Le tuyau — 5 (V2)

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Une fois sorti, Raul resta quelques instants à contempler la pénombre. Combien de révoltes avaient été démantelées durant les derniers alignements ? Cinq ou six, peut-être. Plus, si on tenait compte des dénis et autres censures qui œuvraient sous les passerelles. Les Ter l’expliquaient par les forces antagonistes qui gagnaient en puissance, telle Ironie, Art et Vide, qui attirait inlassablement le monde vers le bas, mais aussi par le départ d’Inspiration, qui, en partant, avait amputé les dix, laissant là un neuf sordide, impossible à diviser, donc déséquilibré.

 C’était simple, si on les écoutait, la faute était toujours ailleurs. Mais Raul, à force de rencontrer des gens en tout genre, s’était forgé une autre hypothèse : seuls les humains — qu’importe la caste — étaient assez tordus pour mettre à ce point le bazar sous l’étendue Terrestre. Ils n’avaient même pas besoin des dieux inférieurs ni du ras-le-bol d’une déesse, pour l’obtenir, ils se débrouillaient déjà très bien tout seuls.

 Il fit quelques pas dans l’allée, remettant de l’ordre dans ses idées. Pour rétablir un peu de paix, il ne fallait pas chercher chez les dieux, il fallait susciter l’équilibre entre les citoyens : voilà ce que ces pontiers comptaient maladroitement faire. Mais ce n’était pas en tapant à grand coup de pied dans la gueule de l’ordre social qu’ils apaiseraient les conflits. Ce qui calmait les choses, Raul l’avait toujours vérifié, c’était quand la vérité éclatait au-dessus de l’œil solaire. C’était en œuvrant à la vérité qu’on œuvrait à l’ordre.

 Raul laissait son regard se perdre dans l’obscurité. Elle se dérobait sans cesse, cette vérité. Chaque fois qu’il avait l’impression de s’en approcher, elle vacillait, tels les discours baignés d’Ironie de sa folle de mère. L’élucide se répétait souvent que ce n’était pas dans le sens des mots et les atours ambigus de Messagère qu’il la trouverait. La vérité, la vraie, se situait dans les tripes. Et celles de Raul ne faisaient pas grand mystère sur ce qu’il devait faire, sans traîner. Et comme pour prolonger sa pensée, tout plein de doigts s’élevaient depuis les lucarnes pour pointer la cellule qu’il cherchait.

 Les Artes.

 Ce qu’ils avaient à faire dans cette histoire paraissait bien plus complexe que ce que le vieux Ostiel Sin avait laissé entendre. Mésinformation de sa part, ou détournement ? Qu’importe. Un perinsident — un grands dieux de perinsident ! — avait été emprisonné. En secret. Rien que ça confinait à l’absurde. Et puis cette histoire d’arme interdite n’avait aucun sens, comment aurait-il pu la sortir de la Forge, déjà ? Et si c’était vrai, comment se faisait-il que personne n’en ait parlé clairement à part ce pontier ? Raul n’aimait pas voir le mal et les complots partout, ça lui rappelait trop de douloureux souvenirs, mais, là, tout portait à croire qu’on voulait faire passer cet évènement pour une simple révolte dont il suffisait de condamner les principaux acteurs au Ciel.

 Il ne serait pas le complice de ça ! se persuada-t-il, en allant d’un pas décidé vers la cellule des Artes. C’est la vérité qu’il donnerait aux Colonnes et pas ce qui arrangeait les temples et les États généraux. Ah, il s’était bien susplanté en l’envoyant sous ce terrain, le vieux Ostiel.

 « Fais attention », murmuraient les portes adjacentes, parmis d’autres « Aie pitié » et « Aide-nous. Nous sommes innocents ». Innocents, tu parles. Ils comptaient mettre la Cité sans dessous-dessus, et ils imaginaient s’en sortir ?

— Tous coupables, mais pas des mêmes choses… répondit-il, plus pour lui-même, avant de s’adresser à la porte qui le séparait des Artes. Je cherche les faiseurs qui ont participé à cette révolte, j’aimerais parler au perinsdient !

 Personne ne répondit, en revanche dans les cellules voisines des voix résonnaient « C’est là, la mère et le fils », « C’est le perinsident », « Ce sont eux les coupables », « Épargne-nous, élucide ».

— Silence ! glapit Raul, en essayant d’écouter une éventuelle réponse.

 Il lorgna par la lucarne. Une femme se tenait assise dans la pâleur du jour que projetait le trou du repentir.

— Toi, l’Artes, où est le périnsident ?

 Lâcher ce mot improbable dans ce lieu encore plus improbable lui hérissa le poil. Lorsque la femme tendit la main vers le trou au centre de la pièce, ses frissons devinrent tremblements.

— Non ! cria-t-il, déjà occupé à dégainer le passe-partout.

 Déclic des rouages. Foutue culpabilité ! Même pas besoin des Colonnes, ce perinsident avait lui-même réglé l’affaire ! La barre s’écarta. La porte s’ouvrit. Sang-mort, les Ter avaient gagné ! Il n’y aurait même pas de trace de sa mort ! Raul s’enfonça dans la pièce, les yeux rivés sur le trou.

— Vous arrivez trop tard ! éclata l’Artes. Muy — mon splendide Muy — est tombé ! À cause de vous, à cause de la condamnation ! C’était un perisident… Un perisident ! Il ne pouvait faire le mal, il était comme un enfant !

 Raul tremblait de plus en plus. Accroupi au-dessus du trou, il fouillait le Ciel du regard. Peut-être pourrait-il discerner sa silhouette perçant les nuages.

— Il était pur, pur comme la corne !

— Il a sauté quand ? fit-il en se relevant, les yeux embués.

Le visage de l’Artes — une femme d’un certain âge, autoritaire — transpirait le mépris.

— Il vient tout juste de le faire ! Tout ça, c’est de votre faute, à vous, les Aers !

Un courant d’air malveillant creva le trou pour décoiffer Raul. Quelque chose clochait.

— Il a sauté, comme ça ? A-t-il dit quelque chose ?

 L’Artes se mit à crier.

— Mais, il est muet ! Pauvre imbécile, il s’est jeté au Ciel, qu’aurait-il dit !

 Quelque chose n’allait pas, elle réagissait de trop. Certes, toute mère s’effondre devant son fils qui meurt. Mais quelque chose n’allait pas dans son comportement, comme si elle exagérait.

— Pourquoi maintenant ? tenta Raul, tout en l’observant.

— Votre faute, continuait-elle, hallucinée. Et des Ter ! Vous vivez pour nous brimer et vous servir de la Forge. Mais ce sont eux, les perinsidents, qui devraient diriger notre Cité. Ils sont purs comme la corne !

Raul s’avança vers elle, la prenant par les épaules.

— Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi pas hier, ou avant-hier ? Pourquoi juste quand je suis ici !

— Quoi ? Mais qu’est-ce que vous racontez !

 Il y avait quelque chose dans son regard. Quelque chose de pas net. Et ce foutu Vent et ses courants d’air qui n’en finissait pas de le harceler.

— Je n’y crois pas ! lui lança Raul. Quelqu’un de pur ne se jetterait jamais au Ciel !

— Vous insinuez que j’aurais…

 Le coup partit, sans vigueur, permettant à Raul d’arrêter sa main. Il fixa l’Artes jusqu’au fond des yeux. Non, ce n’est pas ça. Ce n’est pas le regard d’une éplorée, c’est celui de quelqu’un de réfléchi. Elle te mène sur une fausse route !

 Il la repoussa et commença à fouiller les alentours. Elle se mit à gémir, exagérément.

— Mon fils, mon tout beau, au plus profond du Ciel… Vous ne vous en tirez pas comme ça, non. Non. Non. Jamais ! Jamais ! Jamais !

 Elle jouait la folle, clairement. Il y avait quelque chose à découvrir ici et elle essayait de détourner son attention. Pourtant, Raul avait beau chercher, rien au le sol, rien sur les murs. Rien au… — le courant d’air — le courant d’air venait du plafond !

 Il sortit comme une trombe de la cellule, sans égard pour les cris bestiaux de la mère ni les imprécations maladives des autres détenus. Il héla les gardes abrutis d’angoisse à l’autre bout du pont mécanique pour leur dire de se rameuter en quantité, car un détenu venait de s’échapper. Puis revint armé d’une torche, laquelle sembla effrayer l’Artes comme s’il s’était présenté avec le Vide personnifié.

— Non ! Je t’en supplie ! ne me tue pas !

 Un spectacle digne d’une Vox, mais ça ne marchait plus.

— La ferme ! Comment a-t-il fait ça ? demanda Raul, approchant les flammes secouées d’air de sa torche au plus près du plafond.

 Il y trouva une béance, assez large pour faire passer un humain. Un trou invraisemblable. Aucune ouverture n’était censée exister à cet endroit, elle ne pouvait qu’avoir été pratiquée. Et c’est bien ce qui lui glaçait le sang : de tout Temps, il n’avait jamais été possible de modifier la corne une fois développée. Ce qu’il avait sous les yeux n’était rien de moins qu’une aberration.

— Vous ne savez rien sur eux, fit l’Artes, soudainement calme.

 Ne l’écoutant que d’une oreille, Raul examina le passage. Il était difforme, comme si la corne avait fondu, mais rien de ça en réalité. La « coulure » avait un aspect pratique, car les écarts qui s’y creusaient et les protubérances qui en partaient ne pouvaient que faciliter l’escalade.

— Ils sont ceux qui façonnent notre Cité depuis toujours, ils la connaissent comme si elle était leur mère et leur enfant tout à la fois. Elle reconnait les plus fidèles et lorsqu’ils l’implorent, elle leur obéit.

— Ainsi, les périnsidents peuvent la manier… fit Raul en caressant la matière déformée, sentant le Vent lécher ses doigts. Comment avez-vous fait pour nous cacher ça ?

— Muy n’est plus un perinsident… C’est un ancien, désormais, conclut l’Artes, avec un calme effrayant.

 En un tintamarre absurde, les gardes se pointèrent au même moment. Raul sentit leur peur arriver bien avant eux dans la pièce. Dans l’encadrement de la porte, il vit d’abord la pointe de leurs lances, puis leurs faciès décomposés et les yeux pleins de questions. Sauf qu’il n’avait pas de Temps à perdre.

— Toi ! fit-il, à l’adresse du premier venu. Pas le Temps d’expliquer. Fais-moi la courte échelle !

 Au regard horrifié que l’homme lança au plafond, Raul opposa le sien, d’insupportable azur.

— Ouais ! Mon gars. Quand on enferme un perinsident faut pas s’étonner que les portes sautent et les cloisons se démontent ! Il a trouvé un moyen de remanier la corne, votre prisonnier ! Alors, maintenant, aide-moi à monter, histoire que je vous le ramène !

— Faites ce qu’il dit ! ordonna Ichte Erma, en débarquant, échevelée. Rattrapez-le donc et que les dieux nous viennent en aide.

 Un pied sur un genou et une main sur l’épaule plus tard, Raul parvint à pénétrer le trou bouffé de Vent. Les boyaux, ça le connaissait, à présent. Au bout d’une longue contorsion, il déboucha entre le toit de la prison et l’écrasant plafond du monde.

 Une vision absurde, auquel personne n’avait jamais accès, sinon les Artes lorsqu’ils susplantaient ; les toits, entre les surbassements et la roche, n’étaient autres que le royaume des bêtes. Entre déjections d’oiseaux et de chauves-souris, de mouches zonzonnantes et des nids de je ne sais quoi, le couvert du tuyau n’avait rien d’accueillant. L’odeur et la saleté étaient à la limite du supportable, mais cela ne semblait pas gêner l’armée de créatures qui peuplaient les hauteurs. Raul se sentait observé de partout.

Bon, il est où notre bonhomme ? se concentra-t-il, en avisant la longueur du tube — à priori praticable. Que ce soit la brume naissante ou les résidus de fumée d’une offrande quelconque, la visibilité se faisait médiocre. Ciel n’était pas de son côté. Raul avait tout de même l’impression de distinguer une forme humaine un peu plus loin. Une longue ombre hésitante, qui s’en allait, clopin-clopant.

— Hé, l’perinsident ! Reviens ici ! lui lança-t-il, se sentant con - évidemment qu’il n’allait pas revenir.

 La silhouette s’immobilisa, tremblante. Une masse — difficile d’appeler ça autrement — venait de se déplacer juste au-dessus d’eux. Un immense truc sombre, qui persuada Raul qu’il ne devait surtout pas regarder en l’air. Il se contenta de fixer le fuyard, braquant son regard sur lui, et se lança à sa poursuite. Comme les choses de la nuit, celles des toits ne devaient pas être connues. Il chemina, fixant le fuyard qui tranchait la ligne d’horizon, en prenant bien garde de ne pas glisser sur les horreurs qui maculaient le sol. Un pas de travers et c’était la glissade assurée jusqu’au Ciel.

— Tu ne pourras pas aller bien loin, mon gars, tu ferais mieux de laisser tomber !

 Impossible de dire s’il le regardait, lui, ou la Cité qui s’étalait dans la demi-brume. Il se trouvait à priori au bord du troisième tiers du tuyau, à une bonne demi-portée de la partie centrale.

— Hé ! Tu m’entends ? Ce serait dom…

 La chose sombre se déplaça à nouveau en un frétillement bizarre. Raul se figea, le garçon au bout du toit aussi. Quoique ce fut, ça réagissait à leur présence et ça les observait. C’était très grand aussi. Mais Raul sentait, au plus profond de lui qu’il ne devait surtout pas regarder. Il se contenta d’avancer, lentement, pour se rapprocher du fuyard. Lequel se tenait accroupi, à tripatouiller quelque chose à la surface du toit.

 Raul se retint de l’interpeler à nouveau, il préférait éviter d’attirer l’attention de la bête pas commode qui se tapissait au plafond. Cheminant prudemment, il faisait de gros efforts pour ne pas imaginer le genre de monstre que cela pouvait être, et pour oublier qu’il marchait à deux pas du Vide, et pour ne pas se demander pour la millième fois comment il avait pu en arriver là !

 Juste ton objectif, Raul. Juste choper le gamin génial qui plie la corne, c’est tout. Tu arrives, tu le prends par le col et tu le tires vers la cellule, sans faire un bruit. Simple. Simple et facile.

 Avec une vitesse étonnante, la chose sombre alla glisser ses bruits incongrus plus loin sous la contreplaine. Raul souffla. Un problème de moins. Le jeune homme, par contre, ne paraissait même pas avoir remarqué le déplacement. Pas plus qu’il ne l’avait remarqué, lui. Il continuait de chipoter le rebord, lui tournant le dos. À part jouer avec des merdes d’oiseau, Raul se demandait vraiment ce qu’il pouvait bien manipuler.

— Allez, garçon, lui lança-t-il, d’un ton qu’il espérait réconfortant. C’était bien essayé, mais il faut savoir s’avouer vaincu, tu…

 Le garçon fit un pas dans le Vide.

 Son pied se posa sur la brume. Raul s’immobilisa. Il fit un second pas, puis un autre sur les volutes ondoyantes. Son ombre perça la blancheur et s’estompa lentement.

 Raul resta au bord du Vide blanc. Son corps entier engourdi, l’irréel rivé à sa chair frémissante. Les miracles, on en parlait toujours, mais on ne les voyait jamais. Et pourtant…

Et pourtant... La brume s’écarta, laissant place à la vérité, tout aussi irréelle.

 Tout portait à croire qu’un pont de corne venait de germer depuis l’extrémité du toit pour rejoindre la partie centrale du tuyau. Le périnsident arrivait déjà de l’autre côté. Raul le vit sauter sur le couvert à une demi-porté de lui et s’avancer vers le toit suivant.

 Raul ne le poursuivit pas. Trop dangereux. Mais surtout trop de… plein de choses : d’impossible, de folie, d’inédit, d’irréel. Non, il ne pouvait plus le rattraper, car plus rien ne lui semblait vrai. Cette corne, sur laquelle chaque jour tout le monde marchait, il croyait la connaitre, il la croyait stable au point de ne jamais pouvoir changer. Plus rien de cette certitude ne tenait. Un seul orteil sur ce pont et il ne pourrait que sombrer dans le néant. Ou les bras d’Ironie.

 Épuisé, lessivé par la brume et étouffé par la puanteur, Raul revint à pas lent vers le trou, qu’il voyait à présent comme celui de son propre repentir. Tout lui filait entre les doigts. Il ne parviendrait à rien, jamais. En bas, dans la cellule, l’attendaient les gardes et Ichte Erma. Raul se demandait ce qu’il allait leur dire. Il se demandait comment il allait supporter qu’on le regarde comme on avait toujours regardé sa mère.

 Avant de descendre, il jeta un œil à la masse noire qui l’observait encore, dans le lointain. Il n’arriverait pas à délimiter sa forme trop arbitraire, pas plus qu’il n’allait saisir son intention, sa façon de le regarder. Il savait par contre comme cette chose s’appelait.

 Folie.

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