Chapitre 29

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 — Je choisis la vie.

 Kareth ouvrit doucement les yeux avec cette dernière phrase en tête. Où se trouvait-elle maintenant ? Elle n’était pas sûre de souhaiter le savoir. Elle était encore hantée par ce qui venait de lui arriver. Locro qui l’attaquait de toutes ses forces, la petite Maruti qui pleurait toutes les larmes de son corps en l’accusant de ne pas l’avoir sauvé, le visage résolu de Guad. Après tout cela, qu’allait-elle bien pouvoir subir ? Dans l’infini lumineux qui l’entourait, rien ne lui donnait le moindre indice de la suite.

 — Bonjour, mon enfant.

 Devant elle se matérialisa le prélat Duralle. Elle aurait peut-être dû se sentir heureuse de le rencontrer ici ou, à l’inverse, reculer par méfiance, mais elle ne bougea pas. Elle était trop bouleversée pour réagir normalement.

 — Ne t’inquiète pas, Kareth. Je ne suis pas là pour te tourmenter, au contraire.

 Elle admirait cet homme, elle avait toujours vu en lui un père spirituel. Pourquoi se trouvait-il ici ? N’était-il qu’une illusion ? Une odeur de vieux parchemin parvint à Kareth, qui reconnut immédiatement cette odeur si particulière qui collait à la peau du religieux. Le prélat lui adressa un signe pour lui signifier de le suivre.

 — Je viens pour t’expliquer quelques notions sur ton périple et te demander une faveur. Mais chaque chose en son temps, accompagne-moi s’il te plait.

 — Vous accompagner ? bégaya l’élue. Je suis désolée, prélat Duralle, mais je dois repartir, notre voyage vers la Gueule n’est pas terminé. Guad et Dux sont probablement en train de m’attendre.

 Le prélat se retourna, une mine grave tout à coup figée sur son visage.

 — Je suis navré de te l’apprendre Kareth, mais tu ne peux plus continuer ce périple. Tu as échoué face à Leh, tu ne pourras aller plus loin.

 — Échoué ? Je n’ai…

 Mais elle ne termina pas sa phrase. Elle le savait déjà. Pourtant, pouvait-elle accepter si facilement d’avoir été dupée de la sorte ? Le vieil homme se retourna et poursuivit son avancée dans le vide de lumière. Kareth le suivit, sans vraiment comprendre pourquoi elle ne se méfiait pas plus.

 Après deux minutes à marcher en silence, un changement se profila. Une petite marre d’eau, à peine assez grande pour y rentrer à deux, se démarqua du reste. L’eau demeurait d’un turquoise remarquable, Kareth lui trouva un aspect presque hypnotisant.

 — Nous y voici, dit le prélat. Tu as devant toi une eau spéciale. Quiconque immerge une partie de son corps pourra y faire refléter ce qu’il souhaite. Des souvenirs, des possibilités ou encore des évènements qui ont lieu au même moment. Ceci me simplifiera la tâche pour te donner des explications sur votre voyage. Je suppose que tu as des questions, donc je t’en prie. Pose-les-moi.

 Le vieil homme s’accroupit, et rentra sa main fripée dans l’eau. Il leva la tête et regarda l’élue, en attente de la suite.

 — Je… Euh…

 Les idées se bousculèrent dans l’esprit de Kareth. Elle détenait tant de questions et pourtant, son esprit n’arrivait pas à en formuler une seule. Elle prit une bouffée d’air pour se calmer. Elle se rappela un conseil que Locro lui avait donné plus d’une fois : faire simple.

 — Qu’est-ce que la Gueule ? Est-ce vraiment un être divin ?

 Dans la mare, une image se forma. On aurait dit un cœur qui battait à un rythme régulier.

 — Pas exactement. Il s’agit d’une entité vivante née de la main d’une divinité. Sa présence permet aux hommes et aux femmes de demeurer ici-bas.

 — De la main d’une divinité ? Il en existe donc bien une ?

 — Tu l’as déjà rencontré, mon enfant.

 L’eau se mut pour refléter un être mi-homme, mi-squelette : Leh, le gardien de la bulle Aksept.

 — Il n’est aujourd’hui plus que l’ombre du dieu qu’il était. Il a été le guide de l’humanité pendant des millénaires, avant de décider que les choses ne s’étaient pas engagées sur la bonne voie. C’est à ce moment qu’il a formé la Gueule à partir de son propre corps. C’est en quelque sorte son enfant.

 La surface de l’étang se troubla et des visions d’un paysage ressemblant fortement à Negata apparurent. Mais quelque chose clochait, Kareth était persuadée que c’était légèrement différent.

 — Quel est cet endroit ?

 — Il s’agit d’Hortus. Une bulle paisible et fertile, parfaite pour accueillir les hommes. C’est là que Leh emmena les mille et un élus qu’il avait choisis pour repartir de zéro.

 — Nous n’avons pas vu cette région durant notre périple.

 — C’est normal. Te rappelles-tu l’histoire que je vous ai racontée à Locro, Guad et toi avant votre départ ? Sur les raisons que nous avions de ne pas informer la population de votre voyage.

 — Je m’en souviens parfaitement.

 — Ces évènements ont bien eu lieu, mais pas à Negata, ils sont arrivés à Hortus. À cette époque, le périple que vous avez réalisé existait sous une forme bien plus simple. Tous les dix ans, Leh choisissait quelques personnes afin de le rencontrer et de profiter de la Vérité. Un golem venait alors les chercher pour les guider vers lui à travers les affres de la Gueule. Mais comme j’ai pu vous l’expliquer, cet honneur entraina la jalousie, qui se transforma en haine. Jusqu’à ce que le meurtre des élus ait lieu.

 À mesure que le prélat racontait l’histoire de la Gueule, les images se formaient les unes après les autres sous les yeux de Kareth.

 — La colère de Leh fut sans précédent. Il divisa Hortus en cinq parties, les cinq bulles que tu as visitées : Negata, Dusmas, Trafod, Wajae et Aksept. Il dispersa hommes et femmes dans les quatre premières, en prenant soin de leur modifier leurs mémoires, de sorte qu’ils ne se souviennent pas des évènements atroces qu’ils avaient commis.

 La terre d’Hortus se fragmenta, des séismes secouèrent les habitations. La lumière se fit plus vive dans la vision et s’amplifia jusqu’à devenir aveuglante. Lorsqu’elle se dissipa, la bulle n’existait plus, mais cinq nouvelles, plus petites, avaient pris sa place.

 — Face aux péchés de l’humanité, continua le prélat Duralle, Leh décida d’une nouvelle épreuve à laquelle devraient se confronter les élus qu’il choisirait. Ainsi, tous les quatre ans, il enverrait un de ses golems messagers dans une des bulles pour réaliser le périple que tu connais maintenant. Les élus doivent voyager à travers les cinq régions de la Gueule, afin de voir de leurs propres yeux les péchés et les vertus des hommes. Une fois terminé, il pourra alors faire face à Leh.

 Kareth fronça les sourcils, perplexe à cause des informations que lui donnait le religieux et par les visions qu’elle observait dans la marre.

 — Negata n’est donc pas le seul lieu où arrivent les messagers sacrés ? Et comment pouvez-vous savoir tout cela ?

 — Tes deux questions sont liées, Kareth. Lorsque notre divinité a divisé la terre d’Hortus, il a permis à cinq de ses serviteurs d’en devenir les guides. (L’eau se troubla et le prélat apparut.) Je suis celui qui a été assigné à Negata.

 — Qu’en est-il des autres ?

 — La bulle de Dusmas demeurait sous la responsabilité de Rack Krauklis, celui qui est connu aujourd’hui comme le duc de Freux.

 Le visage d’un homme d’une quarantaine d’années aux cheveux roux tirés vers l’arrière se forma. Son regard était froid et déterminé.

 — Dieu a choisi cet homme ? intervint Kareth. Il fait kidnapper des filles et des jeunes femmes dans sa région, les gens vivent dans la terreur de la mort à cause des monstres qu’il commande !

 — Les choses restent plus complexes que cela, Kareth. Rack n’est plus celui qu’il était. Le pouvoir lui a peut-être amené à perdre la raison, je ne saurais l’affirmer. Les varnas sont en effet des abominations, mais à l’origine, ils s’agissaient d’hommes, plus précisément des frères de Rack. Lors de la division d’Hortus, le duc a décidé de profiter de ce nouveau départ pour avoir la mainmise sur la bulle de Dusmas et d’apporter la prospérité à sa famille. Avec ses frères et sœurs, ils ont réfuté tous les principes inculqués par leur dieu et, dans leur arrogance sans limites, ont refusé de se plier au périple de la Gueule. Pour les punir, Leh a transformé Rack et ses trois benjamins en monstres sans visages. Ses quatre sœurs ne furent pas épargnées et finirent en corbeaux géants, ceux-là mêmes qui servent aujourd’hui de monture aux varnas. Face à la puissance divine, ils se sont enfoncés dans l’ombre et ne vivent plus que pour la violence et la mort, allant jusqu’au cannibalisme.

 Alors que l’image d’une créature sans visage commençait à se former dans l’eau, elle s’interrompit soudain.

 — Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que tu voies ce genre d’abomination, dit le prélat. Poursuivons. Trafod avait pour guide Tesika Canllaw. (La silhouette d’une femme aux cheveux blonds attachés en queue de cheval apparut.) Bien qu’une partie de la population de cette bulle fût de fervents croyants, une faction avait décidé de réfuter les enseignements religieux. Tesika appartenait à ce second groupe. Ils ont réussi à créer une civilisation bien plus avancée que les autres, mais trop souvent au détriment des leurs. Beaucoup de vies furent sacrifiées pour leur permettre d’en arriver là où ils en sont aujourd’hui. Mais alors qu’ils continuaient à progresser sur ce chemin dépourvu d’éthique, ils furent frappés par la malédiction varnas. Tesika, comme beaucoup de ses semblables, connut une mort tragique aux mains des goules qui ont détruit cette région.

 Kareth ne put se retenir de se mordre la lèvre inférieure lorsque le souvenir de Locro s’imposa à son esprit. Elle le voyait encore, souriant et avenant. Elle le voyait encore, partiellement métamorphosé, enfermé dans sa cage, monstre suppliant et assoiffé de sang. Elle le voyait encore, armé de son épée, essayant de la pourfendre dans l’enfer de lumière où elle se trouvait dorénavant.

 — Pour la région de Wajae, ce fut Fara qui fut choisi pour ce rôle. Elle assure toujours pleinement la tâche qui est la sienne avec une efficacité admirable. Bien que sa façon de garder les siens sous contrôle en utilisant les effets de l’addiction au nashwa reste somme toute discutable. Mais là n’est pas le sujet. Avec Negata, il s’agit de la dernière bulle qui participe encore au périple des élus.

Même à travers ce reflet aqueux, Fara dégageait une aura et une prestance remarquable. Kareth lui enviait ce charisme et cette force de caractère dont elle aurait bien besoin en cet instant.

 — Et enfin, Aksept. Cette bulle-ci sert d’épreuve finale au voyage des élus, seul Leh y réside.

 La vision de cet être fit frissonner la jeune femme. Un flot de questions recommença à la harceler tandis qu’elle ne put s’empêcher de réaliser une prière muette pour ses compagnons.

 — Tu restes bien silencieuse, Kareth, je t’ai connue plus curieuse.

 L’élue ne put se retenir une grimace. Elle voulait comprendre tant de choses.

 — Vous me racontez beaucoup, mais quel est le but ? Comment savez-vous cela ? Qui êtes-vous vraiment ? Vous avez dit que Dieu vous a choisi pour prendre en charge la bulle de Negata, mais ce n’est pas tout, je me trompe ?

 Le prélat se laissa aller à un large sourire et se remit debout.

 — Toujours aussi perspicace, mon enfant. Je vais faire simple, je me prénomme Gabriel et je suis un des soutiens de Leh dans sa quête. Nous arrivons à l’avènement d’une nouvelle ère, de grands bouleversements vont avoir lieu. L’humanité va connaitre un nouvel essor, tout va repartir sur des bases neuves. Pour éviter qu’ils ne marchent sur le chemin corrompu qu’ils ont parcouru par le passé, les hommes vont devoir apprendre des erreurs de leurs ancêtres. C’est pour cela qu’il leur faut un guide.

 — C’est donc ce que vous voulez devenir ? Un guide pour l’humanité ?

 — Ce ne sera pas possible pour moi. Avec le début de la nouvelle ère, les reliques de l’ancien temps disparaitront, moi compris. J’ai besoin que l’on hérite de mon devoir et c’est là que tu interviens. Je souhaiterais que tu prennes ma charge, c’est pour cela que je te raconte tout sur la Gueule.

 Kareth commença à s’agiter, mal à l’aise.

 — Je… Je ne comprends pas tout ce que vous dites. Je ne pense pas posséder la capacité de remplir un tel rôle.

 — C’est à ta portée, tu n’as pas à t’inquiéter. J’ai pu t’observer pendant tout ton voyage dans la Gueule, je sais que ta foi est grande et que ton cœur est vaillant. Tu répondras parfaitement à mes attentes, j’en suis convaincu. De plus, tu ne te serais pas retrouvé ici si tu n’en avais pas le potentiel, Leh a décidé de t’envoyer à moi après tout.

 L’envoyer à lui ? Elle n’avait donc pas totalement disparu, mais elle avait été dirigée vers son destin, celui que ce dieu lui avait choisi. La flamme qui brûlait dans son cœur se raviva avec ferveur, après tant d’années à tout donner pour prouver sa foi, elle était maintenant récompensée avec une tâche cruciale.

 — Qu’attend-on de moi ?

 — Je souhaiterais que tu deviennes le scribe du nouveau texte sacré. Avec tous les changements qui approchent et les problèmes qui les accompagneront, les hommes auront besoin d’un écrit saint pour les guider. Tu permettras aux générations futures de s’orienter vers la bonne voie, en prenant en considération les erreurs du passé ainsi que les différents commandements divins qui seront énoncés.

 Ce rôle semblait trop beau pour être vrai. Elle deviendrait l’intermédiaire entre Dieu et l’humanité. Jamais elle n’aurait osé rêver d’une tâche aussi importante. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir à cette idée au lieu de l’accepter du tout au tout, il lui manquait encore trop d’éléments.

 — Mais pourquoi me demandez-vous de faire cela ? Je ne saisis pas bien, vous me parlez de nouvelle ère, d’ancien monde, de ce dieu Leh qui aurait fragmenté la terre. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

 Le prélat se gratta le front parcheminé de rides dans un instant de réflexion.

 — Je pense que pour que tu comprennes mieux ce qui t’attend, tu devrais assister à ceci alors.

 Il s’accroupit de nouveau et immergea ses deux mains dans l’eau. La surface se troubla, jusqu’à laisser apparaitre une caverne où marchait un voyageur accompagné d’une créature d’acier brun.

 — Guad ! Dux !

 — En effet, répondit le prélat. Le jeune Guad a réussi l’épreuve que lui a imposée Leh, il va maintenant faire face à la Vérité.

 Le golem s’avança et posa sa main sur la paroi. Celle-ci s’ouvrit, laissant s’engouffrer une lumière aveuglante dans le tunnel sombre.

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