Le prêtre de l'ombre

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 Rabirius était déçu : le contrôle du parcours de Kleopatra et de son maître avait montré qu’ils étaient restés dans la chambre toute la nuit. Il était donc impossible que la jeune femme se soit absentée pendant un court instant durant lequel quelqu’un se serait introduit dans la salle pour assassiner Domitius Varro et faire porter la responsabilité à l’esclave. L’inquisitor s’était embarqué dans le métro surplombant la capitale et la contemplait, pensif, à travers la vitre. Il voyait défiler les monuments et temples érigés par les Imperatores et les grandes familles. De par leur masse et leur hauteur, ils dominaient les modestes maisons carrées dans lesquelles vivaient les citoyens ordinaires. Sur les toits de celles-ci étaient dressés de grands et larges écrans bien visibles. Ils diffusaient continuellement la publicité des grandes entreprises détenues par les riches familles ou encore les informations contrôlées par le pouvoir. Un reportage montrait Servia Valeria Caria, la femme du patricien assassiné, pleurant et habillée d’un long voile noire comme le voulait la tradition du deuil et pleurant la mort de son mari. Rabirius se doutait comme tout le monde que ces larmes n’étaient versées que par respect de la tradition et qu’elle détestait profondément son mari vulgaire et infidèle.

 Il fut tiré de ses pensées quand l’interphone du métro annonça que le prochain arrêt était “Mur d’Aurelianus”. Construit en l’an 1026 Ab Urbe Condita(1) afin de contrer les invasions barbares, cette fortification avait pendant des siècles délimité la taille de la capitale. Avec la croissance démographique et urbaine des dernières décennies, se sont construites autour de ce mur des agglomérations faisant désormais partie de la Roma Magna, la grande Rome. Dans certaines s’étaient installées d’importantes familles ou corporations tandis que dans d’autres des populations économiquement et socialement délaissées du monde romain. Rabirius savait bien dans quel monde il pénétrerait au prochain arrêt de métro, là où même les cohortes urbaines risquaient de se faire attaquer par des bandits dans un coin de rue sombre. Même s’il était encore dans le territoire civilisé de Rome, il se doutait qu’il s'aventurait pourtant dans un territoire barbare et violent.

 Cette impression fut renforcée quand il débarqua du métro et vit les murs délabrés de la station. Sur ceux-ci étaient écrits à la peinture dégoulinante des slogans violents à l’égard du pouvoir et des forces, manifestation de la haine d’une population se sentant abandonnée par les élites. Ces phrases mal orthographiées rappelaient à Rabirius les cris poussés par le mouvement contestataire des tuniques pourpres qui fut la cause de sa déchéance des cohortes urbaines. Nourris par un sentiment d’injustice et par l’augmentation du coût de la vie, des groupes de citoyens et peregrini s’étaient soulevés dans les métropoles, menaçant la sécurité et l’ordre public. La dernière et la plus violente de leurs manifestations eut lieu lors des Parilia de l’an 2800 Ab Urbe Condita. Lors du 21 avril de cette année, l’actuel Imperator avait organisé et mis en scène une fête grandiose pour commémorer la fondation de la Cité. Parallèlement aux défilés des légions et du cortège impérial sur la Via Sacra Nova, des tuniques pourpres s’étaient attaquées aux magasins et monuments officiels pour manifester leurs colères. Toute les rues de Rome avait été le théâtre de violents et mortels combats entre les insurgés et les cohortes urbaines, dont l’une était commandée par Rabirius. Le calme rétabli, il fut reproché à celles-ci d’avoir fait preuve d’une violence disproportionnée et l’ordre avait été donné de les purger des éléments les plus violents. Plusieurs officiers et légionnaires furent ainsi déchu des forces de l’ordre pour l’exemple, dont Rabirius en faisait partie.

 Il sortit de la station et se retrouva dans un quartier dont les modestes maisons avaient perdu de leurs couleurs au point de tendre vers un gris sale et poussiéreux. Rabirius marchait au milieu de rues mal éclairées et le long desquelles s'étalaient des déchets datant de plusieurs jours voire plusieurs semaines. Il avançait tout en regardant discrètement autour de lui, craignant de voir surgir un ou plusieurs voyous d’un coin obscur susceptibles de le détrousser. Au cas où cela arriverait, il savait bien qu’il n’avait pas oublié ses réflexes de combat rapproché qu’il avait appris durant son service dans les cohortes.

 Après un quart d’heure de marche, il arriva en vue d’une boutique dont la vitrine était éclairée d’une lumière tamisée orangée. Sur la pancarte au-dessus de la vitrine était inscrit Ahmosis voyance, amulettes, porte-bonheur. En s’approchant de la vitrine, l’inquisitor y vit exposées des statuettes de divinités et des bijoux issus des différentes religions présentes dans le monde romain, même chrétiennes, pourtant interdites. Comprenant que la boutique était fermée, Rabirius appuya longuement sur la sonnette et attendit. Personne ne vint. L’inquisitor laissa cette fois la sonnette retentir plus longtemps et entendit depuis l’intérieur des pas s’avancer précipitamment vers la porte. Celle-ci s'entrouvrit, révélant un vieil homme chauve au regard ensorcelant, impression renforcée par le contour de ses yeux cernés de noir. Il fut saisi de peur à la vue de Rabirius et claqua brusquement la porte. Ne lui laissant pas le temps de la refermer complètement, l’inquisitor entra brusquement dans la boutique, se retrouvant face à un vieillard apeuré, habillé d’une ample robe noire et portant un pendentif doré représentant l’oeil d’Horus.

 — Ne… ne m’approchez pas, bégaya-t-il désignant Rabirius de son long doigt osseux, si vous osez encore me toucher… la… la colère… des dieux s’abattra sur vous, centurio !

 — Je ne suis plus dans les cohortes urbaines depuis des années, Ahmosis ! D’ailleurs, je ne viens pas vous arrêter. Je viens vous voir pour que vous m’aidiez à déchiffrer ceci.

 Rabirius déplia son volumen électronique et montra au vieil Egyptien l’image des hiéroglyphes inscrits sur le collier de Kleopatra.

 — Il s’agit d’une inscription hiéroglyphique inscrite sur le collier porté par l’esclave égyptienne de Domitius Varro et que ce dernier lui aurait offert. D’après une rapide analyse, elle aurait été tracée avec du sang humain.

 — Hélas, je ne saurai vous aider en la matière, répondit Ahmosis après avoir à peine regardé l’image, je ne fais que vendre quelques babioles et faire des spectacles de magie pour les pauvres crédules superstitieux.

 — Pourtant, malgré l’absence de preuve lors de votre procès, nombreux étaient ceux qui étaient convaincus que votre… magie avait eu une véritable influence sur eux, autant riches et pauvres.

 — Oh, tout ceci n’est rien d’autre qu’un jeu de l’esprit, tout simplement. Avec un soi-disant talisman sur eux, les gens sont capables de croire qu’ils peuvent soulever des montagnes et réussir dans ce qu’ils entreprennent, stimulant leur confiance ou volonté.

 — Vraiment ? Dans ce cas, je suppose que ces babioles n’ont absolument aucun pouvoir si j’en crois votre point de vue.

 L’inquisitor s’approcha d’une statuette de forme phallique et la toucha avec son index. Il regarda ensuite le vieux mage qui le fixait d’un regard apeuré. D’un geste court et rapide, Rabirius fit tomber le phallus de pierre qui éclata en mille morceaux sur le sol. Ahmosis sursauta mais se retint de dire quoi que ce soit. Longeant les étalages de la boutique, l’inquisitor prit une amulette égyptienne et la brisa avec son poing. Ahmosis grinça des dents et se montra nerveux. Rabirius fit semblant de laisser tomber maladroitement une statuette de divinité orientale ce qui fit trembler et crisper le vieil Égyptien. Une coupe remplie d’offrande subit le même sort et tout son contenu composé d’entrailles et de vin s’étala sur le sol. Ahmosis ne pouvait se retenir de trembler nerveusement, ses yeux exprimant la peur, son coeur battait à tout rompre.

 — Non, s’écria-t-il tandis que Rabirius s'apprêtait à renverser une autre statue.
 Ce dernier la remit à son emplacement tout en ayant un petit sourire de triomphe. Il se doutait que la réputation de peuple très superstitieux des Égyptiens avait un fondement de vérité. En cassant les statuettes de divinités protectrices et autres amulettes, il avait suscité chez le vieux soi-disant mage une peur irrationnelle de ne plus être protégé contre d’hypothétiques mauvais esprits ou maléfices.  

 — Alors, s’exclama l’inquisitor, on devient plus coopératif, Ô grand mage ?
 — Oui, begaya Ahmosis, en fait, ce collier que vous m’avez montré existe en deux exemplaires et ils ont tous les deux été envoutés grâce à ces inscriptions hiéroglyphiques réalisées avec du sang. Elles avaient pour effet de les relier par un lien invisible afin que celui qui porte l’un puisse mentalement contrôler l’autre porteur à distance.
 — Un contrôle mental possible à l’aide de deux colliers envoûtés, reformula Rabirius dubitatif, supposons que le sort fonctionne, quelqu’un peut donc posséder l’esprit d’un autre et l’inciter à commettre des actes répréhensibles sans qu’il s’en rende compte et le faire accuser.
 — Exactement ! Mais pour cela, il est nécessaire que les hiéroglyphes soient écrits avec le sang des deux porteurs, l’un portant le collier avec l’inscription du sang de l’autre. Or, seul celui qui connaît la formule rituelle et possède un collier à son cou peut activer le lien magique et de possession.  

 L’inquisitor réfléchit un court instant. Même s’il craignait et respectait les dieux, Rabirius doutait du soi-disant pouvoir de la sorcellerie qu’il considérait comme du charlatanisme. Il se demandait si les révélations du vieil Égyptien avaient une base solide à part une prétendue intervention de forces occultes dans l’affaire. Se doutant qu’il tenait tout de même une piste, il demanda :
 — Pourriez-vous me renseigner sur celui a réalisé cette opération magique sur les colliers et au nom de qui ?
 — Hélas, non ! J’ai compris quel était le but de ces hiéroglyphes en les lisant car ils ne font que reprendre la formule d'activation de la possession.
 — C’est bien dommage ! Si vous aviez eu un quelconque pouvoir de divination, j’aurais pu savoir qui était derrière tout ça.
 L’inquisitor promena son regard dans la boutique et son regard se fixa sur un rouleau de papyrus sur lequel était écrite une ligne de hiéroglyphes. Il le prit et le déroula pour l’observer. Après un court instant, Rabirius se retourna vivement et vit Ahmosis s’approcher de lui, prêt à le frapper avec un coffret. D’un réflexe rapide, l’inquisitor saisit le vieil Égyptien à la gorge, le faisant lâcher son coffret, et le plaqua violemment contre un mur.
 — Vous ne pouvez pas me cacher grand-chose, Ahmosis! Ce minuscule papyrus vous a trahi car la manière dont ces hiéroglyphes ont été écrits est exactement la même que celle sur le collier que je vous ai montré ! Alors, plus de mensonge maintenant! Qui vous a demandé d’ensorceler ces colliers?  — Si je vous le disais, répondit le mage étouffé par la poigne de l’inquisitor, je ne vivrais pas longtemps car cette personne est très puissante.  
 — Tu vivras encore moins longtemps si tu ne me dis pas qui est cette personne que tu sembles craindre !
 Rabirius resserra encore plus fort sa prise sur la gorge d’Ahmosis à tel point que le visage de ce dernier se crispa. Dans un ultime effort, le mage articula quelques mots incompréhensibles à cause de son souffle étranglé. Comprenant qu’il obtenait enfin quelque chose, Rabirius relâcha légèrement sa prise pour mieux entendre le nom du commanditaire :

 — Servia... Valeria... Caria.

(1) Depuis la fondation de la Ville, c’est-à-dire Rome en 753 avant J.C.

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