5 - Madame Lydia

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Au départ, je trouvais l’idée d’explorer la maison du vieux Burt la plus sensationnelle du monde. Tout est bon pour faire le malin auprès des copains. A seize ans, on est un peu “débile sur les bords et con au milieu” comme le disait si bien le daron. A y réfléchir, je crois qu’il avait bien raison. On s’était donné rendez-vous, Miles, Tom, Andy et moi devant la vieille bâtisse aux alentours de 21 heures. Le soir, pour me faire un peu d’argent de poche, je bossais au vidéo-club du coin de la rue. J’ai donc surfé sur ce prétexte pour m’échapper du domicile familial. Dire que je ne ressentais pas un peu d’appréhension serait mentir, alors que “Tainted Love” passait dans le casque d’un vieux baladeur bricolé par les moyens du bord. Malgré les rythmes New Wave de la musique, mes pensées divaguaient vers ce pari complètement foireux. La maison du vieux Burt, c’était un peu le point de convergence de toutes les légendes urbaines du monde que peuvent se raconter les gosses du coin, ici à Providence. Sorcières de Salem en exil, cannibales, morts vivants et bien sûr les traditionnels fantômes, spectres et autres Poltergeist. Bénis soient Romero et Amytiville pour avoir collé cette nouvelle “fantasy” dans nos crânes.

Je pédalais plus vite car même si j’ai une trouille monstre je ne comptais pas me défiler. Encore moins donner du grain à moudre à Andy qui ne perdait jamais l’occasion de montrer qu’il était toujours plus “cool” que moi. Ça m’avait pris du temps d’être un peu le chef de la bande et un roi n’abandonnait pas son trône si facilement. Je passais le vidéo-club sans même un regard, histoire de ne pas asticoter ma conscience pour obliquer sur Point Street afin de rejoindre la périphérie de cette petite ville du Maine qui était notre terrain de jeu. Là, dans la pénombre à peine dérangée par un lampadaire faiblard se découpait la fameuse bicoque, théâtre de notre aventure nocturne. La maison était faite de bois, dans un style colonial abandonné depuis belle lurette maintenant. Elle s'élevait sur deux étages et tenait par on ne sait quel miracle. La plupart des fenêtres ont été cassées par des petits cons dont je ne fais pas partie et laissaient entrer les courants d’air. Les jours de grands vents, on pouvait entendre mugir la bâtisse et cela redonnait un peu plus de crédibilité aux histoires des plus imaginatifs. Son dernier propriétaire, Burt donc, était mort voilà plus d’une décennie maintenant. A dire vrai, je ne l’ai jamais connu. Sur le trottoir bordé de mauvaises herbes se trouvaient déjà mes compères.

— J’ai crû que tu ne viendrais jamais, dit Andy avec ce petit sourire en coin qui me donnait parfois des envies de meurtre. Mais c’était un ami. Je me demande encore pourquoi…

— Quand je dis une chose, je le fais. Tu d’vrais le savoir non ? Lui répondais-je d’un ton désinvolte mais qui n'admettait pas de répartie. Merde alors ! C’est qui le patron ici !

— Bill, tu sais ce qu’on raconte sur cette maison. Pourquoi tu veux y aller ? J’comprends pas et j’le sens mal… Dit Miles d’une voix plaintive. Il faut bien un froussard dans la bande.

— C’est justement pour prouver que tout ça c’est des conneries Miles. Et puis, imagine ! ça en jetterait d’en faire notre quartier général nan ? Dis-je avec un enthousiasme qui cache merveilleusement bien mes propres craintes.

Tom ne disait rien, il observait comme d’habitude, appuyé nonchalamment sur le guidon de son vélo.
Je descendais enfin du mien en l’appuyant contre le petit muret de pierre qui borde la maison pour me diriger d’un pas volontaire vers l’entrée. Devant moi s’étendait une allée autrefois de petits graviers désormais envahi d’herbes folles. Elle remonte vers un patio de bois brinquebalant et une grande porte de bois qui claque mollement au vent. Ma gorge se serre, je déglutis…

— Comme on l’a décidé dans cette quête, tu dois rester dans la maison au moins un quart d’heure, disait Andy dans ses intonations de maître de jeu de Donjons & Dragons. Si tu es prêt, vas-y !

Je m’étais simplement contenté de hocher la tête puis quand je fis le premier pas dans l’allée, Miles déclencha le chronomètre. C’est parti pour les quinze minutes les plus longues de ma vie.

Le casque du walkman autour du cou, je n’entends même plus la cassette qui tournait dans le vide depuis tout à l’heure. Je franchissais la porte de la maison avec une appréhension telle qu’elle pourrait me broyer le cœur. Mais je gardais le cap. L’odeur de poussière et de moisissure pourrait tuer un asthmatique en deux temps - trois mouvements. Le parquet grincait sous mes Converses tandis que le fin rais de lumière de ma torche peinait à percer le noir complet qui règne dans ces lieux. J’explore le rez-de-chaussée sans grande peine malgré quelques frayeurs au passage. Entre les meubles couverts de draps crasseux aux allures de spectres et une chauve-souris dérangée par la lumière, je manquais de m’étouffer dans ma peur. La perspective de donner raison à Andy me forçait à continuer, dans le cas contraire j’aurais déjà fui depuis longtemps ! Le salon à droite du grand escalier montant à l’étage est resté figé dans une époque lointaine avec son tapis d’orient rongé par les mites, de vieux tableaux obscurcis par la crasse et un canapé défoncé par quelques périples antérieurs au mien. Jusque là, pas de fantômes. Juste mon imagination débordante et une fierté mal placée. J’en ai le sang qui me tambourine les tempes.

Avant de m’attaquer à la pièce du fond de l’étage, je choisissais d’explorer le niveau supérieur. Grimpant à pas de loup, un escalier autrefois monumental, soudain mon pied s’enfonca dans une marche vermoulue. Mon cœur s’arrêta et je ne pus m’empêcher de lâcher un cri de peur et de surprise en m’agrippant de toutes mes forces à la rambarde qui vacillait à son tour. Je jurais toutes les saloperies que je pouvais dire, en priant pour que de l’extérieur, les trois affreux n’aient rien entendu. Une brève douleur me vrillait la cheville quand je pus me dégager cependant, j’abandonnais mon idée de l’étage. Je n’avais franchement pas envie de me briser la nuque pour donner tort à ce gros sac d’Andy McLaughlin. Fier mais pas idiot, enfin pas complètement. C’est alors que je redescendais les dernières marches avec beaucoup de tact que mon regard fut attiré vers la porte close de l’autre côté de l’escalier, à ma droite. Au même moment, l’ampoule de ma lampe torche clignota. Je tapais dessus pour remettre les piles à leur place en espérant qu’elles ne lâchent pas maintenant. Si il existe une entité supérieure en ce bas monde, elle avait un sens de l’humour franchement déplacé. Me voilà dans le noir.

Etrangement, je ne paniquais pas car j’étais plutôt intrigué par cette lumière sous la porte. Un fin rayon orangé et brillant si discret que je n’aurais pu le voir sans ma mésaventure dans l’escalier. A cet instant, plus d' Andy, plus de pari, plus de fantômes et de chauve-souris. J’étais tellement absorbé par cette vision, que je tournais la poignée ronde de cette porte sans même me poser la question de ce que je trouverais de l’autre côté. Quelle ne fut pas ma surprise ! Je me trouvais dans les cuisines de la maison comme elle devait ressembler à la grande époque. Une lumière chaude enveloppait la pièce tout comme les odeurs de pain, d’épices et de viandes qui mijotent sur le feu. Les casseroles bouillonnent et leur couvercle se soulève presque en chœur sous l’effet de la vapeur. Devant moi, une grande table était dressée avec des plats de toutes origines, des choses que je n’ai jamais mangé de ma vie ça j’en étais sûr. D’un côté, des montagnes d’épi de maïs, de salades en tout genre, des légumes marinés ou grillés. De l’autre, des plateaux où s’empilent des tranches de bœuf bien juteux, une pyramide de poulets, un cochon de lait entier et laqué, du gibier et autres poissons. Je ne savais plus où donner de la tête. A l’autre bout de ce festival gastronomique se trouvaient les desserts, les pâtes de fruits, les mousses au chocolat et autres tartes et viennoiseries. Ma main s’était portée sur mon ventre qui se tordait aussitôt de faim. J’avais l’impression de ne pas avoir mangé depuis des jours.

— Bonsoir mon tout petit ! Je ne pensais pas avoir de visite cette fois !

Alors que je m’avançais dans la pièce, la porte se referma dans un claquement sec puis une dame habillé en cuisinière, bien portante et la mine joviale apparu de nulle part. J’ai sursauté de peur puis collé au mur sous l'angoisse de la voir traverser la table de victuailles.

— Fan...Fantôme ! Dis-je, avec tant d’éloquence.

La dame sursauta, feignit de se tenir le cœur qui ne doit plus battre depuis des lustres et chercha ledit spectre. Puis elle se ravisa, sourit et revint vers moi, tout crispé.

— Fantôme ? Où ça ! Oh tu parles de moi ? Oh non ! Non ! Je m’appelle Madame Lydia, je suis l’esprit de cette maison. Tous les dix ans, je viens faire un petit état des lieux afin de faire tenir autant que faire se peut, la bâtisse d’un vieil ami.

— Burt ? Osais-je, un peu dans le doute.

— Monsieur McCoy ! Me corrigea t’elle en levant l’index en l’air. Il était son dernier descendant en effet. Et comme tous les McCoy avant lui, j’étais là pour faire tourner la maison, même dans cet état.

Elle désignait son aspect spectral d’un geste du bras puis elle reprit.

— Seulement, même les esprits ne sont pas éternels quoique les vivants en pensent. Mon lien avec ce monde s’étiole. Avant, toutes les pièces vivaient ! Maintenant je ne peux que me contenter de la cuisine...

Madame Lydia se montrait sur le coup, abattue et triste. Puis elle se reprit aussitôt. On est pas du genre à baisser les bras dans cette famille !

— ...Et tous les dix ans, je prépare un repas dans l’espoir peut-être d’y voir quelqu’un et le convaincre de reprendre la maison ? Et te voilà !

— C'est-à-dire que ce n'était pas prévu.. Dis-je avec un petit brin d’appréhension bien que la faim me tenaillait de nouveau, inexplicablement.

— Raison de plus ! Tout cela c’est pour toi ! Mais tu dois savoir que manger à cette table pourra t’apporter une petite surprise, dit la cuisinière sur le ton de la confidence.

Je plisse les yeux, suspicieux bien que je lorgne sur une pomme d’amour dégoulinante de sucre.

— Une surprise ?

— Disons que c’est le petit plus dans ma quête de faire revivre cette maison. Manger à cette table te conférera un pouvoir. UN SEUL ! dépendant de ce que tu choisiras de manger. En revanche, tous les dix ans nous nous reverrons afin de remettre cette maison en état et tu t'engageras à la reprendre.

Le Spectre détaille alors les quelques idées possibles : manger une aile de poulet pour faire voler. Manger un peu de cerf pour comprendre le langage des animaux. Une pomme d’amour pour le pouvoir d’empathie ! La mousse au chocolat pour la géomancie… Avouez que l’idée était séduisante. Et cette faim… prenante. Nous avons parlé encore de longues minutes, Madame Lydia répondant du tac-au-tac à grand renfort de gestes et d’éclats de voix à mes interrogations. J’ai fini par faire un choix.

En sortant de la maison, plus de deux heures se sont écoulés. Mes trois compères se tenaient devant le patio avec des yeux ronds comme des billes. Dans les mains, je tenais un énorme sandwich boeuf, miel moutarde et salade que je dégustais avec appétit. Une véritable tuerie.

— Bon sang, Bill où t’étais passé ! On t’a cherché partout. On a retourné toute la maison… Andy allait appeler les secours ! dit un Tom d’ordinaire taciturne. Et moi je continuais de manger tranquillement.

Ce que je compris, c’est que la cuisine ne s’était ouverte qu’à une personne de toute évidence : à moi. Ce n’est pas pour rien comme l’a dit Madame Lydia. La maison sait des choses que même les vivants et les morts ne savent pas.

— Vous faites pas d’bile les gars, tout va bien ! Dis-je d’un air débonnaire, J’ai trouvé notre nouveau QG !

Je finissais mon repas en me pourléchant les doigts devant la mine interdite de mes compagnons d’aventure. Bien sûr je leur ai tout raconté : la cuisine, le repas, Madame Lydia, les pouvoirs et ils ne m’ont pas crû. Pourtant, les deux années suivantes, nous nous sommes occupés de la maison. Une sorte de garçonnière pour nerds imaginatifs. Je dissimulais bien évidemment “les pouvoirs du sandwich”, celui de pouvoir manipuler les objets par la pensée. Vous apprendrez que la sauce miel-moutarde possède ces propriétés. J’ai tenu ma promesse à Madame Lydia et tous les dix ans je suis revenu ici, j’ai même acheté la maison. Ma famille s’est installée à Providence perpétuant la volonté des McCoy et d’un spectre cuisinier.

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