XIV - Armure

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Du fond des temps, nous parlons aux objets. Celui qui me parle le plus, c’est cette armure que mon père m’a léguée. Elle n’a jamais voulu me dire son nom, mais c’est à peu près la seule chose qu’elle tait, tant elle est bavarde. Au début, je la laissais dans la cuisine, mais elle commentait tout, de ma façon de cuisiner à la propreté du sol. Une fois je l’ai laissée me guider alors que je faisais un soufflé au fromage. Le résultat fut immonde. Alors quand je n’en ai pas l’usage immédiat, je la laisse dormir au fond d’un vieux placard. Ca la rend un peu triste, mais je crois qu’elle comprend. Pour qu’elle ne s’ennuie pas trop, j’ai également rangé un peigne au fond du même placard. Ils s’entendent bien, c’est chouette. Au début j’avais mis une épée, mais j’ai compris qu’elles ne s’entendaient pas très bien et j’ai préféré que leurs rapports restent strictement professionnels. Car je suis un guerrier, c’est mon métier. Quand vient mars et la saison de la guerre, nous partons tous ensemble pour gagner notre pain. C’est toujours une joie de se retrouver tous ensemble une fois de plus. Quand sonne la charge, c’est toujours l’armure qui est la plus enthousiaste. “Buttez-moi ces cons !”, “Allez les gars, du fond du slip !”, “Mais putain, on se fait déborder comme des pucelles les mecs, allez là !”. Au début ça faisait bien marrer les copains, surtout quand on écrasait coquin nos ennemis, mais à la longue ils se sont lassés. Elle avait également des petits mots pas forcément sympathique à notre égard quand l’ennemi nous mettait en déroute, ce qui arrivait de plus en plus souvent à mesure que la campagne tournait au désastre. Autant vous dire que mon épée ne disait plus rien depuis bien longtemps. J’ai bien essayé de recouvrir ma chère armure d’une épaisse veste de cuir, mais cela étouffait à peine ses vociférations. Pire, ça l’énervait et elle beuglait de plus belle. Alors, la solution fut de l’isoler, et moi avec. Je fus donc chargé du rôle de sentinel. Je suivais les combats de loin, et je devais sonner le cor en cas d’attaque surprise sur le flanc gauche. Ce fut loin d’être un partie de plaisir. L’armure, voyant que l’on nous avait écarté des combats et honteuse de m’avoir causé du tort se lamentait à longueur de temps. Les jours de pluie, c’était très fatiguant. Pourtant, impossible de m’en débarrasser, c’était l’armure de mon père, et de son père avant.

La saison de la guerre s’est terminée et nous sommes tous rentrés chez nous. Avec l’armure, nous n’avons pas discuté de toute cette histoire, mais nous avions tous les deux compris que malgré notre lien de presque sang, ça ne pouvait pas continuer.

Un beau matin, alors que je venais juste de me lever, je décidai d’aller voir l’armure pour lui passer un coup de plumeau et un peu la consoler. Elle avait disparu. Je fus surpris d’être si triste, comme si je me rendais compte que j’étais passé à côté de quelque chose. Le peigne me regardait sans rien dire, mais son chagrin était évident. Je décidais donc de le remettre dans la salle de bain afin qu’il ne se sente pas trop seul. Lui aussi avait appris à aimer l’armure, malgré tous ses défauts, malgré toutes ces paroles qui venaient sûrement d’un trop plein de quelque chose. D’amertume peut-être ? Et moi je me sentais vide. Il fallait que je comble cet abîme par le moyen le plus simple et le plus prosaïque que l’humanité connaisse.

En entrant dans la cuisine, je sentis tout de suite sa présence. Elle était là ! Mais où ? C’est alors que je la vis, ou plutôt que je les vis, suspendues fières et brillantes au-dessus du plan de travail. L’armure s’était scindée, remodelée en cinq splendides casseroles. Et c’est là qu’elle me raconta tout. Elle avait eu marre de la guerre, marre aussi de devoir me protéger. C’était un fardeau trop lourd qu’elle ne pouvait plus porter. Elle voulait également fonder une famille, et pour ça il avait fallu qu’elle fonde tout court.

Le cœur empli d’allégresse, je décidai de faire une belle omelette. Je pris sa plus belle incarnation, une poêle de 40 centimètres de diamètre avec une poignée cylindrique. Je sentais déjà sa fierté de vouer sa nouvelle vie au bonheur des gens. J’allumai un bon feu sur ma cuisinière, et posai la poêle dessus lorsque soudain...

-Ha putain mais c’est HYPER chaud ! Retire moi tout de suite mais t’es un grand malade !

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