Le tuyau — 4 (V2)

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 Raul l’interrompit d’un geste. Ce gars essayait de faire exactement la même chose que lui. Il cherchait à provoquer pour saisir la vérité tapie entre les éclats de colère des autres. Ok, je vois. Eh bien, on va y aller franco, alors, l’Inter.

— Je vais t’avouer une chose, commença l’élucide, d’un ton de confidence. Mes sœurs et frères Aers sont quasi tous d’éternels cons devant l’œil solaire — et, entre nous, aussi devant l’œil lunaire…

 Ilbion éclata de rire. À nouveau ce rire franc. Était-ce de la connivence qu’il lisait dans son regard baigné d’ombre ?

— … Sur ce point, reprit Raul au bout du compte, je suis d’accord avec toi. La crainte de l’inconnu ravage bel et bien notre belle Cité. C’est pour la même raison que pour ma part, je veux comprendre. Explique-moi ! Et si j’ai l’air de te trouver fou, c’est moi qui serai dans le tort. Parle, fais résonner en Messagère ta vérité.

 Ilbion ria à nouveau, mais cette fois de façon bien plus mesurée.

— T’es un peu cinglé pour un Aers, je crois. Bon sang, c’est pas le réalien remonté, ni l’inversé, dont ils devraient avoir peur, les Aers, mais de toi. Tu penses trop librement, frère.

 Il se reprit, mais trop tard. Le mot venait de lui échapper. Raul sourit.

— Je t’écoute, frère…

 Il y eut un long soupir. Mais Raul se doutait que ce n’était qu’un genre d’élan qu’il prenait avant de se lancer dans une tirade grandiloquente.

— Ton sang, mon sang, leurs sangs, ils sont du même rouge ! Voilà pourquoi on est frère, tu vois. Et ça, tu peux pas le nier. On est tous faits de la même manière. On pisse, on chie au Ciel de la même manière, sous notre même Terre. Oiseaux, humains, singes, insectes. Femmes, hommes, enfants. De l’Acastale aux Aers, des Vox aux Ter, des Inter aux Artes, sans même oublier les sans-castes tombés au Ciel et les abjects, tous ! On bouffe, on dort, on se reproduit et on chie ! À part les dieux qu’on voit jamais, tout le monde est logé à la même enseigne, mon gars. La même ! Mais ce pourri-là, ce faux-réalien, il était pas taillé dans la même corne que tout le reste. Lui, il était sans odeur, sans substance, intouchable ; une sorte de foutue illusion vomie par Ironie, un truc qui mime le vrai, mais pas bien, pas assez. Déjà, sa voix de trompe-le-Ciel venait pas de sa bouche, mais d’ailleurs. Sa façon de bouger, de réagir n’avait rien de normal. Il y a toujours un temps, une sorte de détente avant de passer à l’action, ça se fait jamais direct, mais lui, oui. Il était là et pas là, je te dis. Je sais pas comment t’expliquer, mais tu peux demander à l’Artes et son perinsident, ils te le diront mieux que moi : il n’était pas à l’endroit où il se situait. Comme en décalage, tu vois, comme si en m’écoutant, tu te disais que ma voix ne venait pas vraiment de moi, mais d’une chose tapie dans l’ombre…

 Il fit silence. Un silence brusque et incongru, laissant penser que le détenu venait d’être ravalé par l’obscurité. Au bout de quelques instants Raul commença à se sentir mal, peinant à le distinguer clairement. C’est vrai que depuis qu’il était rentré dans la cellule, il lui avait paru que les sons y résonnaient étrangement. L’intuition d’un piège se referma à nouveau sur lui. Raul se rappela qu’il était seul. Qu’aucun cri poussé ne pourrait le sauver. Puis, les chaines. Rien ne confirmait qu’elles avaient bien été verrouillées. Il pouvait très bien avoir feint d’être attaché. Sa silhouette s’estompait de plus en plus dans l’obscurité, s’abimant dans un silence irréel…

— Alors ! éclata-t-il, surgissant des ténèbres. Ça fout les boules, hein ? Mon frère !

Sang-mort. Le cœur de Raul avait failli crever le plafond. Le rire gras d’Ilbion résonnait aux quatre coins de la cellule.

— Très drôle, concéda l’élucide, sans enthousiasme.

 S’il n’avait pas eu tellement besoin de ses réponses, il lui aurait bien claqué la porte au nez, en lui souhaitant le meilleur pour sa longue chute. Il se reprit comme il pouvait et parvint à finalement articuler sa question.

— Comment ces Artes et leur… périnsident ont pu affirmer ça, à ton avis ?

— Un perisident, mon gars ! Un vrai de vrai, tout droit sorti du cul de la Forge sacrée. C’est un peu comme si la Dicte quittait sa baraque toute biscornue pour venir boire le bolet avec des Inter ! Un perinsident, ouais. Et crois bien qu’en le voyant on comprend mieux pourquoi on les garde bien loin de l’œil solaire. Ils sont déjà allumés ! Regard Vide, qui accroche pas, et muet comme un singe ; sauf que question flair, il nous prenait tous, sans se fouler. Il a tout compris, sauf qu’il a rien dit. Je l’ai compris, finalement, même si ça m’a mis plusieurs jours. Lui, il savait exactement comment choper l’ennemi. C’est pour ça qu’il voulait lui tirer dessus. On a été cons, on a cru qu’il voulait nous…

— Attends, de quoi tu parles ? Tirer, avec quoi ? On m’a parlé d’une arbalète, ou d’un ancreur.

— Ni l’un ni l’autre, élucide. Tu vas encore avoir du boulot pendant que j’me reposerai au Ciel et que ma famille se reposera de moi. Car tu vas pas nous sauver, l’élucide. Tu voudrais le faire que t’y arriverais pas… Mais si tu veux piger un truc, ça passera par interroger les Artes ! Tu vois, ce qu’il a tiré avec lui de la Forge, ce gamin : c’est un lanceur honni des dieux, un machin imparable, si puissant qu’il peut déformer la corne ! Et si puissant qu’il… qu’il…

 Ilbion venait de s’interrompre de lui-même. Raul, redoutant une nouvelle blague, lui laissa prendre son Temps.

— Tu sais quoi, l’élucide. En te parlant, je viens de me rendre compte qu’une femme qui n’est pas la mienne comptait bien plus à mes yeux que ma famille…

 Raul verrouilla sa bouche pour ne pas répondre. Avec quoi venait-il ? Ce mec partait dans tous les sens.

— Cette arme, reprit-il lentement. Elle a… perforé mon amie. Perforé ! Pas traversé, pas blessé, comme le ferait n’importe quel projectile. Le trou, dans son ventre, ânonna-t-il, le regard plongé dans le sol. Il était si grand qu’on aurait pu… Y passer la tête… Merde ! Pute-Céleste !

— Je… Ce devait être…

— Rien du tout ! garde ta pitié de façade pour les cons ! s’emporta-t-il. Rien, tu n’imagines rien de tout ça, tu ne sais juste pas piger ce que c’est ! Y a pas d'amour dans ton sang. Tu ferais mieux de te casser, j’ai besoin d’être seul !

 Raul le fixa un moment, avant de laisser tomber ses yeux sur le trou des repentis. La justice divine supposait que tout prisonnier puisse rejoindre le Ciel pour absoudre ses pêchers, envoyer au peuple un message important « J’admets ma faute et vous épargne de la mêler aux incarnas des bons, montés en Terre ». Lui avoir bouché le trou était dégueulasse, mais n’avait rien de surprenant. Le monde était dégueulasse.

 Tandis que ce gigantesque fort en gueule commençait à sangloter doucement comme un gamin, Raul décida de s’en aller. Ce gars avait raison, il ne pouvait pas comprendre. Depuis que sa mère s’était jetée au Ciel et que son fils était parti la rejoindre, il ne parvenait plus vraiment à appréhender la détresse des autres. Seules restaient des informations, fiables ou pas, afin de faire avancer la vérité.

— Juste une chose, l’élucide, l’interpela l’homme, depuis les ombres. Une petite chose que je te demande. Et je veux même pas que tu me dises si tu comptes les faire ou pas. Vas, et retrouve ma femme, mes filles. Même mon bon à rien de fils. Et dis-leur que je leur demande pardon. Dis-leur que quand je dévalerai le Ciel, je prierai sans cesse pour qu’Attraction pardonne à cette femme bénie d’avoir lié son sang au mien et qu’elle pardonne à mes gosses d’en avoir hérité.

 Raul ne répondit pas, quoi qu’il dise, il ne le croirait pas. Ce gars-là ne croyait plus aux Aers depuis longtemps.

 — Entendu. Auxdieux, frère.

 La porte se referma sur ses sanglots.

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