travers les volets fermés. La jeune femme sortit alors un briquet à mèche de sa poche et alluma une flamme. Seema savait ce qu’elle devait chercher, Le Pouce lui avait montré un dessin du bijou. Elle traversa le salon sans prêter attention au mobilier de grande valeur et se dirigea directement dans le couloir où devaient se trouver les chambres.

Ce n’était pas son premier vol et Seema savait que les gens préféraient garder leurs bijoux dans la pièce où ils dormaient. Elle avança, évitant habilement les canapés et fauteuils en tout genres.

Qui a besoin d’autant de meubles ?

Sous son pied, le parquet grinça. Elle se figea un instant, esquissa une grimace. Elle savait qu’il n’y avait personne dans l’appartement, mais elle préférait éviter qu’un voisin n’entende du bruit. Son objectif était simple : récupérer ce que Le Pouce allait la payer pour sans que l’on puisse dire qu’elle était passée par là.

Seema était jeune, mais elle était douée. Elle avait très vite dû apprendre à se débrouiller toute seule. Quand on vit dans la rue, c’est une obligation. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Seema avait toujours fait partie des Enfants Abandonnés. Elle ne savait pas d’où elle venait, qui avaient été ses parents… Elle avait grandi avec les autres, s’était fait une place, coûte que coûte. La vie avait été difficile et elle avait connu des hivers rudes… Mais elle avait dorénavant trouvé un équilibre.

Seema tourna la tête et aperçut Kara en train de picorer une grappe de raisin.

— Chhh ! Tu fais quoi ?

La corneille descendit aussitôt, sautilla jusqu’à elle et la suivit dans le couloir. Seema ouvrit alors une porte mais la referma aussitôt. La salle de bain. Elle en ouvrit encore deux autres avant de trouver la pièce qui l’intéressait. La jeune femme se faufila à l’intérieur et fit un rapide tour de la chambre. Kara voleta pour se poser sur son épaule et frotta son bec dans son cou.

— Bon… Si j’étais riche et que je voulais cacher mes bijoux, où est-ce que je le ferais ?

Seema tourna sur elle-même, observant le plus de détail possible. Elle bougea délicatement un tableau, mais pas de coffre derrière. Alors qu’elle commençait à s’impatienter, elle remarqua Kara en train de tirer sur les franges du tapis au pied du lit. Seema s’accroupit, le souleva et esquissa un sourire en découvrant une trappe.

— Bingo !

Elle plongea la main dans le renfoncement et en sortit un petit sac de velours rouge. Elle tira sur la cordelette et en fit glisser le contenu dans la paume de sa main. Ses yeux s’ouvrirent en grand lorsqu’elle découvrit les différentes pierres précieuses. La petite tête de Kara apparut dans son champ de vision.

— On n’est pas censées prendre plus que ce pourquoi on est venu, rappella-t-elle.

C’était un des principes qu’elle s’était imposé. Prendre uniquement ce pour quoi elle était payée. De cette façon, elle ne gardait rien qui puisse l’incriminer. Même si parfois, la tentation était grande. Comme à cet instant.

Seema fixa les bijoux encore quelques secondes, avant de les remettre dans la bourse, ne gardant que le collier pour lequel Le Pouce l’avait engagée. Elle se tourna ensuite vers Kara, en train de jouer avec une ficelle et l’appela :

— Allez, on y va !

Seema prit garde à tout remettre exactement comme elle l’avait trouvé en arrivant et fit en sorte de quitter l’appartement comme si elle n’était jamais venue.

Devoir marcher sur la poutre fut moins pénible qu’à l’aller. Maintenant qu’elle savait avec certitude qu’elle aurait droit à la prime de Le Pouce, son coeur léger portait moins d’importance à la hauteur sous ses pieds. Une fois de l’autre côté, elle se laissa glisser le long d’une gouttière et atterrit dans une petite ruelle sombre. Elle récupéra la cape qu’elle avait laissé derrière une caisse et dissimula son visage sous la capuche. Kara se posa sur son épaule et ainsi vêtue, Seema s’infiltra dans la circulation de la rue principale. Comparée aux bas-fonds où l’agitation était plus ou moins constante, la ville supérieure semblait calme.

Seema se promenait dans le marché. Son ventre gargouilla et elle tourna la tête vers Kara, toujours juchée au même endroit. L’oiseau comprit ce qu’elle attendait d’elle et s’envola à quelques mètres. Elle piqua vers un étalage et attrapa un fruit dans sa bouche. Le marchand, outré de voir un animal s’en prendre ainsi à ses biens, voulu la faire fuir et se détourna un instant. C’était juste ce qu’il fallait à Seema pour attraper une miche de pain ainsi que quelques pommes, qu’elle fourra dans sa sacoche, avant de reprendre sa route, l’air de rien. En sortant de la rue principale, la jeune femme siffla entre ses dents, donnant ainsi le signal à son amie qu’elle pouvait la rejoindre. Sans s’arrêter de marcher, Seema sortit un couteau et entreprit de couper un fruit en morceau, qu’elle lançait à Kara au passage.

— Merci, ma douce.

Elle partagea ainsi son repas, tout en se dirigeant vers le tunnel qui devait les mener au bas-fonds. Mais avant d’aller s’enterrer dans les sous-sols, Seema décida de grimper sur le toit d’une maisonnette abandonnée. Là, elle s’installa de façon à admirer le soleil couchant. C’était une vision dont elle ne se lasserait jamais. Parfois, elle enviait les habitants qui pouvaient assister à ce spectacle tous les jours. Assise en tailleur, elle observait les couleurs chatoyantes qui se mélangeaient à l’horizon, se noyant au-dessus des montagnes qui formaient la frontière avec le pays voisin.

— Un jour, j’irais voir ce qu’il y a là-bas, murmura-t-elle.

Kara s’approcha d’elle et lui picora un doigt.

— Bien sûr que tu viendras avec moi ! Je ne pourrais jamais partir sans ma meilleure amie !

Toute contente, la corneille frotta son bec contre elle. Seema le lui caressa distraitement. Pour bien des personnes, l’affection qu’elle portait à l’oiseau était ridicule. Nombre de ses semblables l’auraient déjà fait cuire à la broche pour rassasier leurs estomacs souvent vide. Mais Seema n’oublierait jamais le jour où elle avait trouvé le corvidé.

Elle avait quinze ans et était tombée sur elle alors qu’elle sortait d’une maison dans laquelle elle avait subtilisé un bien que désirait Le Pouce. Kara était toute seule, réfugiée contre un mur. Elle tremblait de froid sous la pluie, les quelques plumes éparses qui parsemaient son maigre corps ne suffisaient pas à la protéger des intempéries. Seema n’avait pas longtemps hésité avant de la prendre avec elle. Elle s’en était occupée nuit et jour, lui ayant donné à manger au fond du gosier, lorsqu’elle était encore trop faible pour se nourrir toute seule.

Au fil des semaines, la corneille avait reprise des forces et était devenu sa plus proche confidente. On riait de sa relation avec Kara. Du fait qu’elle lui parle. Qu’elle pense que celle-ci lui répondait. Mais c’était vrai. Elle interprétait le moindre de ses regards et à l’attachement que lui portait l’oiseau, elle savait qu’elle ne se trompait pas.

— Bon ! Il va bientôt faire nuit, c’est l’heure de rentrer !

Seema se redressa et quitta la Cité du haut pour retourner chez elle. À mi-chemin, alors qu’elle était encore dans le tunnel qui séparait ces deux mondes pourtant pas si loin l’un de l’autre, elle entendit une voix l’interpeller.

— Tiens, tiens, tiens… Seema. Tu fais quoi ici ?

La jeune femme ferma les yeux et poussa un soupir. Elle était pourtant de bonne humeur… Pourquoi fallait-il que cet idiot vienne tout gâcher ?

— Tu n’as pas d’autres personnes à aller martyriser, Jian ?

— Tu sais bien qu’aucune n’a autant de valeur à mes yeux que toi…

Seema croisa les bras sur sa poitrine et lui lança un regard sévère.

— Crache le morceau au lieu de jouer à la flatterie, ça ne te va pas du tout. Qu’est-ce que tu veux ?

Jian s’approcha avec un sourire conquérant sur les lèvres. Ses cheveux blonds étaient rasés sur les côtés et une mèche retombait sur son front.

— Je voulais juste te parler, c’est tout, répondit-il en haussant les épaules. C’est difficile de se retrouver seul avec toi…

— Si tu as du mal, dis-toi que c’est sûrement voulu.

Seema décida qu’elle avait assez perdu son temps comme ça et passa à côté de lui pour sortir du tunnel. Mais Jian lui attrapa le poignet au passage et l’attira à lui.

— Ne fais pas ta farouche, reste avec moi…

— Jian, je n’ai pas que ça à faire, j’ai passé la journée en haut, je n’ai qu’une envie maintenant : rentrer chez moi. Pas devoir gérer un garçon qui ne comprend pas le mot non.

Le regard de Jian se fit plus dur et il resserra son étreinte sur Seema.

— Reste avec moi.

Fatiguée de ne pas être entendue, Seema décida qu’elle avait écoulé son quota de patience. Avec agilité, elle releva sa main vers le haut, tordant ainsi le bras de Jian en arrière. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, elle le faucha, l’obligeant à tomber à plat ventre pour se retrouver le visage dans la terre. Un genou appuyé sur son dos pour l’empêcher de se relever, elle s’approcha de son oreille.

— Quand je dis que je n’ai pas envie de rester, c’est que je n’ai pas envie.

Puis, elle se releva et fit signe à Kara de la suivre. Tandis qu’elle sortait du tunnel, elle entendit Jian l’interpeller. Celui-ci s’était remis debout et l’observait avec un sourire en coin.

— Tu sais que j’adore quand tu me fais me mordre la poussière ! Ça me rend tout chose…

— Tu es un gros taré, Jian ! rétorqua Seema sans se retourner. C’est normal que tes parents t’aies abandonné.

Le jeune homme éclata de rire, mais la laissa partir. Les Enfants Abandonnés étaient les seuls à pouvoir plaisanter à ce sujet. Après tout, ils connaissaient tous la même douleur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Samantha Dougé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0