Chapitre 73

11 minutes de lecture

Layla

Un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Face à moi, Maïwenn se tient assise, sérieuse. Mais je la sens un peu tendue. Dans quelques minutes, nous allons nous retrouver face à toute l'équipe de direction, pour la présentation de son étude.

- Tout va bien se passer, Maïwenn, dis-je d'un ton rassurant. Votre projet est très bien préparé et les points de détails seront abordés plus tard, par chacun des chefs de service à y prendre part.

- Oui, bien sûr. Néanmoins, c'est la première fois que je vais faire une telle présentation.

- Je comprends. Mais je suis là pour vous épauler et Laurent aussi. Il a une connaissance du projet quasiment aussi précise que nous deux.

Elle hoche la tête, dénoue un peu ses doigts. Je me lève alors et ajoute :

- Et bien, allons-y !

Nous quittons mon bureau, nous arrêtons juste à la porte de celui de Laurent. Il est prêt lui aussi et nous rejoint aussitôt. Nous nous retrouvons dans l'ascenseur pour gagner la salle de réunion où nous attend déjà toute l'équipe de direction. Lisa nous accompagne. Alors que chacun s'installe, je prends la parole :

- Merci à tous pour votre présence pour ce comité de direction. C'est un moment important dans la vie de notre entreprise, plus encore que les précédents que nous avons tenus. Certains d'entre vous la connaissent déjà, mais je vous présente Maïwenn Le Gall que j'ai chargée d'une étude qu'elle va vous présenter dans quelques instants.

Je marque une courte pause, puis reprends :

- Avant qu'elle ne commence, je voudrais vous préciser la genèse de cette étude. Il s'agissait pour nous de réfléchir à plusieurs défis que nous allons devoir affronter dans les années à venir, à commencer par la hausse des prix de l'énergie, tant pour nos installations - usines, magasins, bureaux - que pour le transport. Il s'agit aussi de prendre des décisions importantes concernant les axes de développement de notre entreprise : conquérir de nouveaux marchés, poursuivre dans cette voie, ou consolider nos acquis. Maïwenn a donc entamé une étude, menée depuis plusieurs mois, dont les conclusions doivent nous conduire à faire ces choix en toute connaissance de cause. Maïwenn...

Je me tourne vers elle et lui laisse la parole.

- Bien. Mesdames, Messieurs, bonjour à tous. Comme vient de le dire Mademoiselle Noury, je travaille donc sur cette étude depuis plusieurs mois. Il s'agissait d'évaluer l'évolution des coûts de fabrication des emballages à l'étranger et de leur éventuelle relocalisation en France. Car les coûts du transport vont exploser dans les années à venir. Je me suis appuyée sur plusieurs estimations, réalisées non seulement par des prospecteurs en France ou en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. Certaines études se basent sur des augmentations plus ou moins importantes, aussi selon différents critères : estimation à différentes échéances de la raréfaction des ressources énergétiques et notamment fossiles, remplacements par des énergies douces, leur application au transport, etc... Dans tous les cas de figure, y compris le plus optimiste, cette augmentation sera conséquente et si, à l'heure actuelle, il est encore rentable de faire fabriquer les emballages à l'étranger, dans des pays où la main d'œuvre est peu chère, ce ne sera plus le cas dans quelques années. L'anticipation est donc nécessaire. Ce fut le premier axe de mon étude : estimer ce coût. Dans un deuxième temps, je me suis penchée sur les possibilités qui s'offraient à nous, en termes de relocalisation. Trois ont émergé : l'extension de l'usine de Libourne, sachant qu'il y a des terrains disponibles et que cela permettrait de tout regrouper sur un même site, avec des infrastructures proches : port de commerce, routes, aéroport. Mais un écueil cependant : la main d'œuvre et les difficultés de recrutement. La région bordelaise est très dynamique en terme d'emplois, mais certains secteurs manquent de personnel et notamment pour les postes peu qualifiés ou moyennement qualifiés. La deuxième possibilité réside dans une implantation dans un autre endroit, mais là, mes estimations ont été plus difficiles à faire : que ce soit dans le sud de la France, près de Marseille par exemple, ou plus au nord, la région nantaise ou dans les alentours du Havre, la situation serait assez similaire à celle de Libourne : bassins d'emplois dynamiques, mais coûts importants pour l'achat d'un terrain. C'est une solution qui, à mon sens, ne serait pas la meilleure car le retour sur investissement serait plus long à obtenir.

Autour de la table, les différents interlocuteurs l'écoutent avec attention. Cette première phase de la présentation de Maïwenn ne les surprend pas vraiment. Ce sont des données qu'ils avaient déjà tous plus ou moins à l'esprit et ses premières conclusions sont assez attendues. Maintenant, reste à "lâcher" la bombe de la relance des usines ardéchoises.

- Enfin, la troisième possibilité, c'est d'utiliser les usines ardéchoises, de les rééquiper, de les remettre aux normes.

Je vois cette fois la surprise s'afficher sur plusieurs visages. Certains se tournent vers moi, un peu interrogatifs. Je leur rends leurs regards avec assurance. Maïwenn ne s'est pas interrompue et poursuit :

- J'ai donc fait faire une évaluation précise, aidée en cela par deux cabinets d'études, concernant ces deux usines. L'Ardèche présente deux avantages : de la main d'œuvre suffisante, car le taux de chômage y est plus élevé que dans le Bordelais ou autre région dynamique, et des bâtiments existants, propriétés de l'entreprise. Leur mise aux normes et leur rééquipement ne seraient pas plus élevés que l'extension de l'usine de Libourne, les coûts sont similaires. En revanche, le site est plus enclavé, il faut compter plus d'une heure pour rejoindre la vallée du Rhône et trouver des grands axes pour le transport des marchandises, que ce soient les approvisionnements ou les livraisons. Et la rivière n'est pas navigable, contrairement à la Dordogne, même si dans un délai relativement proche - entre dix et quinze ans - il n'est pas encore envisagé de recourir au transport fluvial. Voici donc les trois solutions envisagées. Pour chacune, j'ai bien entendu tout un dossier détaillé qui vous sera transmis pour que vous puissiez mener votre propre réflexion, apporter vos questions.

A cet instant, je reprends la parole :

- Merci pour cette première présentation, Maïwenn. Je voudrais ajouter que Maïwenn a aussi décliné son étude sur trois axes. Le premier est de rapatrier la fabrication de tous les emballages en France, plastiques et cartons. Le deuxième est une étape intermédiaire, en conservant dans un premier temps l'usine turque. Enfin, le troisième est, pour l'hypothèse ardéchoise, d'y déplacer aussi la fabrication de notre gamme de luxe, pour éviter le transport de l'eau entre Ucel et Libourne.

Maïwenn hoche la tête, pour confirmer mes propos.

- Ce n'est pas un mince projet que tu nous présentes là, Layla ! commence Valérie, la cheffe du service financier. Mais j'ai déjà en tête certaines conclusions que Maïwenn a pu obtenir également. Je pense en effet qu'il faut sérieusement envisager une relocalisation, au moins en Europe, de toute notre chaîne de fabrication. Nous limiterions considérablement les coûts, en transport bien sûr, mais aussi en infrastructures. Je rappelle que l'usine turque, notamment, aura besoin dans les prochaines années de sérieux travaux, équivalents à ceux qui sont engagés cette année à Libourne. C'est aussi un élément à avoir à l'esprit.

- Pour ma part, intervient Jean-Philippe, le chef du service Ressources Humaines, je n'ai pas ce type de données à l'esprit et je suis curieux de prendre connaissance des conclusions précises de l'étude. Mais la question du recrutement et de la formation est un point qu'il faudra chiffrer également.

- J'en ai fait une estimation, indique Maïwenn, avec une fourchette haute et une basse, d'après les éléments que votre service m'avait fournis concernant les plans de formation. Mais je crois que Mademoiselle Noury a un élément à apporter aussi à ce sujet.

- Tout à fait. En France, contrairement à la Turquie et à la Thaïlande, nous avons une obligation d'emploi de personnel handicapé. Si nous ne remplissons pas notre quota, nous devons verser une taxe plus élevée pour favoriser leur embauche dans d'autres secteurs. C'est la loi. En Ardèche, il n'existe pas ou très peu de structures d'ateliers dits protégés. Quelques personnes sont employées dans des jardineries, chez des artisans, dans des commerces. Mais beaucoup demeurent dans les centres d'accueil et d'hébergement, sans opportunité d'emploi. Certains postes, notamment la fin de chaîne, à savoir la mise en carton des emballages finis, la manutention de certains éléments, peuvent être confiés à des personnes handicapées mentales. Des postes peuvent aussi être attribués à des handicapés physiques, comme des postes administratifs ou même sur la chaîne et à l'entrepôt. Si nous choisissons l'option ardéchoise, ce sera un élément incontournable de notre recrutement. A Libourne, nous ne pourrions pas forcément remplir notre quota de personnel handicapé, nous employons déjà un certain nombre de ces personnes et les centres environnants ont trouvé assez de débouchés pour la plupart de leurs résidents. Je ne dis pas que nous n'en aurions pas, mais pas assez. A Aubenas, les deux centres d'accueil sont continuellement à la recherche d'entreprises pour placer leurs résidents. Nous leur apporterions une vraie opportunité.

Mon regard fait le tour de la tablée. Je vois bien que chacun commence à réfléchir au projet présenté. Nous laissons passer un temps de silence, puis Laurent prend la parole :

- A l'heure actuelle, très peu de personnes sont informées du projet. Maïwenn a obtenu une clause de confidentialité auprès des chargés d'études qui ont travaillé pour elle. Vous êtes les premiers informés de l'ensemble du projet. L'étude est terminée. Vous allez prendre connaissance de ses conclusions, dans le détail. Nous envisageons de la présenter en comité central d'entreprise mi-juin. Cela afin de pouvoir lancer les appels d'offres dès la rentrée de septembre et engager les travaux au plus vite, quelle que soit la solution choisie.

- Pourquoi vouloir aller aussi vite ? demande Jean-Philippe en m'adressant directement la question.

- Nous prendrons le temps qu'il faudra, lui dis-je avec assurance. Mais pas question non plus de tergiverser. Et nous voulons aussi profiter de prix corrects dans le secteur du bâtiment, comme nous avons pu le faire pour les travaux à Libourne. De plus, nous pouvons bénéficier de certaines aides gouvernementales pour la mise aux normes des bâtiments, y compris si nous optons pour l'extension à Libourne : en prévoyant la construction d'un bâtiment basse consommation, non seulement nous aurions des aides financières importantes, mais en plus, nous serions gagnants à long terme, car le bâtiment lui-même serait peu consommateur d'énergie. Pas les machines, bien entendu.

Jean-Philippe hoche la tête. Les autres chefs de service ne sont pas intervenus pour l'instant, mais nous convenons vite de nous revoir en milieu de semaine prochaine : chacun aura pu prendre connaissance de l'étude de Maïwenn, en aura informé son cercle rapproché de collaborateurs. Les principales questions et points de détail seront alors envisagés.

Alexis

C'est aujourd'hui le grand jour pour Layla. Elle va présenter le projet de Maïwenn à son comité de direction. Elle est confiante. Lorsque nous en avons parlé ce week-end, elle m'a dit qu'elle avait pris connaissance de l'ensemble de l'étude et des conclusions. Même si Maïwenn n'a pas mis en avant une des possibilités plutôt qu'une autre, se contentant de présenter les chiffres, les projections, les différentes données. Pour Layla, le plus important est que le projet soit viable. Et surtout, viable en Ardèche. A concurrence sensiblement égale avec une extension de l'usine de Libourne. Des points pour, des points contre, dans les deux cas. Au final, il faudra trancher. Mais son choix est déjà fait.

Je l'ai sentie enthousiaste et, pour ma part, j'étais soulagé. Soulagé de savoir que la relance des usines ardéchoises était possible. Certes, je m'attendais bien à ce que l'étude aille en faveur de la relocalisation en France, à moyen terme et dans des délais relativement proches, c'est compréhensible. Tout le monde est capable de comprendre que les ressources s'épuisent et qu'à un moment donné, les prix vont grimper. Et que si les prix de fabrication et de transport augmentent, il n'y a pas besoin d'avoir décroché un prix Nobel d'économie pour savoir que le prix des produits finis augmentera lui aussi : il faudra bien répercuter cette hausse quelque part. Or, en relocalisant toute la chaîne de fabrication, Layla peut limiter cette hausse et maintenir des prix attractifs pour ses produits, face à la concurrence. Au moins en France et en Europe ; à l'étranger, cela pourra passer pour des produits de luxe, mais là, c'est une autre affaire. Et même si nous ne l'avons évoqué que brièvement, je sais qu'elle est prête à renoncer aux marchés étrangers. Même si elle m'a dit que ce défi-là serait peut-être pour la prochaine génération... Ce qui m'a fait sourire, car j'imaginais déjà Jacob ou Maxime suivre les pas de leur tante.

A moins que Layla et moi... Même si l'idée m'effleure, c'est trop tôt. Beaucoup trop tôt.

**

Le soir est très doux. L'air est chargé des parfums somptueux de ce mois de mai. Le soleil se couche bien tard derrière le col d'Aizac et je peux profiter de quelques heures agréables, sur ma terrasse, même en rentrant chez moi vers 19h30. Je viens de finir mon repas et je savoure un dernier petit verre de vin rouge, en attendant, confiant, que Layla m'appelle.

- Alexis, bonsoir ! Ca va ?

- Oui, ma belle, ça va. Et toi ? Alors, ce comité de direction ?

- Tu es bien impatient !

- J'ai hâte de savoir ce qu'il en est… dis-je en souriant.

- Tout s'est bien passé. Maïwenn a fait une belle présentation, condensée, claire. Les grandes lignes. Chaque chef de service va recevoir le document complet de son étude et pourra mieux se concentrer sur les aspects qui le concernent directement.

- Et la décision finale ?

- Ils ont trois semaines devant eux pour étudier le projet, poser des questions à Maïwenn, à Laurent ou à moi-même. Puis nous le présenterons en comité central d'entreprise, avec l'objectif de choisir l'option la plus favorable en septembre.

- C'est donc une bonne étape de franchie…

- Oui… Mais j'aurai l'esprit plus tranquille une fois le CCE passé. Parce que si cela a bien surpris une partie de mon comité de direction, quand les syndicats vont apprendre la nouvelle…

- Tu penses qu'ils iront vent debout ?

- Non, je ne le pense pas. Un projet de relocalisation, ça va aussi dans leur sens. Je ne suis pas trop inquiète, juste que cela va désormais être mis sur la place publique. Il se peut que les médias s'emparent de l'idée.

- Et à ce propos, ça en est où le documentaire ?

- Ils avancent… Ils doivent me recontacter prochainement. Je leur parlerai de notre projet.

- Cela les intéressera certainement ! Si cela se trouve, ils auront envie de consacrer tout un documentaire uniquement à ton entreprise et pas à l'entreprenariat au féminin…

- Je verrai bien. Ce n'est pas trop prenant pour le moment. Mais s'ils sont là plus souvent…

Elle marque une courte pause et me demande :

- Bon, et toi ? Ta journée ?

- Elle s'est bien passée, journée normale. Il fait très beau.

- Tu penses toujours venir le week-end prochain ?

- Oui. Je vais faire comme prévu : juste la visite à la maison de retraite en début d'après-midi, puis je descends à Montélimar, j'attrape le train de 19h...

- Serge et moi t'attendrons Gare de Lyon.

- J'aurais pu prendre un taxi, Layla. Il va veiller tard.

- Il est ravi ! rit-elle légèrement. Sinon, j'aurais pu faire le trajet…

- Tu en as fait beaucoup jusqu'à présent, Layla. Et la période est chargée pour toi.

- Pour toi aussi.

- Moins que pour toi. En cette saison, c'est toujours du suivi de pathologies. Pas de rhumes, d'épidémies… Quelques gamins qui ont des allergies respiratoires, mais rien de trop sérieux. Si la Pentecôte tombait en plein hiver, je ne dis pas, mais là… C'est franchement jouable, Layla. Et n'oublie pas que j'ai le rendez-vous chez le notaire mardi matin.

- C'est vrai. C'est une bonne raison.

- La meilleure, c'est quand même toi.

Elle éclate de rire et moi aussi. L'entendre me fait du bien. Je savoure ces moments-là, même à distance, comme des petits bonbons délicieux, un peu sucrés, un peu acidulés.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0