Chapitre 74

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Alexis

Pour ce week-end de la Pentecôte, je passe donc trois journées pleines avec Layla, même si le samedi en début d'après-midi nous nous rendons à Créteil pour rencontrer les potentiels acheteurs. Serge nous y conduit et nous attend patiemment en bas de l'immeuble, le temps de la visite. L'agent immobilier est présent également, bien entendu.

La rencontre se déroule bien, le jeune couple nous fait bonne impression à Layla et moi. Reste à espérer qu'ils obtiendront leur prêt, mais ils ont déjà entamé des démarches auprès de leur banquier et les choses semblent en bonne voie. Ils ont jusqu'à la fin de l'été pour concrétiser les choses de leur côté. Nous nous donnons donc rendez-vous pour mardi, chez le notaire, pour la signature du compromis de vente.

A l'issue de cette rencontre, Serge nous conduit chez Pauline. Je voulais profiter de mon petit séjour pour les voir, Aglaé et elle. Comme il n'est pas très tard, nous partons en balade le long des quais de Seine, au centre de Paris, et nous parvenons à les inviter dans un petit restaurant italien du quartier du Marais pour le repas du soir. Aglaé parle déjà des prochaines vacances en Ardèche, ravie d'y retourner. Je sens que Pauline est heureuse aussi de ce projet.

Pour le retour à Boulogne, nous prenons un taxi : j'ai insisté auprès de Serge pour qu'il profite aussi de son week-end et ne s'occupe pas de nous avant mardi matin : il conduira Layla au travail, puis m'emmènera chez le notaire avant de me déposer Gare de Lyon pour que je puisse y prendre mon train et rentrer en Ardèche. Au cours du trajet, nous discutons de notre journée, Layla et moi.

- Cela m'a fait plaisir de revoir Pauline et Aglaé, me dit-elle. Nous nous étions vues il y a quelques semaines. La prochaine fois, ce sera sans doute en Ardèche. Je vais être bien occupée d'ici là.

- Oui, c'était une bonne occasion. Aglaé est impatiente de revenir à Antraigues !

- Je peux la comprendre, me sourit Layla. Moi aussi, je le suis. J'ai l'impression qu'elle s'y est bien attachée.

- Elle a trouvé là-bas de quoi étancher sa soif de curiosité au sujet des volcans, des pierres, des fossiles... et même de la Préhistoire !

- Je suis certaine qu'elle s'entendrait bien avec mes neveux. Mais faire venir mon frère en Ardèche ou à Paris et favoriser une petite rencontre entre les enfants, c'est compliqué.

- Ton frère n'aime pas revenir à Antraigues ?

- Il a fait sa vie à Bordeaux. Sa femme en est originaire. Je pense que ça ne lui déplairait pas d'y faire un séjour, à l'occasion, mais il faudra un peu d'organisation, prévoir à l'avance. Margot aime bien que tout soit bien organisé, pour les vacances comme pour le quotidien. Elle complète bien Gabin pour cela. Lui est incapable de planifier quoi que ce soit. Mais je pense que les garçons seraient curieux d'y venir, surtout Maxime. Il m'en parle presque à chaque fois que je le vois.

- C'est vrai ?

- Oui. Il est venu une fois, mais il était tout petit et n'a pas gardé de souvenir de son séjour. C'était juste après avoir terminé la restauration de la maison. J'avais réussi à faire venir mes parents, mon frère et ma sœur pour l'occasion. Nous ne nous y sommes jamais retrouvés à nouveau depuis. C'est un joli souvenir. Il faisait beau, c'était au début de l'été. Tout le monde était content de se retrouver et la restauration a plu à papa. Il se demandait un peu, je crois, ce que j'allais faire de ces vieux murs.

- Cela peut lui donner confiance sur ton projet pour les usines : tu as fait du beau travail avec la maison, tu pourras faire de même avec les usines.

Elle sourit doucement.

- Je n'avais pas pensé à cet argument, mais si besoin, je l'utiliserai pour le rassurer. Ou le convaincre un peu plus...

- Ne l'est-il pas ?

- Je pense qu'il est encore partagé, mais il me fait confiance et cela, c'est important pour moi. Il sait que j'ai raison, en ce qui concerne les coûts à venir, chose que l'on n'a pas assez à l'esprit selon moi, que ce soient les politiques, les chefs d'entreprises et la population dans son ensemble. En revanche, je pense qu'il trouve toujours un peu "saugrenue" mon idée de relocalisation en Ardèche. Si j'avais avancé un projet d'extension à Libourne, cela lui aurait paru assez logique - et cela l'est, je le reconnais. Mais l'Ardèche...

- C'est étonnant qu'il ait ainsi tourné le dos à ses racines. Alors que toi, tu cherches à les conserver à tout prix. Tu ne suis pas le même chemin que lui, pour cela. Même si tu avances dans ses pas et dans ceux de ton grand-père pour la direction de l'entreprise.

- Je pense que c'est une question d'ambition. Dans un certain sens, la mienne se rapproche plus de celle de mon grand-père. Papa avait vraiment la fibre entrepreneuriale, le goût pour les défis économiques, l'envie de monter un grand groupe. Nous ne sommes pas une petite entreprise, loin s'en faut, mais nous ne sommes pas non plus une très grosse société. Nous nous situons dans la taille moyenne, tant en nombre de salariés qu'en chiffre d'affaires. Et cela me convient. Je ne veux pas que l'entreprise devienne un "monstre" économique. J'estime ne pas avoir les reins assez solides pour me le permettre et pour être capable de diriger une telle société. Cela demande des compétences, mais aussi une certaine personnalité. Et la capacité d'écraser beaucoup de monde... Ce qui n'est pas dans ma philosophie. Sans être un "requin" du monde des affaires, papa possédait certaines de ces capacités. Pour cela, nous sommes différents. Et, parfois, nous avons un peu de mal à nous comprendre. Mais la confiance entre nous demeure et c'est le plus important pour moi.

- Je comprends. Mais qu'en est-il de son rapport à l'Ardèche ? Je peux mesurer qu'il ait eu besoin de déplacer les centres décisionnaires de l'entreprise, qu'il ait favorisé le développement de l'usine de Libourne pour des tas de raisons économiques et sociales. Mais en lui-même ?

Je sens que Layla hésite un peu à me répondre. Je poursuis :

- Excuse-moi, Layla, si je pose des questions indiscrètes. C'est juste que cet aspect m'interpelle, en fait.

- C'est normal. Je vais essayer de t'expliquer cela tout à l'heure.

Nous ne sommes en effet plus très loin de l'appartement, et je soupçonne Layla de vouloir un peu de discrétion. Si Serge avait été au volant, peut-être aurait-elle poursuivi.

Layla

La curiosité d'Alexis est bien légitime. Et il est peut-être temps que je partage cela avec lui aussi. Une fois de retour chez moi, nous nous installons au salon. Je prépare deux tisanes de tilleul avec du miel et le rejoins. Alors que les tasses fument devant nous, distillant le parfum apaisant et chaleureux du tilleul, j'entame mes explications :

- Il n'y a pas une raison unique à pouvoir expliquer l'attitude de mon père par rapport à l'Ardèche, mais plusieurs. Du moins, c'est la conclusion à laquelle je suis arrivée, avec les éléments dont j'ai connaissance. La première est ma mère, leur rencontre alors qu'il voulait saisir certaines opportunités de développement pour l'entreprise. Il avait vite compris l'importance d'être proche des grandes voies de communication, pour mieux écouler les produits. A Ucel et Labégude, on est très enclavé, il faut le reconnaître. A Libourne en revanche, il y avait l'autoroute vers Paris ou vers l'Espagne, le port de commerce de Bordeaux... Bref, les moyens de faciliter la distribution de nos produits. Et maman étant d'origine bordelaise, il a vite fait son choix pour implanter l'usine principale. Ensuite, il y a eu le décès de ses deux parents, à peu de temps d'intervalle. Mon grand-père d'abord, je te l'ai déjà dit. Et ma grand-mère. Elle a commencé à perdre la tête avant qu'on découvre le cancer de mon grand-père. Ca a été une période très dure : tous les deux étaient malades, mon grand-père a fini par être hospitalisé. A l'époque, un cancer, ça ne pardonnait pas. Rares étaient les personnes qui s'en sortaient et pour un cancer du poumon encore plus. Mais il a aussi fallu s'occuper de ma grand-mère. Et là, il n'y avait quasiment rien, aucune structure. Déjà que ce n'est pas mirobolant maintenant, mais à ce moment-là, quand tu avais ce qu'on n'appelait pas encore la maladie d'Alzheimer, mais la démence sénile, c'était compliqué. Elle ne pouvait pas rester chez elle, seule. Elle est venue un peu chez nous, puis ça a été une alternance de séjours à l'hôpital, dans une unité soi-disant spécialisée, des retours chez nous. La pauvre était totalement perdue. Elle manquait déjà de repères et là, ces va-et-vient l'ont totalement déboussolée. Elle est décédée suite à une chute deux ans à peine après mon grand-père.

- Je comprends. C'est vrai qu'on n'avait pas les connaissances médicales de maintenant, ni les moyens de diagnostic et de traitement qu'on possède aujourd'hui. Et perdre ses deux parents coup sur coup, ça a dû effectivement être très dur, moralement, pour ton père.

- Oui. Je pense que ça peut expliquer aussi ce côté "dur" qu'il a. Et c'est également la raison pour laquelle nous avons quitté l'Ardèche peu après le décès de ma grand-mère.

- Et pourquoi tu as été si attachée à ta tantine.

- Aussi. Elle a plus été ma grand-mère que la vraie. J'avais entre trois et quatre ans quand elle est tombée malade, et Tantine a pris le relais pour s'occuper de nous, d'autant que pour faciliter les choses, nous vivions à Aizac et que mon frère, ma sœur et moi avons commencé notre scolarité là-bas. Je pense que papa a voulu couper les ponts avec la région aussi pour faire son deuil. Et qu'il s'est vraiment plongé dans le développement de l'entreprise en prenant le relais de mon grand-père.

- Et cela l'a amené à fermer les usines...

- Oui, à faire finalement ce choix. Là aussi, ça a été dur. Pour les gens du coin. Pas seulement parce que certains perdaient leur travail et que de nombreuses familles étaient impactées, mais parce que c'était l'un d'entre eux qui conduisait cette fermeture. Qui l'avait décidée.

- Ils se sont sentis trahis ?

- Oui, dis-je après un peu d'hésitation.

La main d'Alexis se pose sur ma cuisse, la caresse un instant. Puis il passe son bras par-dessus mon épaule et me rapproche de lui.

- Dans un sens, tu veux aussi "réparer" cette trahison, Layla. En relançant les usines.

- J'en ai conscience. Même si c'est loin d'être ma motivation première, mais ça participe à ce besoin de "réparer". Néanmoins, le projet est viable et s'il ne l'avait pas été, je n'aurais pas poursuivi et j'aurais tout regroupé à Libourne. L'entêtement, ça a du bon, mais parfois, il faut aussi se plier aux réalités économiques. Bien sûr, la solution de Libourne serait plus rentable, à court et moyen terme. Mais à long terme... Les projections sont difficiles.

- Et cela rend d'autant plus difficiles les choix à faire. Mais j'ai confiance. En toi.

Je lève les yeux vers son visage. Ses paillettes dorées brillent doucement, de ce feu d'amour et de confiance qui me fait tant de bien. Un léger sourire s'affiche sur ses lèvres et je souris de même. Puis il m'embrasse tendrement, longuement.

Et nos tisanes demeurent abandonnées sur la table basse.

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