Il ne leur fallut que deux jours pour traverser le dernier tunnel. Dux en tête, ils avaient avancé rapidement, le pas pressé par l’approche de la conclusion du voyage. Le golem avait posé de nombreuses questions à Guad, mais celui-ci était resté renfermé sur lui-même. Son but initial n’avait pas changé, il voulait sauver les siens, il voulait permettre à Dalga de continuer à vivre. Mais maintenant, il devait se confronter à cette divinité qui l’avait élu pour ce périple. Il avait besoin de comprendre le sens de tout ce qui survenait dans les différentes bulles. Pourquoi la Gueule se montrait-elle si cruelle avec ses enfants ?

 — Nous sommes arrivés, Maître Guad, annonça le golem qui attendait près du passage.

 — Ne perdons pas de temps Dux, allons-y.

 La paroi se rétracta sous la main du guide dans un bruit de succion, laissant pénétrer dans le tunnel une lumière éblouissante et un vent qui gela le voyageur jusqu’aux os. Ils sortirent et se retrouvèrent sur une butte à une hauteur époustouflante. Ils n’étaient pas seulement sur une simple colline, mais ils se situaient en haut d’une montagne recouverte d’un voile blanc. D’ici, Guad pouvait observer à des kilomètres, il n’arrivait même pas à apercevoir les limites de cette bulle. Il leva la tête et fut surpris de ne pas voir de plafond non plus, son regard se perdit dans un infini bleu peuplé de taches laiteuses qui ressemblaient à du coton. Il réussit cependant à identifier la source de toute cette lumière : une sphère aveuglante au loin projetait ses rayons sur toute la terre qu’elle surplombait.

 Un nouveau frisson parcourut le corps de Guad, il ne s’était pas attendu à une température si basse. L’air qu’il respirait était très différent de celui qu’il y avait dans les bulles, en plus de la fraicheur, il y sentait une certaine pureté. Il marcha sur le rideau blanc qui recouvrait le sol dans un bruit de craquement léger. Il s’accroupit un instant et prit un peu de cette matière dans la main. Elle était froide et fondit lentement dans sa paume. Dux le rejoint, faisant disparaitre la neige autour de lui à mesure qu’il avançait.

 Guad se releva et explora du regard les alentours pour obtenir un indice sur ce qu’il cherchait. S’il s’agissait bien de la dernière étape de son voyage, où se trouvait la Gueule ? Où se trouvait la Vérité qui lui était promise ?

 — Tu aperçois quelque chose, Dux ? lança l’élu. Je ne vois ni divinité ni quoi que ce soit qui s’en rapproche.

 — Il n’y a rien de plus à voir, commenta le golem.

 — On dirait… Pourtant, nous sommes arrivés à la dernière bulle non ? Celle où la Gueule nous attend.

 — Il ne s’agit pas d’une bulle, nous nous trouvons à l’extérieur, Guad Deoredei. Vous venez de quitter la Gueule.

 Le jeune homme se retourna vers son guide, le sourcil levé. Ils venaient de quitter la Gueule ? L’extérieur ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

 — Tu m’expliques ?

 Le golem se posta devant lui et ses yeux commencèrent à changer de couleur rapidement, jonglant entre le rouge, le jaune et le vert.

 — Guad Deoredei, vous êtes le premier humain à réussir à sortir de la Gueule en vie. Vous avez bravé les obstacles qui se sont mis sur votre chemin et n’avez pas renoncé à votre quête. Votre rôle d’élu est maintenant achevé.

 Guad bondit en arrière et dégaina son épée. Il ne voyait pas pourquoi le golem deviendrait un danger d’un seul coup, mais son instinct lui hurlait de se méfier. Après tout, Dux restait une entité envoyée par une divinité qui abandonnait ses croyants à des morts atroces, peut-être n’était-il pas si neutre finalement.

 — Laissez-moi vous expliquer. Autour de vous, vous pouvez observer une partie de ce qui s’appelle la planète Terre. Un globe de presque un milliard de kilomètres où océans et continents s’entrecroisent pour permettre à nombre d’espèces vivantes d’y habiter. Sur cette planète, plus de dix milliards d’humains coexistaient par le passé.

 — Que…. Quoi ? souffla l’élu. Je ne comprends pas ce que tu racontes, cela semble complètement absurde en tout cas.

 — Je me répète, mais ceci n’est pas une bulle, il n’y a pas de paroi qui limite vos possibilités, ni de plafond où sont ancrés des roches qui vous offriront de la lumière. Vous êtes dehors, là où nuits et jours sont définis par l’apparition et la disparition de l’astre solaire que vous voyez dans le ciel.

 Guad leva la main devant lui pour interrompre le golem. Il la ramena sur son front pour se masser afin d’endiguer les premiers signes avant-coureurs du mal de crâne.

 — Et la Gueule dans tout ça ? Tu sembles insinuer qu’il ne s’agit pas d’une divinité.

 — La Gueule est une entité vivante, un écosystème où peuvent exister, comme c’est le cas pour vous, des êtres vivants. Les bulles ne sont que des environnements pour permettre aux hommes d’habiter à l’intérieur. La Gueule n’est pas un dieu.

 Guad se laissa choir sur le sol. Il avait besoin de sentir sous ses pieds et sous ses mains que la terre n’était pas en train de se retirer.

 — Je croyais que tu étais le messager sacré, l’envoyé de la Gueule.

 — La Gueule ne possède pas de messager, elle ne réfléchit pas. Elle ne fait qu’exister. Je n’ai pas pour fonction de la représenter ou de parler pour elle.

 — Et la Vérité ? Est-ce un autre mensonge que notre religion nous sert pour nous bercer d’illusions ?

 — La Vérité est une notion complexe, mais qui est réelle. Pour la comprendre, il est nécessaire que je vous explique des évènements passés. Il y a de cela de nombreux siècles, de multiples civilisations peuplaient la Terre, représentant des milliards de vies à travers ce monde. En ces temps, les hommes ont découvert, créé et inventé de nombreuses choses. Les progrès furent gigantesques en peu de temps, l’humanité n’avait jamais vu un tel essor.

 Guad se massait maintenant les tempes avec ses deux mains, son épée rangée dans son fourreau après avoir saisi qu’il ne courrait pas de danger immédiat. Pour l’instant, il devait se focaliser sur le fait de comprendre le flux indigeste d’informations que lui lançait Dux.

 — Mais ? tenta l’élu. Il y a toujours un mais.

 — La nature humaine est corrompue, continua le golem de sa voix monotone. Malgré le développement que l’humanité connut, seule une partie de la population put profiter des bénéfices obtenus. La famine, la maladie… Des désastres toujours plus nombreux et plus dangereux affectèrent le monde, et surtout les plus faibles. Jusqu’au jour où le châtiment divin frappa l’humanité pour son impertinence.

 — Divin ? intervint Guad dont la voix trahissait l’incompréhension. Je croyais qu’il n’y avait pas de dieu.

 — La Gueule n’est pas une divinité, mais il existe bel et bien un dieu dans ce monde. Il s’agit d’un être qui transcende la réalité, il est tout puissant et représente le gardien de l’équilibre. Il doit être le guide de l’humanité vers son apogée. Dans le cas où il n’y arriverait pas, la Terre sera purgée et un nouveau dieu devra prendre sa place.

 Dux marqua une pause, ce qui permit à Guad de poser le flux de ses pensées qui se tordaient dans sa tête.

 — Donc ce châtiment divin dont tu parlais était en fait la purge de la planète ? reprit le voyageur en suivant son raisonnement. Ils ont été punis pour leurs péchés ?

 — En effet. C’est la deuxième fois que cela se produit. Lors de l’échec du premier dieu, le déluge fut provoqué sur la Terre. La pluie se déversa durant quarante jours et quarante nuits, jusqu’à ce que seuls quelques élus survivent. Parmi eux, une personne uniquement fut choisie pour devenir le nouveau dieu. Il régna pendant plus de quatre mille années avant que, lui aussi, n’échoue dans sa tâche. Cette fois, ce fut la terre et l’air qui furent déchainés sur les hommes. Comme lors de la première purge, l’humanité fut éradiquée en grande partie. Les élus qui eurent la chance de rester en vie furent enfermés dans la terre elle-même au sein d’une entité nommée la Gueule. Les habitants des bulles que vous avez parcourues sont les descendants de ces élus qui eurent le privilège d’être épargnés.

 Guad sentait son cerveau prendre feu. Tout ce que racontait le golem lui semblait tout bonnement impossible…

 — Depuis que cette deuxième purge a été lancée, nous, les golems séraphins, nous sommes attelés à trouver celui qui remplacerait le dieu actuel.

 — Nous ? intervint Guad.

 Ses méninges se mirent en pause. Il se répéta la dernière phrase de Dux dans sa tête, encore et encore. Le guide releva sa main d’acier et une gerbe de flammes s’en échappa vers le ciel. La terre vibra dans un vacarme assourdissant. Autour d’eux se levèrent des centaines de golems à l’allure similaire à Dux. Guad observa cette légion tout juste sortie du réveil : ils n’étaient pas des centaines, mais des milliers !

 — Après tout ce temps, un élu est enfin parvenu à braver les épreuves qui lui furent confrontées. Une nouvelle ère va pouvoir commencer.

 Les golems recherchaient un remplaçant ? Voulait-il donc dire que…

 — Guad Deoredei, reprit en cœur la horde de fer et d’acier. Vous qui avez entendu les mille et une voix qui peuplent la Gueule. Vous qui avez vécu et observé les péchés et vertus de l’humanité. Acceptez votre rôle de nouveau dieu de la Terre. Construisez le destin des hommes à l’image qui vous siéra.

 Guad ne savait plus où donner de la tête. Lui qui avait entrepris ce voyage dans le seul but d’offrir aux siens de pouvoir continuer à vivre, il se retrouvait maintenant à devoir endosser le rôle de celui qu’il venait confronter.

 — Mais c’est impossible, bégaya-t-il, je ne suis pas capable de faire ça. Et que vont devenir les gens dans la Gueule dans tout ça ?

 Dux se mit à genou devant le jeune homme et répondit :

 — Nous vous assisterons dans cette mission, Guad Deoredei. Si vous acceptez la tâche qui vous est destinée, les habitants de la Gueule verront eux aussi l’extérieur et auront pour rôle de repeupler la planète en suivant les principes que vous leur dicterez.

 Dalga vivrait ? Mais pas seulement, tous ces gens qu’il avait rencontrés durant son voyage seraient enfin libérés de la Gueule. Mais Guad possédait-il vraiment le choix ? En y réfléchissant bien, s’il refusait, le cycle des élus reprendrait. Des golems emmèneraient des hommes et des femmes dans ce pèlerinage et cela, jusqu’à ce qu’un seul d’entre eux réussisse à son tour. Alors seulement, la liberté serait offerte à tous les habitants.

 Guad ne voulait pas du fardeau de divinité, cela représentait une charge bien trop lourde à ses yeux. Mais il savait qu’il ferait de son mieux pour le bien de tous. Il ne laisserait pas l’humanité se corrompre elle-même au point où une troisième purge serait nécessaire. Il devait le faire. Il devait devenir le guide des hommes, le nouveau dieu de ce monde qui s’ouvrait devant lui. Le gardien de l’équilibre.

 — J’accepte ce fardeau, annonça-t-il aux serviteurs d’acier.

 Dux se releva et lui tendit les mains. Le jeune homme les saisit et tout se brouilla autour de lui. Sur sa droite, la lumière du jour envahit tout l’espace au point de ne plus pouvoir apercevoir quoi que ce soit. Il sentit pousser quelque chose en lui et vit que le long de son bras droit se propageaient des vignes. Sur sa gauche, le monde se fit dévorer par l’ombre de la nuit et tout disparu. Sa chair s’arracha sur son autre main emportant peau, sang et muscles dans son passage. Ses yeux se fermèrent doucement, tandis qu’il percevait deux flammes, une rouge et une verte, danser en lui. Alors qu’il perdait entièrement pied, il entendit une dernière voix. Il reconnut la puissance du timbre de Leh.

 — Courage à toi, Guad Deoredei. L’humanité peut-être la plus grande source d’amour comme elle peut-être la plus grande source de haine. À toi qui me succèdes, je te souhaite de faire mieux et d’apporter l’équilibre à ce monde.