Partie 1 - Negata - Chapitre 1

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 Un son retentit au loin… Une cloche ? Guad n’aurait pu affirmer à quoi cela correspondait, pourtant il avait l’impression de l’avoir déjà entendu. Il ouvrit doucement les yeux. Le calme était revenu. Le jeune homme se tourna dans son lit et s’arrêta l’espace d’un instant pour contempler la superbe femme à ses côtés.

 Dalga était encore assoupie, sur le dos, plongée dans un rêve qui lui était propre. Ses cheveux roux lui tombaient sur le visage, ne laissant apparaitre qu’un nez aquilin et des lèvres fines, extrêmement tentatrices. Elle respirait doucement, son buste se dressant à un rythme régulier. Guad ne voulait pas la réveiller, mais il ne put s’empêcher de laisser courir une caresse sur la peau laiteuse de sa compagne. La jeune femme ouvrit doucement ses yeux noisette, émergeant du sommeil.

 — Bonjour mademoiselle, chuchota Guad.

 — Bonjour… bredouilla-t-elle. Déjà réveillé ? Ça ne te ressemble pas.

 — Oui, je ne sais pas trop pourquoi, répondit-il en haussant des épaules. J’ai senti que je devais me lever, comme une intuition.

 — Une intuition ?

 Dalga se releva, dévoilant sa nudité. Elle se frotta les yeux pour sortir du sommeil qui la tenait encore. Guad en profita pour renouveler son parcours passionnant sur les courbes de sa compagne, cette fois-ci plus orienté vers cette poitrine qui le faisait tant rêver.

 — Ce n’est pas aujourd’hui que le prélat t’avait convoqué ? s’assura la jeune femme.

 La main, si proche fut-elle de son objectif, s’arrêta. Il avait oublié.

 — Guad Deoredei, tu vas encore te faire passer un savon.

 Mais son compagnon ne l’écoutait plus. Il se précipita hors du lit, se saisit de ses habits laissés par terre et les enfila dans l'urgence. Le vieil homme n’était pas du genre tolérant avec les retardataires. Déjà que Guad était dans son collimateur, voilà qui n’annonçait rien de bon.

 — Eh merde ! fulmina-t-il. C’était la cloche du temple que j’avais entendu tout à l’heure. Je suis déjà en retard !

 Une fois complètement habillé, il fonça vers la porte de la chambre. Il allait partir lorsqu’il entendit un grognement dans son dos. Il se retourna, et constata que sa compagne fronçait les sourcils. Il revint vers elle, déposa un baiser sur ses lèvres, puis repartit à toute allure.

 — À tout à l’heure idiot, lança Dalga alors qu’il fermait derrière lui.

 Il se précipita dans les escaliers et rejoignit la rue. Sur le chemin, il croisa des dizaines de personnes qui partaient dans la même direction que lui. Son passage déclencha des rires et plusieurs promeneurs le hélèrent :

 — Alors Guad en retard ?

 — J’en connais un qui va soulever des pots de chambre.

 — C’est quoi ces cheveux ? Tu viens de te réveiller ou quoi ?

 Cette dernière intervention était sûrement pertinente. Tout en courant, le jeune homme se mit à essayer de rabattre ses cheveux courts et bruns en arrière, pour essayer de se donner un air un minimum soigné. Un peu de salive fit l’affaire. Ou du moins, il espérait que ce serait le cas. Se coiffer à cette vitesse fut un challenge plus difficile qu’il ne l’aurait cru.




 Guad arriva enfin au temple, essoufflé par sa course effrénée. Des hommes et des femmes discutaient en haut des marches, sous les arches en pierre orange qui constituait l’entièreté de la partie basse. Guad rejoignit l’un des escaliers qui coulissaient sur les côtés afin de pouvoir monter aux niveaux supérieurs. Il devait rejoindre le bureau du prélat qui se trouvait au premier, là où se situaient aussi les chambres des hauts placés du corps religieux. Le deuxième était réservé pour certains rituels auxquels seuls quelques élus pouvaient participer. Guad n’y était jamais allé et ne se souciait pas de savoir ce qui s’y trouvait.

 Le temple étant un édifice gigantesque, chaque étage dépassait la dizaine de mètres, ce qui laissa bien assez de temps au jeune homme pour réfléchir à ce qui l’attendait. Sa gorge se noua à mesure qu’il grimpait, des images de toutes les punitions qu’il avait écopées par le passé défilèrent dans son esprit. Le prélat semblait particulièrement friand des châtiments qui nécessitaient de porter des objets d’un endroit à un autre, puis de les ramener. Évidemment, le hasard voulait que les objets en question aient pesé des tonnes. Quoi de mieux que de faire transporter plusieurs dizaines de kilos à un puni pour lui rappeler le bon comportement à suivre ?

 Du haut de ses soixante-dix ans, ce vieux caillou était loin du grand-père assagi dans sa maison à attendre que le temps passe et l’emporte. C’était à croire qu’il tirait son énergie de la frustration des fidèles qu’il punissait.

 — Vieux sadique, jura Guad entre ses dents.

 — Tu es en retard.

 Le jeune homme sentit tous les poils de son corps se hérisser.

Je suis mort.

 Même si son esprit lui hurlait de faire profil bas et de continuer son chemin comme s’il n’avait rien entendu, Guad dû se résoudre à lever les yeux. Le prélat attendait devant l’entrée du premier étage, appuyé sur sa canne ornée d’un cristal blanc rond, symbole de son statut. Sa peau déjà fripée par l’âge se pliait encore plus sous l’effet du sourire qu’il affichait, lui donnant presque un aspect bienveillant. Un nouveau frisson parcourut Guad. Le prélat avait un don pour qu’un sourire de sa part apparaisse plus terrifiant que n’importe quel signe de colère chez quelqu’un d’autre. Le vieil homme passa une main tremblante dans ce qu’il restait de cheveux gris sur son crâne, puis poussa un soupir.

 — Bonjour, Guad, dit-il d’une voix rauque fatiguée par les années.

 — Bonjour prélat Duralle.

 — Viens avec moi s’il te plaît, l’invita le vieil homme.

 Il se retourna et s’engouffra dans un couloir, laissant trainer sa soutane blanche et noire derrière lui.

 — Le vieux sadique a deux-trois choses à voir avec toi.

 Un coup de fouet entre les omoplates de Guad aurait produit autant d’effet. Il emboita le pas de l’ainé, la tête enfoncée entre les épaules, sans dire un mot. Il exécuta discrètement un signe de prière tout en avançant.

Désolé Dalga, je ne pense pas revenir en un morceau cette fois.

 Ils traversèrent un petit couloir où s’enchainaient les portes des différentes pièces, entrecoupées de tapisserie en peau. Elles représentaient diverses scènes historiques de la religion de la Gueule. Quelques curieux observèrent le duo, affichant souvent un sourire compatissant au jeune homme, conscient de ce qui l’attendait.

 Ils pénétrèrent finalement dans la pièce du fond, celle réservée aux entretiens du prélat avec les fidèles, surnommée non officiellement « la salle de torture » par Guad. Une appellation dont il n’était pas le seul à utiliser, mais dont l’origine lui avait été bizarrement attribuée lorsque le chef religieux avait entendu quelqu’un l’employer. À ce souvenir, il se massa légèrement les épaules, comme si la douleur des dizaines de vases remplis d’eau qu’il avait amenée aux habitants se faisait sentir de nouveau.

 La pièce était modestement meublée : un bureau en bois avec un siège pour le prélat et une chaise pour lui faire face. Guad avait toujours pensé que ce mobilier si simple en apparence faisait partie d’un stratagème élaboré du vieil homme pour mettre une pression discrète, mais efficace sur les gens qu’il convoquait. Pas d’échappatoire lorsqu’on lui faisait face et ce n’était pas la petite chaise ridicule qui aidait à se sentir à l’aise. Le seul ornement que l’on trouvait dans la pièce était une ancienne tablette accrochée au mur. Le commandement de la piété.

 « Faites honneur à l’amour que vous donne la Gueule. Honorez-la et honorez les vôtres. Que par les mille et une voix que vous aurez entendu, que votre choix soit le bon, pour le bien de tout un chacun. »

 Guad n’avait jamais trop compris la deuxième partie. On lui avait expliqué qu’il s’agissait là d’une image pour dire que l’amour et le respect devaient être les seules motivations qui guident les choix des croyants.

 Le vieil homme se plaça face à la tablette sacrée et murmura une prière en posant une main sur son poing, devant son visage aux yeux fermés. Une fois terminé, Guad imita son prédécesseur, tandis que celui-ci s’assit à son bureau.

 — Que la Gueule entende ma voix et protège mon cœur, chuchota le jeune homme les yeux fermés.

 Sa prière achevée, Guad se posa sur la chaise en bois qui l’attendait. Le meuble émit une légère plainte sous son poids. Le prélat l’observa silencieusement, ses paupières tombantes ne cachant pas complètement son regard vif que l’âge n’avait pas entamé. Guad avait l’impression que deux géants appuyaient sur ses épaules avec une force démesurée. Il tapa nerveusement du pied sans s’en rendre compte pendant qu’il se grattait la main.

 — Que se passe-t-il, mon garçon ? demanda le religieux d’une voix avenante, presque mielleuse. Tu sembles stressé.

 La salive dans la bouche du jeune homme lui parut bien sèche.

 — Je suis désolé pour mon retard, prélat Duralle.

 — Ce n’est pas grave. S’excuser pour sa faute est déjà un premier pas vers le pardon. Je t’épargne ta punition de devoir porter des pots de chambre toute la journée.

 Guad laissa échapper un long soupir.

 — Une demi-journée devrait être suffisante pour satisfaire le vieux sadique, acheva-t-il tout sourire.

 Faute avouée à moitié pardonnée, comme toujours. Guad n’avait pas volé sa punition.

 — Merci pour votre générosité, prélat.

 — Bien. Cela étant dit, passons à la raison qui t’amène ici, enchaina le vieil homme en se repositionnant sur son siège. Je souhaiterais te poser quelques questions qui vont te sembler ridicules, mais j’accorde une certaine importance aux réponses que tu me donneras.

 — Quelles sont-elles ? demanda le disciple, curieux et méfiant.

 — Tout d’abord, sache que j’aimerais que tu demeures le plus sincère possible. Je ne te reprocherais en aucun cas ce que tu penses. Entendu ?

 Guad hocha la tête, un peu confus par tant de précautions. Le prélat posa les coudes sur son bureau et aborda une expression plus sérieuse.

 — Qu’est-ce que la Gueule pour toi, mon enfant ?

 — Eh bien, il s’agit de notre divinité, répondit Guad. Elle veille sur nous et…

 — Je ne te demande pas ce qu'elle représente, coupa le vieil homme, mais ce que toi tu en penses.

 Vraiment étrange. Le prélat souhaitait-il le pousser au blasphème ? Cela ne correspondait pas vraiment à la façon de faire du vieux renard pourtant. Guad releva la tête avec énergie et fixa son interlocuteur droit dans les yeux. Il voulait la vérité, alors autant lui donner.

 — J’ai foi, prélat. Je pense bien que la Gueule est une entité supérieure qui nous regarde et nous fait vivre en son sein.

 — Mais ?

 — Mais je ne sais pas si elle nous aime comme le signifient les écrits sacrés, conclut Guad.

 Il était résolu à dire ce qu’il pensait, mais cela ne l’empêchait pas de se sentir mal à l’aise à l’idée d’avoir proféré de telles paroles devant la plus haute entité religieuse.

 — Pourquoi ?

 Le jeune homme fut étonné, s’attendant à un blâme plutôt qu’à d’autres questions. Il hésita un peu, mais continua :

 — Elle nous fournit de quoi vivre, de quoi manger, mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agit là d’amour. Après tout, nous faisons pareil avec nos animaux, mais on ne peut pas dire que nous les aimons comme la Gueule est censée nous aimer.

 — Je comprends. Mais ce n’est pas tout, est-ce que je me trompe ?

Vieux renard.

 Guad se tortilla sur son siège qui était décidément bien trop petit, même pour une seule personne.

 — La Gueule m’a enlevé mes parents alors que je n’avais que huit ans, lança-t-il avec une pointe de tristesse mélangée à sa voix. J’ai du mal à croire qu’une divinité qui nous aimerait comme on le dit accepterait cela. N’est-ce donc pas cruel que de retirer ses parents à un enfant ?

 — Je ne saurais te répondre, mon fils. La Gueule est omnisciente, il est parfois difficile pour nous, simples êtres humains, de comprendre ce qu’elle veut.

 Le silence s’installa entre les deux. Le prélat l’observait maintenant avec compassion. Il était probable qu’il voyait encore le jeune garçon de huit ans dans les traits de Guad.

 — C’est tout ? C’est pour me demander cela que vous m’avez convoqué ?

 — Prélat Duralle, coupa ce dernier d’un ton sec.

 — Pardon, prélat Duralle.

 Il ne fallait pas oublier la politesse avec le vieil homme.

 — J’aimerais que tu préviennes Dalga Autemulier que je souhaite la voir. Dis-lui de passer ce midi s’il te plaît. Et pourrais-tu aussi demander à Locro Risughoul de venir en fin de journée ?

Comme si j’avais le choix.

 — Avec plaisir prélat Duralle, confirma Guad.

 — Voilà une bonne affaire de réglée alors, dit le vieil homme en tapant des mains. Tu peux y aller maintenant.

 Guad se leva et se dirigea vers la sortie. Quelques questions seulement ? Cela devait forcément cacher quelque chose !

 — Oh, une dernière chose mon garçon.

 — Oui ?

 — Il y a des pots de chambre qui t’attendent ce matin. Et si tu oublies de prévenir Dalga et Locro, il y en aura aussi demain.

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