Chapitre Ⅲ (1/2)

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Emmanuel se tient debout devant l’église. Le ciel est chargé de nuages lourds et sombres. Le vent mugit à ses oreilles, grave et menaçant, comme une bête à l’agonie. Une bourrasque lui claque dans le dos, ouvrant d’un seul coup les portes de l’édifice. L’entrée lui évoque la gueule béante d’un monstre affamé. Elle semble hurler avec le vent, lui commander d’approcher. Il voudrait reculer, mais ses pieds l’entraînent au devant du danger qui guette. À l’intérieur, des cierges flambent tout au long de l’allée centrale, éclairant des corps nus en pleine orgie. Lorsqu’il avance, Emmanuel reconnaît des visages. Il y a Monsieur et Madame Fontange, il y a la veuve Boisseau, et tant d’autres paroissiens dont les traits sont déformés par l’extase. Les peaux se frottent, les mains se caressent, les chairs s’ouvrent pour accueillir des verges, des doigts, des objets luisants d’une mouille épaisse et gluante. Tout ça sous le regard de Dieu. Les boyaux d’Emmanuel se tordent. Il flotte une odeur de jasmin. Il lève les yeux devant lui et reconnaît la silhouette qui se tient agenouillée sous la croix du Christ. Elle est nue elle aussi, plus blanche que la neige qui tombe au dehors, et elle prie, recueillie comme devraient l’être tous ces fidèles impies qui l’entourent. La soie noire de sa chevelure d’ange balaye ses reins étroits. Ses pieds saignent. Le liquide rouge et poisseux s’étale sur le sol. Les effluves de jasmin s’affinent, Emmanuel pourrait presque les goûter sur la langue. La créature se retourne. Il la connaît. Il connaît son nom. Il l’a toujours su. Et pourtant il lui échappe dans l’instant. Elle s’approche, glissant comme une ombre sur les traînées sanglantes qu’elle laisse sur son passage.

  • J’ai cru que tu ne viendrais jamais, dit-elle en arrivant face à lui.

Elle écarte les bras, elle veut l’enlacer, mais Emmanuel prend garde. Il ne veut pas la toucher. S’il le fait, il perdra son âme, il le sait. Elle est contrariée. Le vent s’engouffre dans l’église, amplifiant les cris et les gémissements des damnés qui y forniquent. C’est insoutenable. Emmanuel bouche ses oreilles de la paume de ses mains. Le monstre onirique qui se tient immobile paraît soudain grandir. Non, il lévite, et les cris redoublent. L’odeur de jasmin disparaît sous celle du souffre. Un goût de pourri, une envie de cracher, de vomir. Emmanuel tombe à genoux. Quelque chose grouille dans son ventre, remonte dans sa gorge et sort de sa bouche dans un bruit visqueux pour s’éclater sur le sol. Des larves, des dizaines de larves de toutes les formes, de toutes les tailles, gigotant, se tortillant dans ses sécrétions gastriques. Il veut vomir encore à leur vue, mais le sol remue, ondoie, comme s’il se liquéfiait, prenant une teinte noire et une consistance sirupeuse. Emmanuel regarde autour de lui, affolé, et constate que les corps qui s’agitaient jusque-là sont recouverts de cette boue noire et caoutchouteuse. Pire encore, ils ont fusionnés, assemblés dans un amalgame de pieds et de mains, de têtes et de sexes érigés. Ils dégueulent de tous côtés, prêts à l’engloutir lui aussi. Et lorsqu’il lève la tête vers le maître de cérémonie toujours surélevé à quelques centimètres de lui, il voit le sang couler de ses petits pieds ; des veines bleutées sur sa chair exsangue tracent un chemin jusqu’à son visage affligé. Emmanuel veut crier. Les yeux de la Bête tremble sous ses paupières. Elle s’arque brusquement, pousse un cri inhumain qui ressemble à toutes les voix mêlées en une. Emmanuel ne voit plus qu’elle, noyé sous les membres glaireux qui cherchent à l’avaler. Il ne voit plus qu’elle, tandis qu’elle se penche sur lui, la bouche ouverte sur les viscères qui s’en écoulent, lui barbouillant la figure d’une matière chaude et putride. Il suffoque. L’odeur est infecte. Le goût est immonde. Mais la gueule ensanglantée continue de s’approcher. Elle est au plus près. Elle va le dévorer. Il retient sa respiration et...

*

Emmanuel se réveilla en hurlant. Il bascula sur sa chaise et manqua de se fracasser le crâne en tombant au sol. En sueur, le souffle erratique, une douleur lancinante à l’arrière de la tête, il eut du mal à se ressaisir. Où était-il ? Depuis quand ? Il cligna des yeux et tourna le visage vers l’unique fenêtre. L’aube était encore froide de la nuit. Les cloches, muettes, n’avaient pas encore sonné l’angélus. Cinq ou six heures, peut-être ? Il resta sur le dos. La moquette drue n’avait pas amorti sa chute. Ses membres étaient lourds et courbaturés. Il se rappela. Il s’était endormi devant l’ordinateur. Le genre de chose qui ne lui arrivait jamais. En temps normal, il aurait fermé les portes, les volets. Il aurait mangé en lisant un livre, le son de la télé en toile de fond. Il se serait lavé, aurait lu encore et prié avant de s’accorder le sommeil. Il gémit en essayant de bouger. Il le fallait pourtant. Il n’allait pas rester là à attendre d’être trouvé. Il s’obligea à se tourner sur le côté, prenant appui sur ses mains afin de se relever sans trop de casse. Il avait mal partout. Et ce rêve – ou plutôt ce cauchemar – continuait de lui peser sur la poitrine. Quel genre de démon malfaisant le lui avait envoyé ? La terreur lui figeait les muscles. Tendu, il parvint tout de même à se redresser et se dirigea vers la porte. S’appuyant contre l'embrasure, il baissa le nez. Un papillon de nuit gisait sur le sol, ventre à l’air et pattes recroquevillées.

  • Qu’est-ce que c’est que cette chose ?

Il se pencha légèrement pour la détailler. Elle était velue de toute part, vilaine petite bête aux écailles délavées. Il bondit quand il crut la voir bouger, mais non, elle était morte. Qu’est-ce qu’un papillon faisait chez lui en cette saison ? Il n’osa pas la ramasser avec ses doigts et préféra reconduire la tâche à plus tard. D’abord un café, une bonne douche, des vêtements propres et une journée à organiser.

*

C’était jour de marché. Le ciel était dégagé, débarrassé de ses nuages lourds de flocons laineux. Les étals débordaient de fromage, de miel, de charcuterie. Le poissonnier hélait le chaland. Des passants s’arrêtaient sur le bric-à-brac de vêtements et de linge de maison, discutaient avec le vendeur, prenaient des nouvelles de la famille. Aucun hiver n’entraverait le marché de Tempérance. On y allait une fois par semaine pour y quérir ses denrées, soutenir les producteurs locaux et croiser le voisinage toujours enclin à bavarder et à colporter les nouvelles venues de l’extérieur.

Emmanuel se promenait sur la Place du Champ de Foire. La chaleur des rayons de soleil sur sa peau avait arrangé son humeur. Elle s’y épandait avec la douceur d’un morceau de soie. Il saluait les paroissiens qu’il rencontrait, essayant de ne pas superposer les visages de son rêve à ceux qui lui souriaient en vrai. La luxure n’avait jamais été un de ses vices. Non pas qu’il ignorait ce qu’était le désir, l’attirance pour une jolie femme dont l’intelligence lui paraissait plus gracieuse encore, mais la chasteté et le célibat n’étaient pas un sacrifice. L’amour de Dieu était plus grand, et celui qu’il éprouvait pour l’humanité était suffisant. L’amitié le comblait. La fidélité, il la devait aux paroissiens. Et même si, parfois, il lui arrivait de pécher en glissant sa main dans son entrejambe – ma foi, il n’était jamais qu’un homme – il savait la miséricorde de Dieu devant les contrits et les pénitents. Ce cauchemar était donc incompréhensible pour Emmanuel. Déstabilisant et hors de propos. Il ne refoulait rien. Sa sincérité ? Sans faille. Alors quoi ? Lucius de Saint-Ange comptait donc le troubler jusque dans l’intimité de ses songes ? Son pouvoir s’étendait donc jusque-là ?

Il secoua machinalement la tête, se sentant idiot de ne serait-ce que l’imaginer. Que possédait cet homme pour qu’il assaille ainsi ses pensées ? La beauté ? Emmanuel n’y vouait pas un culte. La richesse ? Emmanuel s’en fichait. Non, c’était ce ton faussement mielleux, cette sorte d’arrogance dans ses gestes, la bienveillance trompeuse dans son regard fait d’ombre, et uniquement de cela. Lucius n’était pas un meurtrier. Peut-être même n’avait-il jamais rien commis d’affreux de ses propres mains, trop blanches et trop fines pour témoigner d’un réel travail. Mais si l’on se référait à l’histoire de sa famille, il était coupable. Coupable d’une partie des maux de l’humanité. Il pourrait rénover autant d’églises qu’en comptait le pays, il pourrait donner, donner et donner encore, l’argent qu’il distribuait était taché du sang des plus vulnérables. Emmanuel en était presque à tourner sa veste et lui demander de ne plus se mêler des travaux à venir. Mais ce serait catastrophique pour l’église, pour Monsieur le Maire, pour tout le village de Tempérance. Cet argent, ils en avaient besoin. Qui sait ce que le comte avait prévu d’autre pour réveiller le charme endormi de leur modeste bourg ? Une ville n’existait que parce qu’elle était peuplée. Et Tempérance avait grandement besoin d’exister. Ses infrastructures tombaient en décrépitude, la population était vieillissante, même si quelques jeunes courageux en quête d’air pur et d’authenticité avaient récemment décidé d’y poser leurs valises pour y voir grandir leurs enfants.

Emmanuel rongerait son frein. C’était déjà un péché de juger. N’était-ce pas son devoir de guider le troupeau sur le droit chemin ? Lucius, par ses origines, devait donc payer pour les crimes de ses aînés ? Écarté de l’absolution comme un vaurien sans scrupule ni honneur ? Non, Emmanuel n’était pas si injuste. Il avait sûrement besoin d’un peu plus de temps pour apprendre à le cerner, à comprendre ses motivations. Mais il ne lui fermerait pas les portes de la maison de Dieu sous prétexte qu’il le troublait plus qu’il ne fallait. Il s’arrêta devant les carottes, les choux, les citrouilles achalandées. Une bonne soupe de légumes gorgés de vitamines pour ce soir n’était pas une mauvaise idée. Le marchand s’enquit tout de suite de sa forme et de ses envies. Puis la vieille Raboudot les interrompit, courbée par son âge et tassée sous son foulard fleuri :

  • Oh, comme c’est agréable de vous croiser aujourd'hui, mon père ! Vous avez vu comme il fait beau ?

Emmanuel lui offrit son sourire et une poignée de main chaleureuse. La vieille dame s’agrippa à son bras, trop heureuse de n’avoir le curé que pour elle. Et de là commença un babillage incessant, auquel Emmanuel n’était pas préparé.

  • Alors, vous avez vu tous ces morts au Sri.. au Sri... Dans ce pays, là, en Asie ? C’est le terrorisme, ça ! Comme c’est malheureux ! La présidente a bien raison de ne pas vouloir de ces gens-là chez nous ! Vous imaginez un peu ? On ne saurait pas différencier les bons des mauvais ! Autant ne pas prendre de risque ! Et puis, charité bien ordonnée commence par soi-même. Vous n’êtes pas d’accord ? On ne peut quand même pas accueillir toute la misère du monde !

Attendait-elle réellement une réponse ? Celle d’Emmanuel n’irait pas dans son sens...

  • Et ces écologistes qui voudraient ouvrir les portes toutes grandes, sous prétexte que ce serait de notre faute si les eaux montent dans ces pays-là ! Allons bon ! C’est bien de la neige, là, autour de nous ! Je sais bien que je n’y vois plus clair, mais tout de même ! C’est pas un bout de plastique dans la mauvaise poubelle qui peut avoir de telles conséquences ! Et puis mince, leurs gouvernements auraient dû prévoir ! On le fait, nous, hein ? N’est-ce pas qu’on le fait, mon père ?

Emmanuel faillit répondre. Il inspira brièvement, prêt à faire montre de toute sa bienveillance et de sa pédagogie pour expliquer son point de vue plus modéré, mais il se figea, le souffle coincé au fond de la gorge. Lucius venait de passer, accompagné de la veuve Boisseau. Ils semblaient en grande conversation, la jeune femme, tête baissée, murmurant des choses du bout des lèvres et Lucius, à l’écoute, marchant les bras dans le dos, la tête délicatement penchée vers son interlocutrice. Un instant, un bref instant, Emmanuel voulut entendre ce que ces deux-là avaient à se dire. Mais la honte de se sentir comme un vieux concierge cancanier le frappa aussitôt. Il rougit, se débattit avec son ridicule. Le comte rirait sûrement de le savoir si tourmenté par un mauvais rêve où il lui apparaissait nu et monstrueux, comme s’il s’agissait du Diable venu l’entraîner dans les tréfonds de sa demeure. Seulement, de revoir sa silhouette déambuler entre les étals, si inconsciente des tourments qu’il lui faisait naître, cela l’irrita. Diantre ! Il était même en colère ! Visiblement, ses bonnes résolutions avaient bien vite été balayées. Il s’excusa auprès de la vieille Raboudot qui l’observait, la lippe pendante, et jeta à nouveau son regard vers les deux impudents. Évidemment, ils avaient disparu.


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