17h05 / été jour 1

3 minutes de lecture

Il est étrange qu’une activité aussi anodine que la réunion d’un club de lecture puisse donner l’occasion de débats presque animés sur des sujets aussi graves ! Cet après-midi, nous avons parlé d’amour, de devoir et de destin, les grands thèmes ressassés de la dernière littérature terrestre, mais nous avons encore évoqué les questions plus lourdes du moteur et – étions-nous plus audacieux que de coutume ? – du Navigateur.

Iano Petersen, qui avait postulé avec succès à la dernière réunion, était notre lecteur du jour, et je n’ai pu que me féliciter de lui avoir accordé ma voix, tant le texte qu’il nous a partagé s’est révélé un délice de curiosité : un petit roman des premières décennies de la Traversée, un digne représentant de ces fiévreux débuts. Un très ancien fichier, aussi, tout droit sorti des archives générales et pourtant parfaitement compatible avec nos lecteurs : Iano l’avait auparavant chargé sur son Espace personnel et n’a eu qu’à l’ouvrir pour nous le projeter depuis son bracelet.

Pendant vingt bonnes minutes, il nous l’a lu de son agréable voix murmurante. Une merveille ! Tout entier écrit dans un style à la fois ampoulé et un peu plat, le récit met en scène un Navigateur imaginaire – l’époque n’avait pas encore porté la fonction à la dignité que nous lui attribuons aujourd’hui, et l’idée d’en faire un personnage de roman ne devait sans doute pas choquer – et lui fait vivre une histoire d’amour moralisatrice dont j’ai peine à imaginer qu’elle a pu un jour paraître crédible, même en gardant à l’esprit que les Navigateurs de ce temps n’étaient pas encore complètement isolés du reste de la société. L’auteur, dont le nom s’est perdu avec une partie endommagée du fichier, va d’ailleurs jusqu’à lui donner un rôle d’ange déchu qui ferait hurler des cercles moins ouverts que le nôtre : perdu dans son histoire d’amour, le héros néglige son devoir et, à la fin du roman, il s’éveille soudain à la conscience de sa faute quand il comprend que sa négligence a permis au moteur de s’arrêter définitivement !

Terre natale ! Imaginer un tel scénario ! Après lecture, nous sommes restés un long moment à plaisanter sur le ridicule achevé des scènes décrites jusqu'à ce que les récriminations de quelques esprits chagrins se soient faites assez pressantes pour nous ramener à un peu plus de tenue.

Le débat qui suivit fut des plus instructifs : la scène finale, notamment, au cours de laquelle le héros, endormi sous les étoiles du Poste de Navigation, nu dans les bras de sa maîtresse, s'éveille pour comprendre soudain l'ampleur du désastre au silence qui a tout envahi, est à elle seule une mine d'archaïsmes et de clichés littéraires de la première époque post-terrestre : ainsi, ces métaphores évoquant des "silences de tombeau" ou des "rires ensoleillés", et dont les référents concrets, sensoriels, sont à jamais perdus pour nos générations ; et ces images d'étoiles, de salles des commandes ou de machineries, si abstraites, témoins d’un temps où la zone du Navigateur n’était pas encore cet espace clos et secret.

Et puis, à force de l’évoquer et malgré le recul rassurant d’une discussion littéraire, cette grande figure finit par s’imposer avec assez de présence pour nous intimider peu à peu, puis nous imposer le silence. Alors, nous avons tous plus ou moins levé les yeux – j’ignore pourquoi, puisque ce geste ne correspond pas à la direction précise au bout de laquelle on pourrait le trouver – et nous avons compris que le sujet ne nous permettrait pas d’aller plus loin. Le débat s’est achevé et nous sommes passés aux postulants de la prochaine réunion, puis Astin Neudorf a sollicité la permission d’y introduire un hôte. Enfin, nous nous sommes quittés sans plus de cérémonies, peut-être un peu pressés d’en finir avec les formalités.

Cet après-midi, nous avons parlé du Navigateur, du moteur et – est-il seulement possible d’aborder ces sujets sans leur accoler ces grands thèmes ressassés et que nous ressassons encore ? – nous avons parlé de devoir et de destin. Notre monde est étrange, où une activité aussi anodine que la réunion d’un club de lecture est la seule occasion de débats à peine animés sur de tels sujets…

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