Le prix du choix

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Je roule tranquille.

Depuis que j’ai jeté ma montre aux orties — c'est-à-dire depuis que j’ai battu en retraite et que j’ai abandonné l’armée docile des travailleurs — je prends mon temps et je jouis calmement de ma vie.

C’est jour de soldes.

Devant moi le goudron déroule sa langue huileuse et fumante. Une chaleur étouffante s’est abattue sur la ville. Mais je suis bien à l’abri dans ma carlingue climatisée.

Je roule tranquille.

J’aborde la dernière ligne droite avant l’entrée du centre commercial. Plus qu’un feu et je vais pouvoir me garer.

Le feu est vert. Belle couleur. Il n’est qu’à quelques mètres. Je n’accélère pas. Pourquoi le ferais-je ? Je ne suis pas pressé.

Il passe à l’orange, je pile, la voiture s’arrête.

Histoire banale, me direz-vous. Pas de quoi casser trois pattes à un canard.

J’attends sans l’ombre d’une impatience. Je tourne le bouton de l’autoradio. Ma pensée suit le tempo d’une vieille chanson. Devant moi, une fillette sur une bicyclette traverse la rue. Sa jupe légère ondule sous le vent. Une image terrible traverse mon crâne.

J’image des scénarios …

Et si, pour une raison quelconque, au lieu d’appuyer sur la pédale de frein, j’avais écrasé celle de l’accélérateur. Le feu est au vert après tout et des raisons, ce n’est pas ce qui manque pour justifier un tel acte. Un retard pour un rendez-vous, sa femme sur le point d’accoucher, le film qui ne va pas tarder à commencer, des heures dans les embouteillages, et j’en passe.

C’est un fait, pour l’une de toutes ces raisons, j’aurais sans aucun doute pu accélérer et pris le risque de passer à l’orange, voir au rouge. Et là le destin, ou tout ce que vous voulez, aurait fait son choix.

Premier choix : La fillette avec la bicyclette n’a pas eu le temps d’apparaître.

Il ne se passe rien. J’en suis quitte pour un « Ouf » de soulagement, quelques gouttes de sueurs sur le front et une bonne engueulade de ma copilote. Je jette un coup d’œil dans mon rétroviseur et je vois la fillette. Ensuite, je passe le reste de ma journée à me reprocher cet écart. Le reste de la journée ? Pas forcément ! Le cerveau de l’être humain est ainsi fait qu’il a tendance à enfouir certaines images dans une sorte de poubelle à reproches. Je pense, c’est horrible à le dire, que j’aurais oublié très vite.

Ou alors, deuxième choix, le pire : une voiture, non, pas une voiture mais un camion, un énorme camion. Il fonce, me percute, m’écrabouille..

Et là, fin de l’histoire. Fin des soldes.

Ou alors, troisième choix : c’est une voiture qui me fonce dessus et là, tout est possible, …

… Je n’ai pas ma ceinture, peu probable, mais admettons. Je suis éjecté de la voiture…

… Je tombe dans le fossé. Je m’en tire avec quelques contusions et un bras cassé.

Ou je finis mon vol plané sur le bitume… sur la tête… je meurs.

Fin des soldes.

Ou alors, je tombe dans le coma. On me branche des tuyaux dans tous les sens. Je suis une véritable pieuvre à la lèvre pendante, l’œil vitreux. Je fais chier mon monde. Ma famille se déchire pour savoir si l’on doit me débrancher. C’est le bordel.

Au bout du compte, je meurs et là aussi,…

Fin des soldes.

Ou alors, je reviens à la vie au bout de 20 ans. Je n’ai pas vieilli d’un poil. Je suis un super mec, un peu défraichi mais tout à fait potable alors qu’autour de moi ce ne sont que des vioques. Ma copilote a fini pas expirer quelques années après l’accident, fatiguée de me veiller.

Ou alors, le choix le plus probable : je clique ma ceinture car pour moi la sécurité avant tout (c’est ça !). Dans tous les cas, tout va bien, je m’en sors (sauf dans celui du camion, bien sûr). Par contre ma copilote, elle a la place du mort. Ce n’est pas top pour elle.

… Elle meurt, drame. Je passe ma vie à me lamenter sur mon sort, à me reprocher cette seconde de ma vie où j’ai fait le mauvais choix. Faut dire qu’au passage, les flics ont trouvé quelques grammes d’alcool dans mon sang. C’est vrai que le midi nous avons mangé au resto, et j’ai un peu forcé sur le calva. Je prends six mois de ballon. L’enfer carcéral, je vous dis pas, je suis tabassé, violé. Une horreur.

… ou alors, ma copilote ne meurt pas. Elle est seulement (façon de parler) handicapée à vie. Je passe le reste de mes jours à l’assister et à supporter son regard de reproche jusqu’à ce que je n’en puisse plus et me flingue. Elle, miraculeusement, retrouve la santé et se marie avec un jeunot. Trop dur.

… Et si ce n’était pas une voiture mais cette pauvre fillette sur la bicyclette qui croisait ma route. Si, après un superbe vol plané, elle finissait sur le bitume ?

Elle pourrait …

… mourir. Je serais effondré, cela va sans dire. Mais peut-être, son fils ravagé par la peine et la rancœur s’en prendrait à ma voiture, à moi. Il me tuerait, va savoir.

Là aussi… fin des soldes.

… Ne pas mourir, restée handicapée à vie (elle aussi) et, je ne refais pas le scénario déjà expliqué plus haut, c’est la galère.

TERRIBLE, ce choix d’une seconde, de même pas une seconde.

Alors de grâce, toi qui me lis, joue la cool.

T’est pressé ?

Ton boss te met la pression ?

Tu vas arriver en retard pour la troisième fois à ton rencard et ta greluche va te larguer ?

Pas grave !

Cool, j’ai déjà dis, cool !

Lâche l’accélérateur, freine et attends sagement que le feu passe au vert.

Ça ne vaut pas le coup !

À bon entendeur salut.

Nota : j’ai horreur des soldes, alors je n’ai eu aucun mérite à m’arrêter au feu. Désolé.

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