19h43 / été jour 7

7 minutes de lecture

19h43 / été jour 7 / an 578 avant Destination – J’ai longuement hésité à coucher par écrit, comme le disaient nos ancêtres, ce que j’ai appris au cours de la réunion de ce soir et, encore maintenant que ma résolution me paraît ferme, ma main tremble en manipulant mon bracelet.

La présentation d’aujourd’hui fut passablement ennuyeuse, et j’ai plus important à rapporter que la laborieuse lecture dont Albert Colin nous a gratifiés. Nous en étions d’ailleurs tous à envisager sérieusement d’écourter la séance quand Astin Neudorf nous a rappelé qu’il avait, lui aussi, obtenu le droit à intervenir aujourd’hui et à nous introduire un hôte : aucun de nous n’était réellement enthousiaste, mais les ordres du jour sont irrévocables et il n’était pas question d’enfreindre nos statuts. Nous lui avons donc cédé la parole.

À ses côtés se tenait un homme dont la physionomie caractéristique trahissait son origine tahririe : la taille modeste, l’œil mobile, le maintien légèrement courbé, il a guetté chacune de nos interventions durant toute la discussion avec une curiosité assez déplaisante, comme s’il scrutait nos gestes et nos visages plutôt qu’il n’écoutait nos paroles. Quand Astin s’est levé et avancé devant nous, il l’a imité et suivi aussitôt. Un mouvement de protestation s’était déjà amorcé parmi l’assemblée mais notre ami, avec toute la coutumière patience dont sa voix est capable, avait rapidement fait comprendre à l’audacieux invité qu’il lui fallait attendre la mention de son nom. Se tournant face à son public, il put alors introduire comme il se devait son intervention : il reconnut tout d’abord le caractère inhabituel de son hôte et la justifia par l’importance de la contribution que celui-ci devait apporter à nos débats de la réunion précédente. En fin de compte, il a su tellement bien présenter l’intérêt de l’insolite exercice qu’au moment où notre invité s’est avancé devant nous, plus personne ne songeait encore à clore les débats.

Amat Adrassi est un orateur paradoxal. Quand il discourt, toute sa gestuelle trahit l’exaspérante ostentation de ceux de son Bras : il agite les mains, tourne les yeux sur chacun de ses auditeurs, ne garde pas un instant les pieds campés au sol comme le ferait tout Galiléen ; il ne structure même pas son intervention, ne gradue pas son accroche mais passe aussitôt au cœur de son discours. Rien, dans son allocution, n’aurait dû maintenir notre attention hormis l’amitié que nous portons à Astin.

Et pourtant, il n’eut bientôt plus face à lui qu’un auditoire certes partagé entre enthousiasme et indignation, mais complètement conquis. Sur un débit vif et haché, il nous livrait sa propre lecture du roman de notre dernière réunion, le petit roman autour du Navigateur qui nous avait tant plu. Il s’était attaché en particulier au thème fameux du moteur, dont l’évocation du vrombissement sert de fil rouge tout au long du récit avant, par sa brusque interruption, d’en annoncer le dénouement tragique. Avec une surprenante précision, il en relevait toutes les images et les classait selon qu’il s’agissait de figures connues ou de références savantes au passé terrestre. Il avait même poussé ses recherches jusqu’à retrouver l’origine de ces références et tenter d’en approcher la signification concrète : ainsi, quand l'auteur évoque un "bourdonnement d'abeille", il ferait allusion à un petit animal grégaire de la Terre, dont le cri pourrait se comparer au grésillement d'un incinérateur d'appartement. La démonstration était habile, les révélations sur les sons de la Terre fascinantes. Aussi, malgré les nombreuses entorses aux règles de la rhétorique telle que nous les concevons à Galileo, étions-nous tous suspendus à ses lèvres en moins de trois minutes : se déployait à nos oreilles une symphonie des bruits oubliés de la Terre morte, ses bêtes sauvages, ses phénomènes atmosphériques, ses "chutes d'eau" et ses "orages", ses "troupeaux de buffles" et son vent dans les feuilles des arbres. Tout cela par le pouvoir des images et le talent d'un interprète : soudain, ce petit livre aux qualités littéraires discutables devenait la clef d'un monde perdu qu'il avait côtoyé de plus près que nous.

Quand il eut enfin achevé de nous conquérir avec ces fantômes, Amat choisit de nous ramener brusquement à notre présent pour asséner l'implacable conclusion que sa démonstration tramait depuis le début. Tous ces sons qui ensemble constituaient la vie incessante et multiple du moteur et dont il avait dressé l'inventaire si complet des métaphores, dont il avait décrit les nuances avec une telle minutie, tous ces échos du cœur secret, inaccessible de notre Vaisseau, il était aujourd'hui impossible d'en percevoir la moindre trace : ils avaient tous disparu et, avec eux, c'était sans aucun doute le moteur lui-même qui s'était arrêté ! Il se tut et le silence parfait qui suivit résonna comme un acquiescement sinistre de cette effarante révélation.

Mais l'auditoire se remit peu à peu du choc et, en retour, une rumeur mécontente surgit d'entre les rangées. Ce fut Noa Tercell qui, le premier, lui donna corps : on avait dû mal informer notre hôte, disait-il, sur la nature de ce club et les règles qui l'organisaient, car nous n'étions ni une faction politique séditieuse ni un groupe d'illuminés, et notre vocation n'était sûrement pas d'entendre des affabulations de ce genre ! L'orateur ne se troubla pas. Il parcourut l'assistance du regard et attendit, nous laissant la parole. En réponse, Ewin Caras reprit : nous nous réunissions, précisait-il, entre gens respectables (je crus un moment qu'il allait ajouter "entre Galiléens") pour lire de la littérature, non pour en écrire nous-mêmes, surtout de la si douteuse. Aux échos approbateurs qui lui succédèrent se mêlèrent cette fois des frissons de satisfaction, et même un début d'hilarité vite étouffée. Et pourtant, concédait Tian Zilevski, l'analyse était intéressante et fouillée ! Quel besoin notre invité avait-il eu d'y adjoindre des slogans presque (il chercha un moment le terme, qu'il lâcha comme avec crainte) révolutionnaires ? Cette fois, l'assentiment général se teinta d'empathie, ponctuée de "mais oui, c'est dommage !" çà et là. Enfin, Amat Adrassi s'éclaircit la gorge et, sur un ton serein, nous demanda si c'étaient là nos seuls commentaires. Un nouveau silence s'installa, qui ne fut rompu par la voix sèche de Talia Gundotir que quelques longues secondes plus tard : "Je suis choquée par les affirmations de l'intervenant, et je me demande s'il a mesuré toutes les implications pour notre société, pour notre avenir et pour la mission que la Terre morte nous a confiée d'un arrêt du moteur." Et en effet, elle reprit au bout d'une courte pause : "Mais l'émotion ne peut suffire à rejeter une démonstration quand celle-ci est solidement étayée. Aussi est-ce votre réaction à tous qui me choque à son tour." Elle plongea dans l'assistance un regard circulaire que personne n'osa soutenir : "L'exposé d'Amat Adrassi est clair, bien construit et, pour tout dire, convaincant. Aucun sarcasme ne le lui retirera. Je suis d'avis que sa position doit être discutée." Un silence embarrassé suivit ses derniers mots, mais Tian Zilevski revint finalement à la charge : "Mais enfin, Talia ! Avez-vous bien mesuré l'énormité de ce qu'il avance ? Réalisez-vous bien qu'il accuse le Capitaine Kanyo de tous nous berner, lui et tous ses prédécesseurs depuis je ne sais combien de générations ? Tant qu'on y est, qu'il implique dans cette sorte d'effarant complot jusqu'au Navigateur ? Et puis, comme si ce n'était pas déjà assez grotesque, ne comprenez-vous qu'un arrêt du moteur signifie que nous errons sans Cap dans l'Espace, sans plus aucun espoir que nos descendants atteignent un jour notre Destination ?" À peine avait-il conclu qu'une sorte de frénésie s'empara de l'assemblée, et un débat féroce engagea deux camps bien dessinés : une majorité se scandalisait avec Tian, Ewin et Noa que l'on pût secouer sans vergogne des autorités et des principes qui fondaient notre société entière ; en face, un groupe plus restreint appuyait Talia dans sa volonté d'examiner sans parti pris la position de notre invité.

Il y eut un moment où la joute devint si vive qu'elle en perdit jusqu'à l'apparence d'un échange pour ne plus se réduire qu'à un rapport de force et on put craindre qu'elle dégénérât en pugilat quand Amat Adrassi se leva pour nous appeler au calme d'une voix à peine haussée. Nous fûmes tous si surpris de nous rappeler sa présence que l'algarade s'évanouit à l'instant : "Mes amis, commença-t-il, je ne voudrais pour rien sur ce Vaisseau semer la rancœur parmi vous. Je comprends votre émotion et je respecte le choix de ceux qui rejettent ma théorie : je l'ai moi-même refusée, au début. Je remercie les quelques-uns d'entre vous qui la trouvent cependant assez valable pour la discuter. À ceux-là, je propose de continuer le débat après-demain avec quelques-unes de mes connaissances. Nous avons à Tahrir une petite organisation semblable à la vôtre et nous serions ravis de vous y accueillir."

Sur ces mots, il quitta la réunion sans plus de cérémonies. Toute envie d'en découdre encore mourut aussitôt et notre local se vida vite et dans un calme un peu contraint. Enfin me voilà, deux heures à peine après le début de notre rencontre, à me demander encore ce que je pourrais bien en penser de sensé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jean-François Chaussier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0