Chapitre 6

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Si Pippa s’était doutée qu’un jour elle finirait hissée tel un sac à patates sur les épaules de Tom Harris, elle aurait englouti à elle seule un cornet de chouchou. 

Les joues rougies par la honte, les cheveux emmêlés par le crachin et le vent, Pippa regrettait de ne pas être dotée de la même force physique qu'un homme. En deux ou trois manœuvres, elle aurait renversé son bourreau au lieu d’hurler comme un putois.

— Laissez-moi descendre, brailla-t-elle. Tout de suite ! 

Tom s’immobilisa. La nuit tombait peu à peu sur le domaine, plongeant convives et résidents dans l’obscurité.

— Ne soyez pas bête, lui lança-t-il. Si vous mettez un pied par terre votre blessure s’aggravera. 

Pippa leva les yeux au ciel, excédée. Le sang lui montait à la tête et une violente nausée s’empara d’elle. Elle avait la désagréable sensation d’être sur des montagnes russes. 

— Peut-être serait-il plus judicieux de rentrer ? murmura Olivia Anderson, à l’arrière du groupe.

— Hors de question ! Pour qui passerions-nous ?

Cliff Anderson fronça les sourcils. Une habitude qu’il avait prise lorsqu’il était contrarié. 

— Je ne voudrais que l’on nous reproche d’être irresponsable, poursuivit timidement Olivia.

— Car annuler un repas à la dernière minute ne l’est pas ? se braqua-t-il.

Olivia tremblait. Cette situation était des plus déconcertante, tout comme cette journée.

— Ne nous ridiculise pas, chérie, la menaça-t-il.

Son ton était froid, presque glacial. Mais cela n’inquiéta personne. Cliff était la discrétion incarnée. Du moins, en public. En privé, il était plus... démonstratif. Ses voisins même pouvaient percevoir son tremplin d’énergie. Si l’on pouvait qualifier ainsi ses épisodes colériques proche de l’hystérie. Mais tous fermaient les yeux. Ce qui dérangeait devait être étouffé. La tranquillité importait plus que tout.

— Je ne comprends pas pourquoi Tom tenait tant à inviter ces gens. Regarde-les, ils ne savent pas se tenir ! lança Milldred à son époux, un brin acerbe. 

— Je les trouve plutôt sympathiques.

— Il faut toujours que tu me contredises, s’offusqua-t-elle.

— Tu exagères. Je te retourne la question, que crois-tu qu’ils pensent de nous ?

— Leur opinion m’importe peu, se braqua-t-elle.

— Regarde-toi. Tu es ivre. Tu as boudé toute l’après-midi comme un enfant de cinq ans. Nous ne pouvons pas nous permettre de les juger, trancha Bradford.

— Et toi tu n’écoutes que toi-même. Ton débit agace et fait fuir tous nos amis. Voilà pourquoi nous devons supporter ces petits gens.

— Quand bien même... Ces petits gens sont toujours là. Cela ne montre-il pas que ce sont des gens bien ? 

Milldred souffla.

— Bien sûr que non ! Ils n’en ont qu’après notre argent et notre statut. 

— Ce que tu peux être pessimiste...

Milldred s’agita, contrariée. Elle n’avait bu que deux verres de porto, ce qu’elle considérait comme du courage liquide, et refusait qu’on la compare à une alcoolique. Elle détestait recevoir et montrer à tous combien leur quotidien était exotique. Car la réalité était tout autre chose. Sa vie était bien plus morne qu’elle le laissait paraitre. La mélancolie la gagnait. Et lorsqu’elle n’était pas rongée par elle, elle rêvait d’ailleurs. Alors plutôt que de se laisser submergée par les regrets, elle noyait ses peines dans l'alcool. 

Ses bottes couvertes de boues foulèrent le hall d’entrée, aussi majestueux que la salle des sculptures de ce cher Monsieur Darcy. Elle tendit son manteau au majordome et se rua vers sa chambre. Elle ne voulait pas passer une minute de plus avec ces individus. Mais, il avait fallu que leur fils s’amourache de cette fille. Quelle plaie ! Lui qui pouvait fréquenter les femmes les plus nobles...

Elle ferma la porte et se laissa glisser contre elle, son visage dissimulé sous ses paumes. Cette journée était infernale. Elle se redressa maladroitement, se cognant contre la poignée et s’élança vers le mini bar. Elle sortit une bouteille de gin et s’en servi un demi à verre à whisky. 

Dehors, la pluie laissa place à la grêle qui claqua contre les vitres. Tom se pencha vers la banquette en velours du petit salon et libéra Pippa de son emprise. 

— Il faut lui bander le pied, dicta-t-il à l’adresse d’un très jeune domestique à la silhouette élancée.  

Celui-ci hocha la tête et quitta la pièce sur les chapeaux de roues. 

— Vous n’êtes pas obligé de faire tout ça. Ce n’est rien.

— Rien ? Vous rigolez votre pied est gonflé. Sûrement une entorse. J’aurais mieux fait d’appeler notre médecin de famille.

— Nul besoin de vous donner cette peine, le corrigea Cliff. Nous avons suffisamment sollicité. 

— C’est un plaisir. Non pas que ce soit un plaisir de voir votre fille dans cet état.

Bradford fit une entrée fracassante dans la vaste pièce. Changé et propre comme un sou neuf, il étincelait de par sa bonne humeur. A ses côtés, se tenaient quelques bonnes, serviettes de toilette sous le coude. 

— Nous vous remercions pour votre gratitude, bafouilla Olivia à l’attention de leurs hôtes. 

Elle accepta le linge propre et épongea son front humide. 

— Ne dites pas de sottises, la coupa Bradford. Je m’excuse pour ce fâcheux accident. Si je n’étais pas aussi obnubilé par la chasse, jamais une telle chose ne se serait produite.

— Ne vous excusez pas, rétorqua Cliff. Notre fille est née avec deux pieds gauche. Vous n’êtes en rien responsable de quoi que ce soit.

Il se tourna les ongles pour retenir sa frustration. Leur fille, leur principale porte d'entrée dans le grand monde, les couvrait en ridicule. Et voilà que leur repas s’annonçait compromis.  Quelle guigne !

Le jeune domestique s’approcha de Tom essoufflé, et lui tendit le bandage. Tom l’enroula tant bien que mal autour de la cheville de la jeune femme. Il n’y connaissait rien mais s’appliquait à la tâche. A cette vue, le cœur de Pippa se serra. Tom se révélait bien plus agréable qu’elle le pensait. Et cela la terrifiait. Comment pourrait-elle résister à ses avances à présent ?

— Vous devriez rentrer, suggéra-t-il. Votre fille a besoin de repos.

Les bras de Cliff lui en tombèrent tandis que le visage d’Olivia se décomposa. Ce qu’ils redoutaient leur faisait face. Comment Pippa pourrait-il épouser ce chic garçon s’il ne parvenait pas à convaincre ce bon vieux Bradford d’unir leurs deux familles ? 

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