Chapitre Ⅱ

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Mais quand je te parlerai,

J'ouvrirai ta bouche,

Pour que tu leur dises :

Ainsi parle le Seigneur ; l’Éternel.

Que celui qui voudra écouter écoute,

Et que celui qui ne voudra pas n'écoute pas,

Car c'est une famille de rebelles.

Ézéchiel 3:27

La voix d’Emmanuel résonnait sourdement dans l’église. Il avait beau passer de longues minutes à régler le micro avant la messe, on ne comprenait jamais rien à ce qu’il baragouinait sur le sacrifice de Jésus-Christ. Comme d’habitude, Monsieur Fontange baillait aux corneilles au premier rang, régulièrement réveillé en sursaut par les coups de coude de Madame Fontange. Leurs enfants gigotaient sur leurs chaises, indisciplinés. Derrière, la jeune veuve Boisseau affichait son éternelle mine contrite depuis le récent décès de son mari. Derrière encore, l’aînée du couple Langlois dévorait du regard le jeune prêtre, impudique, mâchant son chewing-gum sans discrétion.

L’ennui. L’homme d’église pouvait le lire sur la plupart des visages qui lui faisaient face. Il ne s’en formalisait pas. La messe n’était pas une distraction. Certains paroissiens étaient heureux d’y assister, considérant que ce qui se jouait pendant l’eucharistie était trop grand pour être ignoré. D’autres y allaient comme à un spectacle, dans l’attente de la communion avec le corps du Christ. Ceux à la foi moins zélée étaient surtout là pour se faire voir et exister auprès de la petite communauté. Emmanuel comprenait. Lui-même, enfant, avait mis du temps à se rendre mentalement disponible pour les prédications, les chants et les prières moribondes. Il y avait toujours un voisin pour vous distraire, une pensée pour vous soustraire à la liturgie. On apprenait pourtant à y résister. Il suffisait d’assister encore et encore à ces messes. Chaque fois qu’on passait la porte de l’église, c’était Dieu qu’on choisissait. Cela était bien suffisant pour justifier l’ennui, sentiment de lassitude profondément humain, et le temps passé à frissonner sur des chaises inconfortables.

  • … et aujourd’hui, voilà que la Foi est source d’eau vive, que la Foi est source de lumière, et nous accueillons cette bonne nouvelle, que la Foi est source de vie...

Monsieur Fontange ronfla plus fort.

  • Nous sommes appelés à rejoindre l’infini de Dieu, et ce qui est infini en Dieu, c’est sa charité, son amour, sa miséricorde...

La porte de l’église grinça en s’ouvrant.

  • C’est le cœur brûlant d’un père qui se révèle, se manifeste dans celui de...

La silhouette menue de Lucius apparut à travers le chambranle.

  • … son fils, mort sur la croix. L’amour de Dieu est sans limite, et plus nous serons unis à Dieu, par notre prière, par l’eucharistie de ce dimanche, eh bien, plus nous serons ouverts à l’infini...

Le comte se faufila avec lenteur dans les allées. Les visages jusque-là endormis se tournèrent vers lui. Il y eut des chuchotements. Alors Emmanuel prêcha plus fort pour ramener l’attention à lui :

  • Voyez, nous sommes souvent autocentrés, nous avons nos besoins, nos désirs, nos frustrations. Alors je voudrais demander, à vous qui communiez aujourd’hui dans notre église, l’un de vous a-t-il repéré le désir, le besoin d’un frère ou d’une sœur ? D’un ami ? D’un voisin ? Y avez-vous été attentifs ?

Lucius s’installa auprès de la veuve Boisseau qui remua, les joues rosies. Il lui sourit, elle baissa ses grands yeux.

  • Voilà ce sur quoi j’aimerais que vous méditiez : sortir de l’égocentrisme pour entrer dans cette attention accrue aux besoins de ceux qui nous entourent...

Beaucoup hochèrent la tête en assentiment. Ce fut suffisant pour Emmanuel. Il allait reprendre, ragaillardi, mais son regard croisa celui de Lucius, pareil à deux arthropodes à l’appétit vorace, noires, immobiles, crépitants. Le vide. Un bourdonnement. Une absence. Quelqu’un toussa. L’un des enfants de chœur demanda :

  • Mon père ?

Et Emmanuel s’ébroua, sortant de sa torpeur, les doigts accrochés au pupitre. Les mots restèrent suspendus à ses lèvres. Il bégaya des excuses. On le regardait. On murmurait. Le monde se liquéfiait. Et l’aînée des Langlois continuait de mâcher, mâcher, et mâcher encore, dans un bruit de claquement et de succion insupportable.

  • Ça suffit ! cria le prêtre devant l’assistance effarée.

On le regarda comme s’il était fou. On s’étonna de son teint livide. Mais on ne bougea pas.

  • Pardon, je..., bredouilla-t-il. Reprenons, voulez-vous ?

Et la messe reprit. Sans plus d’accroc. Ce fut long et pénible pour Emmanuel, car la présence de Lucius envahissait l’espace, telle une ombre malfaisante s’étirant en tous sens sous la voûte de l’église. Perdait-il la raison ? Non, bien sûr que non. Il manquait de repos, voilà tout. Il consacra l’hostie.

« Ceci est mon corps livré pour vous... »

Et l’on se pressa en file indienne, pécheurs accablés, âmes pénitentes, cœurs repentants, à tort ou à raison. Un seul ne suivit pas la foule communiante, un seul resta assis sur son siège, les jambes croisées, tout en grâce et nonchalance. Un seul, qui pourtant semblait « tout » en cet instant, puisqu’il accaparait la vue, le souffle, les pensées du père Emmanuel. Il fallut pourtant tendre l’hostie aux langues tirées, aux mains accolées, en ignorant le regard infernal qui l’engloutissait – était-ce bien vrai ? – , le submergeait, comme s’il dissimulait quelque mauvaise pensée.

Plus tard, les paroissiens les plus fervents s’inquiétèrent de son égarement :

  • Vous vous épuisez, mon père. Vous devriez prendre un peu de temps pour vous...

Il acquiesça devant Madame Fontange, lui adressa un sourire complaisant. Toutes les dames étaient venues s’enquérir de son état. Les maris discutaient sur le parvis, les enfants en profitaient pour jouer entre eux. On priait le père de bien vouloir se ménager. Il était si pâle, semblait si fatigué. Et qu’en était-il des prochains travaux ? N’avait-on pas entendu parler de cet aristocrate venu s’installer à Tempérance ? Était-ce lui le mécène qui rendrait sa grandeur à l’abbaye ?

  • Bonjour, mesdames...

La voix de Lucius fit cesser les conversations. Une odeur de jasmin, sensuelle et fruitée, flotta dans l’air quand il s’approcha de la petite foule attroupée. Les femmes s’empourprèrent sous les foulards et les grands chapeaux. Les hommes et les enfants se tournèrent vers cette drôle d’apparition, celle qui avait bien failli interrompre le cours de la messe en se présentant en retard. Quel opprobre ! Quelle inconséquence ! Mais dieu qu’il faisait bon tout d’un coup ! Dieu qu’il faisait doux... La silhouette épurée du comte se glissa au milieu de la troupe, jusqu’au prêtre, dont la crispation déformait sa mâchoire allongée.

  • Mon père, puis-je vous solliciter quelques minutes ? demanda Lucius avec déférence. C’est au sujet de la restauration des peintures du cloître...
  • Maintenant ? Les travaux ne commenceront qu’au printemps, alors...
  • Il ne me faudra que quelques minutes, insista le comte.

Emmanuel soupira mentalement. Il ne pouva... Non, il ne voulait pas. Parce que l'étrange aura qui enveloppait Lucius étreignait déjà les cœurs de l’assemblée. Les yeux brillaient de curiosité, de désir. Les lèvres s’étiraient en sourires ou se muaient en petites moues concupiscentes. Même la petite des Langlois avait cessé de mastiquer son horrible chewing-gum pour dévoiler ses dents cariées. Était-il le seul à voir ce qu’il croyait voir quand il posait les yeux sur cet homme grêle dont la sombre beauté méritait qu’on lui voue des poèmes ? Était-il le seul dont l’échine se glaçait à mesure qu’il approchait ? Bientôt, l’essaim de bras et de jambes qui les encerclait se mettrait à l’adorer, lui rendant hommage d’avoir bien voulu fendre la terre de ses gracieux petits pas de ballerins. Une telle chose était inacceptable. Et pourtant, elle semblait sur le point de se produire, tant le ravissement inondait les visages à la vue du comte de Saint-Ange.

Le prêtre s’excusa auprès de ses ouailles qui eurent l’air déçu de les voir s’éloigner, mais il préférait prendre ces quelques minutes de marche jusqu’à l’intérieur de l’église pour recouvrer ses esprits. Cette fascination qu’exerçait Lucius sur les autres commençait à éveiller des soupçons teintés d’irrationnel chez Emmanuel. Et ce n’était pas seulement dû à son charme indéfinissable qui vous pénétrait jusqu’aux os, à ses manières ou à la façon dont les mots se déversaient de sa petite bouche ; fondants, délectables, comme un poison instillé en continu dans des proies consentantes... À croire qu’un voile de surnaturel habillait le comte et que seul un prêtre aux aguets saurait comment le déchirer. Ou alors il devenait fou, véritablement fou, à vivre au milieu de rien auprès des intouchables. Et lorsqu’un étranger apparaissait, troublant la paix dans un bourg où régnait l’ignorance, Emmanuel devenait l’un de ces hommes suffisants, pétri d’idées fixes et de mauvaise volonté, incapable d’accepter la différence.

  • Mon père, vous allez bien ?

Le prêtre se tourna brusquement. Lucius l’observait, la tête penchée, la mine interrogative, presque inquiète, et de ses yeux brûlants coula une épaisse lave noire, roulant sur une peau sans chair, qui lui arracha un cri horrifié. Il recula, cligna des paupières tandis que Lucius avançait, puis la vision disparut, comme par magie. L’iris et la pupille avaient repris leur place, le visage était redevenu doux et séduisant, terriblement séduisant. Et cette fois il en fut sûr, Emmanuel était fou.

  • Mon père ?
  • Mon dieu, ça ne va plus ! Rien ne va plus..., balbutia-t-il en passant ses mains sur sa figure.
  • Vous ai-je contrarié d’une quelconque manière ?
  • Non... Non, bien sûr que non...
  • Alors pourquoi ai-je l’impression que vous cherchez à me fuir ?

La question paraissait sincère.

  • Je ne cherche pas à vous fuir, Monsieur de Saint...
  • Lucius.
  • Oui... Lucius..., hésita Emmanuel. Je crois bien avoir attrapé... quelque chose, ou bien c’est la fatigue... Je n’en sais rien...
  • Voulez-vous en parler ?
  • Quoi ? Non..., se rebiffa-t-il.

Parce que c’était absurde. Pour qui passerait-il en parlant de ses hallucinations ? Il prit appui sur l’une des chaises des fidèles, tendu, ses doigts crispés sur le dossier en bois. Le parfum de Lucius emplit ses narines alors qu’il approchait encore.

  • Restez où vous êtes, je vous prie, quémanda le prêtre d’une voix faible.

Lucius s’arrêta. Il ne dit rien. C’est à peine si Emmanuel l’entendit respirer.

  • Je ne voudrais pas paraître cavalier, reprit-il, la gorge nouée. Mais j’aimerais autant que vous preniez rendez-vous lorsqu’il s’agit des affaires de rénovation, plutôt que d’interrompre le cours de la messe comme vous l’avez fait...
  • Oh... Je pensais avoir été discret...
  • Vous ne pouvez pas simplement entrer comme ça, comme si cet endroit vous appartenait, et demander à me voir ainsi, devant tout le monde et...
  • Vous ne voulez pas être vu avec moi ?

Emmanuel daigna enfin se tourner vers lui. Lucius était noyé dans le noir de ses cheveux et de ses vêtements, la blancheur de sa peau tranchant merveilleusement au cœur de l’abîme. Il semblait si fragile à ce moment, éthéré, comme venu d’ailleurs, trop pur pour fouler le sol terrestre de ses pas. Comment imaginer qu’une telle créature puisse être l’œuvre du Mal ? Qu’est-ce qui clochait chez Emmanuel pour que la vue de cet être lui glace autant le sang ? Et cette tristesse qui débordait de son gracieux visage... L’avait-il blessé ? Il n’en avait pas eu l’intention.

  • Écoutez, poursuivit Emmanuel, peu sûr de lui, je ne voulais pas vous donner l’impression de m’importuner... Tout ceci compte beaucoup pour moi. Je suis heureux qu’il en soit de même pour vous. Mais il serait préférable, pour une relation apaisée, que vous me préveniez de votre venue...
  • Je vois...
  • Je vous assure, je ne cherche pas à vous mettre mal à l’aise, je... !
  • J’ai bien compris, ne vous inquiétez pas, coupa Lucius d'un geste de la main.

Ce dernier prit un air pensif, puis leva de nouveau son regard vers lui. Mielleux comme tout, tendre comme un enfant, il dit :

  • Je l’admets, j’ai la fâcheuse habitude de considérer les humains comme des valets à mon service. J’aurais dû me montrer moins intrusif. J’en suis désolé.
  • Ce... Ce n’est rien...
  • Pouvons-nous repartir sur de bonnes bases ? Je ne voudrais pas vous incommoder davantage.
  • Oui... Oui, bien sûr mais...

Des humains ?

  • Peut-être pourrions reporter ce rendez-vous, reprit Lucius. Vous aviez raison, ce n’est pas pressant. Quel jour vous conviendrait ?
  • Je ne sais pas, je devrais vérifier mon agenda...
  • Et si vous m’appeliez ? Nous pourrions voir cela chez moi si cela vous sied. Je loge au domaine de Hautepierre. Vous pourriez constater l’étendue des travaux effectués pour rénover le manoir. C’est à l’un des artisans que j’ai demandé l’avis sur les peintures du cloître. Je pense que son expertise vous impressionnera...
  • Je... Oui, faisons comme ça. Laissez-moi votre numéro et je vous rappellerai.
  • Ainsi soit-il !

Là-dessus, Lucius sortit un petit carnet tout en arabesques et en dorures pour y arracher une feuille sur laquelle il nota son numéro, qu’il tendit au prêtre d’un mouvement sûr. Emmanuel agrippa le bout de papier d’une main légèrement tremblante, puis Lucius virevolta pour s’en aller.

  • À bientôt, dit-il dans un demi sourire.

Mais le prêtre le retint :

  • Lucius ?
  • Oui ? s’enquit-il en se tournant à nouveau.
  • Tout à l’heure, murmura Emmanuel, vous n’avez pas communié.

Un sourire. Encore un.

  • Je n’ai pas été initié aux rites chrétiens, mon père. Un homme tel que moi ne mérite pas de goûter au corps du Christ.

Et il partit, d’un pas vif, sans laisser au prêtre la possibilité de répondre à son assertion. Dehors, la foule l’accueillit avec ferveur. Elle l’avait attendu. Il donna les mains qu’on réclamait, s’offrit aux caresses, aux demandes, aux supplications. Bien sûr qu’il sauverait l’église, il l’avait promis ! Il se gorgea de tout cet amour qui fusait autour de lui, s’en emplit jusqu’à l’écœurement ; on l’aimait, on le vénérait ! Et dans son dos apparut le prêtre, frappé d’un trouble manifeste devant l’adoration qui s’étalait aux pieds du comte ; il le regarda partir, auréolé d’une effusion délirante qui ne faisait aucun sens.

Lucius se dirigea vers la voiture qui l’attendait alors qu’on tentait de le retenir. On l’agrippait par ses vêtements, on lui demandait de rester, de raconter ce qu’ils avaient bien pu se dire avec Emmanuel. Il leva le bras, et on se tut, attentif à la moindre parole qui s’épancherait de cette bouche prodigieuse.

  • Je reviendrai bientôt, déclara-t-il.

Au loin, il vit la mine hébétée du prêtre. Le pauvre était totalement abasourdi par ce à quoi il assistait et cherchait à raisonner la foule bêlante de mots et de gestes vains. L’imbécile. C’était trop tard. Le processus qui s’était enclenché ne ferait qu’amplifier, absorbant Tempérance et les tristes âmes qui la peuplaient. Il se cala confortablement contre son siège. Au volant, la petite tête rousse qui lui tenait lieu de chauffeur demanda :

  • Comment cela se présente ?

Lucius fit une moue dédaigneuse.

  • Problématique, répondit-il alors que l’engin démarrait.
  • Problématique ? À quel niveau ?

Le comte coula son regard vers la foule qui s’éloignait.

  • Il me voit, murmura-t-il, soudain abattu.

Son conducteur haussa les sourcils dans le rétroviseur.

  • C’était à prévoir, dit-il, inexpressif.

Ça l’était, oui, mais ça n’arrangeait en rien les affaires de Lucius.

*

Emmanuel rentra chez lui harassé. Il avait pris du temps pour répondre aux questions sur Lucius, une curiosité qui parut malsaine à force de creuser. Il n’en savait rien, lui, d’où venait cette étrange créature. Pourquoi ? Comment ? Quels étaient ses projets ? C’en était trop. On s’intéressait au comte de la façon la plus intime, comme si le prêtre avait recueilli ses confessions et qu’il était enclin à les partager. Il aurait peut-être dû s’en douter. Il n’y avait pas de personnalités notables à Tempérance, pas de potins véritablement croustillants. Mais toute cette admiration lui paraissait déplacée. Après tout, Lucius de Saint-Ange venait d’arriver. Il n’avait rien accompli qui puisse justifier un tel enthousiasme auprès des fidèles. Était-ce sa beauté qui les rendait fous d’affection pour lui ? Était-ce sa richesse ? Son appartenance à l’aristocratie ? Vraiment, Emmanuel ne comprenait pas. Cet homme le mettait mal à l’aise. Tout chez lui appelait à la tendre dévotion, pourtant, il n’avait jamais plongé son regard dans un autre plus terrifiant. Les gens semblaient s’enivrer de sa présence comme on boit au goulot d’une bouteille jusqu’à la lie, mus par une gloutonnerie déraisonnable. N’y avait-il pas de quoi s’inquiéter ?

Il ôta le col romain qui enserrait son cou. Son sacerdoce devenait étouffant. Il ouvrit la fenêtre pour laisser l’air froid s’engouffrer à l’intérieur. Il lui fouetta le visage, l’apaisa le temps que sa fièvre tombe – une minute, tout au plus –, mais il ne vit pas le papillon qui voleta jusque dans sa cuisine. Une petite bête hideuse, pleine de poils gris striés de lignes sombres, ses antennes filiformes dressées pour mieux sentir, ses gros yeux anormalement rouges grands ouverts sur le monde d’Emmanuel ; une espèce qui aurait dû hiberner en cette saison, une bestiole qui lui avait déjà rendu visite auparavant.

Le prêtre referma la fenêtre, lança la bouilloire et se dirigea à l’étage, dans son bureau, où il alluma l’ordinateur. Il fallait qu’il en sache plus sur ce fameux comte. Il tapa son nom dans la barre de recherches, trouva quelques articles sur ses œuvres de bienfaisance, sur ses usines, son implication dans la vente d’armes aux pays où la guerre civile faisait rage. Il trouva le nom de son père, Odon de Saint-Ange, celui qui avait initié les affaires familiales. Un vieillard, éternel célibataire, qui avait adopté un orphelin peu de temps avant de rendre son dernier souffle, une dizaine d’années en arrière. Cet enfant, était-ce Lucius ? Probablement. Peu d’images, peu d’informations. L’état comptait parmi les actionnaires de leur entreprise, les profits se chiffraient en milliards. Lucius de Saint-Ange était l’une des plus grosses fortunes de France. L’une des plus discrètes aussi. Qui à part les initiés connaissait les noms de ceux qui se cachaient derrière les grands groupes d’armements, les programmes de défense et d’aéronautique, l’industrie technologique ?

La bouilloire siffla en bas. Emmanuel sursauta. Il ignora le bandeau d’information qui alertait sur un attentat meurtrier au Sri Lanka – au moins deux cents morts de plus depuis le dernier décompte – et quitta sa chaise pour aller se préparer un thé. Quand il remonta afin de reprendre ses recherches, le papillon entré plus tôt s’était posé sur l’un des murs de la pièce. Ses ailes vibrèrent une seconde lorsque Emmanuel se rassit devant son ordinateur. La vermine semblait attendre, cachée dans l’ombre, que quelque chose la pousse à se déloger. Elle fut patiente, ses antennes, frénétiques, et ses pattes en tension. Le prêtre continua à chercher des réponses. Il lut d’autres articles, ébloui par la lumière bleue de l’écran, regarda de courts documentaires sur le commerce des armes, sur les liens entre l’État et la famille de Saint-Ange. Puis ses paupières s’alourdirent. Lentement d’abord. Et enfin complètement. Il s’endormit, la tête penchée sur une nuque rigide. Le papillon s’envola pour s’approcher, tournoyant au-dessus de la couronne de cheveux blonds. Ses pattes s’arrimèrent au crâne bossué. Elles se déplacèrent par à-coups, sans un bruit, sans un frottement, jusqu’au front du dormeur. L’insecte y posa ses pièces buccales atrophiées et, paisiblement, Emmanuel rêva.

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