4 - Black Blood

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Il règne dans le salon, une étrange sensation. Une ambiance lourde et capiteuse où règnent à la fois l’incompréhension et l’hésitation. Le temps s’est comme arrêté autour de moi et j’entends le sang battre dans les tympans. Un rythme assourdissant, frénétique tandis que mes yeux ne quittent pas le corps inerte sur le sol. Mon esprit peine à comprendre ce que je vois, la liaison est difficile, le message ne passe pas. Désarticulé en bas de l’escalier se trouve Marcus, mon mari. Du sang s’écoule en un lent flot visqueux depuis la base du crâne pour ramper dans les interstices du plancher. Comment Anita va pouvoir nettoyer ça ? La question est clairement idiote mais c’est la première pensée qui me vient en tête : comment va s’y prendre la femme de ménage pour récupérer notre parquet. “Notre”... Je n’ai pas encore percuté qu’il est mort. Que je suis libre. Drôle de parallèle mais tellement libérateur. J’attends que mon cerveau comprenne mais pour l’heure, j’enjambe simplement le corps aux yeux vitreux tournés vers le plafond avec cette mine de stupeur définitivement figée. Je ne me presse pas pour prendre le téléphone et annoncer d’une voix torve, morne, que mon mari est tombé dans les escaliers. À l’autre bout de la ligne, l’opératrice ne comprend pas jusqu’à ce qu’enfin les mots sortent de ma bouche : mon mari est mort. 
Je l’ai tué ? Ça je m’en garde bien de le prononcer.

Une énième dispute. A quel propos d’ailleurs ? Je ne m’en souviens pas. Mon esprit oblitère tout ce qui s’est passé avant la chute. Certainement quelque chose de dérisoire et d’idiot. Après tout, la moindre erreur était l’occasion de cogner toujours plus fort. Ce soir, c’était différent. Cela allait être la fois de trop. C’était lui ou moi. Pourtant, je n’avais pas dans l’idée de le tuer. J’avais juste décidé de fuir, faire mes valises et partir aussi loin que je peux. Un pas énorme poussé par un instinct de survie à son paroxysme. A croire que mon corps a pris le relais de lui-même sans interroger ma conscience brisée par des années de coups et d’humiliation. Seulement Marcus ne l’entendait pas de cette oreille. Voulant me rattraper dans les escaliers je me suis débattu et il a vacillé en arrière dans cette expression de surprise qui ne le quittera plus jamais. Ça y est... l’idée vient de faire son chemin alors qu’au bout du fil il n’y a plus personne depuis longtemps déjà. Un rire nerveux me secoue les épaules, puis c’est une hilarité presque démente qui me prend, fiévreuse. Je suis libre ! Dehors, les gyrophares des secours illuminent la rue. La police arrive juste après. Je ris encore lorsque le lieutenant entre dans le salon alors que le médecin constate la mort de Marcus.

Une petite voix dans ma tête émerge.
Jusqu’alors je ne l’ai jamais entendu. Elle jubile, elle exulte même que de ne plus sentir l’emprise de cet homme sur moi. Je l’entends chuchoter alors même que le lieutenant m’interroge quant aux circonstances de “l’accident”.

— Tu ne l’as pas poussé, il a trébuché. Tu n’as rien à te reprocher. C’est un accident... un accident ? Dit-elle. Et je me contente de répéter, machinalement. 

Pas de traces de lutte à proprement parler. Après tout nous n’en n’avons pas eu le temps et si cela était arrivé alors je ne serai plus là pour le témoigner. Pourtant, un agent de la police scientifique s’avance vers moi, sous le regard suspicieux de mon interrogateur. Je frissonne quand la petite lame de plastique passe sous mes ongles afin d’en récolter quelques indices. La voix dans ma tête s’insurge. Je sens comme une bouffée d’assurance insolente.

— Suis-je suspecté de quelque chose ? 

L’officier secoue la tête mais sa mine dit tout le contraire.

— Simple routine. Pour l’enquête...
— Il ment, me dit mon nouveau compagnon intérieur.

Le scientifique continue son analyse et plonge les particules de sang retrouvées sous mes ongles dans une solution révélatrice. Elle aurait dû tourner au rose sous la présence d’hémoglobine mais là... rien. Pas de noirceur. Pas de preuves. L’innocence est là. 

— Je vous le redis, c’est un accident. Il a juste... trébuché. Dis-je à nouveau, me défendant avec un peu plus de ferveur. Mon locataire se moque : “On y croirait presque”. Pourquoi une telle défiance ?

On emporte le corps et je reste en retrait, amorphe tout du moins en apparence. Le Lieutenant me tend sa carte et me dit que l’on m’appellera demain pour la déposition et je me contente de simplement hocher la tête. Le film de cette mortelle soirée repasse dans ma tête, des flashs qui passent devant mes yeux. Je me revois dans les escaliers, Marcus m’agrippant le bras. Il me regarde d’un air suppliant, il s’excuse une nouvelle fois et dans ses yeux il est tellement sincère ? 

— Il ment... il recommencera... ne l’écoute pas. Ne l’écoute plus. Libère-toi. 

La voix était là, juste que je ne l’entendais pas si distinctement sous l’effet de l’adrénaline, la peur, la fuite. 
Nous nous tenions sur le palier en haut de l’escalier désormais. C’est là que je l’ai poussé. Il me tenait le bras si fort que j’ai dû enfoncer mes ongles dans sa chair pour le faire céder. Je me souviens du bruit de son crâne fendu sur le sol. Et son rire dans ma tête. Rire qui me prendra en écho quelques minutes plus tard. La vérité est enfin révélée pourtant, la science est trompée. 

— Tu te rends compte ? Quelle chance !

Me chuchote-t-on dans l’oreille. Je souris. 
Ma voix perce le silence morbide du salon, je demande :

— Qui es-tu ?
— Ton Passager Noir bien sûr ! Ravi de te rencontrer ! Tu vas voir, on va en faire de belles choses tous les deux ! Dit mon locataire avec un enthousiasme glacial.

Je souris de nouveau.

— J’en suis certaine...

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