Une soirée à l'Utopia

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Bordeaux, Hiver 2016.

Ne rien faire pendant deux heures, il y a tellement longtemps que cela ne m’était pas arrivé. C’est fou comme le temps peut se dilater lorsqu’on est obligé d’attendre.

Je suis attablé, dans la cafétéria de l’Utopia à Bordeaux. Je me délecte d’un chocolat chaud. J’attends le film « Merci Patron » programmé à 21h45. Il paraît que ce n’est ni un film, ni un documentaire, je verrai bien ! La dernière fois que je suis allé au cinéma date d’il y a deux ans. Alors j’espère que je ne serai pas déçu et qu’il méritera cette attente.

Quelques heures plus tôt… Je suis devant mon ordinateur, je pianote, le boulot. Ma fille, à côté de moi, fait de même, le boulot aussi. Ma femme, passe par là, se penche sur l’écran de ma fille et dit : « C’est pas du boulot çà, c’est quoi !!! ».

Sur l’écran s’affiche le film « Merci Patron ».

Ma fille :

— C’est un documentaire d’un journaliste. A ce qu’il paraît qu’il est super !

La conversation démarre. Avec ces deux-là, on ne sait jamais quand s’arrête la « Tchatche ». J’en sais quelque chose. Je me suis vu manger le soir à des heures impossibles, à cause de conversations, bloquées sur un mot, un argumentaire répété à l’infini. Là ça va, ça m’intéresse.

Ma fille :

— Il passe à l’Utopia, aujourd’hui, à 21h45 !

Ma femme :

— Ah, oui ? Qu’est-ce que t’en penses Pépi (c’est moi) ! On est seul ce soir, ça t’intéresse ?

Je n’ai pas le temps de dire oui, l’affaire est conclue. Le temps de faire les courses, il est deux heures de l’après-midi. Le temps de manger, de regarder un film, de traîner à l’ordi, il est 6h00 du soir.

Moi :

— Qu’est-ce qu’on fait ? On décolle ?

Ma femme :

— On y va !

Nous voilà partis. Après un détour au super marché pour acheter un DVD « pourri » (que je retournerai d’ailleurs un jour plus tard), nous nous trouvons devant l’Utopia. Il est 19h30, le film est à 21h30. Oups ! Deux heures à attendre !!!

Moi :

— Qu’est-ce qu’on fait ? On bouffe ?

Ma femme :

— Je n’ai pas trop faim. On a bien mangé à midi (en fait à 14h00).

Moi :

— C’est vrai, moi non plus je n’ai pas faim. On va se promener ?

Nous voilà, rue Sainte Catherine, au milieu d’une foule normale et étrange. La série d’attentats a fini par nous brouiller l’esprit. Je ne peux m’empêcher de porter la suspicion sur des faciès hors normes ou sur des attitudes décalées, telles celles d’un SDF qui reste devant son bol « tirelire », prostré, à genoux, le corps penché en avant en position de prière. Symbole des temps, le dieu qu’il prie est le dieu « argent ».

Plus loin, un joueur de saxo se contorsionne et une chanteuse vocalise en se grattant le ventre, non sa guitare. Encore plus loin, un troisième larron joue aussi d’un instrument. C’est étrange comme cette cacophonie m’est douce à entendre. Je le dois peut-être à l’ambiance de ce soir d’hiver anormalement clément.

Je découvre aussi de nouvelles rues, de nouveaux immeubles et de nouveaux magasins. J’en arrive même à me perdre, c’est dire. Mon sentiment stupide d’insécurité disparait et je m’en réjouis. D’ailleurs, quoique je fasse, je sais que la foudre, si elle doit le faire, s’abattra sur moi au moment où elle le décidera. Alors, autant profiter du moment présent, de la douceur, de la quiétude ambiante. On disait de Bordeaux, « La belle endormie », je la vois plutôt éveillée, belle et tranquille.

Il est 20h15 et nous revoilà devant l’Utopia. Nous rentrons et décidons d’occuper une table.

Moi :

— Qu’est-ce que tu prends ?

Ma femme :

— Une soupe.

Elle s’adresse au serveur :

— Elle est comment votre soupe ?

Le serveur, avec un sourire à dézinguer une porte de prison.

— Des lentilles et des carottes !!!

Moi :

— Beurk ! je prendrai un chocolat, c’est plus sûr !

Ma femme :

— En fait, pareil pour moi !

Notre table est immense, enfin faut pas exagérer, assez grande pour recevoir une dizaine de personne. Nous ne restons pas longtemps seuls. Une femme entre deux âges (la quarantaine), vient se joindre à nous. Pas tout à fait se joindre à nous. Je crois qu’elle attend quelqu’un. Quelques minutes plus tard ce sont trois « Bordelaises » qui prennent place.

— Pouvons-nous nous assoir ?

La femme seule :

— Oui, je pense, mais j’attends quelqu’un. De toute façon la table est assez grande. Je vais me pousser de l’autre côté !

Les trois bordelaises me font penser à des enseignantes, style bourgeoises du cours de l’Intendance. Elles font de grands gestes, se pâment, ont l’air intéressées de ce chacune peut dire, sans être convaincantes. Elles sont à peine à un mètre de moi mais avec le bruit ambiant je n’arrive pas à saisir ce qu’elles racontent. Le serveur s’approche, le gracieux comme une porte de prison.

— C’est quoi que je sers à ces p’tites dames ? (dans le texte).

Elles regardent le menu, discutent, commandent et se rétractent aussitôt. Je vois les joues du serveur s’empourprer. Il commence à bouillir intérieurement.

Enfin, elles semblent se décider :

— Pour moi, en définitive ce sera un verre d’eau.

Oups ! Pas très bon ça !

— C’est bon ! Quand vous aurez choisi, vous n’aurez qu’à m’appeler !!!

— Non, ne partez pas, nous avons choisi ! Dit la bourgeoise en chef.

L’infâme fulmine. Elles vont prendre cher ! Il les fait poiroter une demi-heure avant de les servir. Un tantinet désespérées, elles finissent par engloutir leur pitance. Leur gargouillis et les miettes de pain au bord des lèvres entachent quelque peu leur statut de femmes de la « haute ».

Un homme se rapproche de la table. Il vient s’assoir près de la solitaire. Ces deux-là ont envie d’être seuls, ils lancent un regard périphérique et décident de changer de table.

La soirée suit son cours, monotone, l’horloge semble retenir les aiguilles. Je m’ennuie. Je décide de prendre mon calepin et commence à écrire. Mais d’un seul coup, la porte s’ouvre sur un personnage improbable dans ce décor, un personnage qui va mettre à l’épreuve notre hypocrite bienséance.

Un SDF, appellation moderne du clochard, enfin pas tout à fait. Le SDF, en principe, ne choisit pas sa condition. Le clochard, un terme d’un autre temps, par définition refuse la société. Il s’organise pour rester en équilibre. Il se satisfait à lui-même, il n’a besoin de personne. Dans les années 50 et 60, ils étaient relativement nombreux. La guerre avait « charrié » (le mot n’est pas exagéré), d’innombrables êtres « cassés ». Je me souviens d’un en particulier, qui vivait dans le quartier. Tout le monde le côtoyait, le respectait. Les plus âgés le connaissaient bien. Ils me contèrent qu’avant la guerre il était un super joueur de foot, qu’il avait joué aux « Girondins » et qu’il était tout à fait intégré. Il avait femme et enfants. De retour des « camps », il était devenu un autre homme, s’était refermé sur lui-même, ne parlait plus à personne et avait fini par sombrer dans l’alcool. Il m’arrivait souvent de me promener dans le quartier et de faire une halte au bar « Chez Olive », lieu de rendez-vous des joueurs du club. Je restais là à circuler entre les tables, à regarder jouer aux cartes les « anciens ». Je le croisais, là, à faire de même. Certains l’invitaient à se joindre à eux mais il refusait toujours. Il venait aussi sur les bords des terrains voir jouer les équipes du club. Je ne l’ai jamais vu ni encourager ni critiquer. Il regardait en silence, puis s’en retournait on ne sait où. Lorsque j’atteints l’âge adulte un évènement me permit pour la première fois, de connaître le son de sa voix. Cet évènement fit suite à une décision de ma part de changer mon aspect. Je devais avoir 18, 19 ans, et fatigué de devoir, tous les deux ou trois jours, me raser, je décidais de laisser pousser la barbe. A la fin d’un match, en sortant du terrain, je le vis s’approcher de moi et me dire :-

— Et, gamin, je peux te dire quelque chose ?

Interloqué, énormément surpris d’entendre pour la première fois cette voix, au demeurant douce et claire, je restais sans rien dire. Mon jeu avait-il tellement été faible qu’il en soit sorti de ses gonds et en vienne à m’interpeller ? En fait, il s’agissait de bien autre chose.

Moi :

— Oui bien sûr !!!

Lui :

— Tu te laisses pousser la barbe. Ça ne te va pas, ça ne te ressemble pas !!!

Moi :

— Oui ! et alors pourquoi vous me dites ça ?

Lui :

— Je vais te dire pourquoi ! Vois-tu, ce que je pense de celui qui cache son visage, c’est tout simplement qu’il se cache. Il se cache des autres, il se ment à lui-même. Tu fais ce que tu veux, tu es libre. Moi, je te dis ce que je pense !

Il tourna les talons et me laissa là perplexe. Quand un homme, comme lui, qui ne parle pratiquement pas, qui évite les autres, vient me dire ces quelques mots, il y a lieu d’y réfléchir à deux fois avant de prendre ou pas en considération ses propos. Effectivement, je passais deux jours à penser à ce moment, à ce qu’il voulait dire, à mon comportement dans la vie. Aujourd’hui, même, quand je vois cette mode « barbue », les « hipsters », les intégristes religieux et las autres, je ne peux m’empêcher de penser à ces paroles.

Je décidais de me raser. Quelques jours plus tard, je le croisais chez Olive. Avec un large sourire, il me dit :

— Je crois que tu as compris. Tu sais, sur le terrain, ne te caches pas non plus. Tu peux faire beaucoup mieux. Joue un peu plus pour toi !!! J’avalais ses paroles et les faisais miennes.

Ce personnage qui vient de faire « irruption » et qui se rapproche de notre table, je ne sais s’il est un clochard, un « traine-savate », un déshérité ou un pauvre malheureux. La barbe déjà ancienne, le manteau usé et sale, une poche plastique à la main, il nous demande s’il peut s’assoir.

— Bien sûr, bien sûr !!! Répondons-nous, hypocritement, à l’unisson.

Il se cale à l’extrémité de la table et pose délicatement sa poche sur le banc. Tous ses gestes sont mesurés et délicats de peur de brusquer, de gêner. Il regarde avec insistance un verre vide au milieu de la table et se tourne vers les trois « grâces » et leur demande :

— Ce verre est-il à vous ?

— Non pas du tout, vous pouvez le prendre, répond l’une d’entre-elles.

Il prend le verre avec précaution, l’examine, fouille au fond pour voir si une saleté s’il est vraiment bien propre. Ensuite, il plonge la main dans sa poche et en sort une bouteille de jus d’orange, plutôt opaque, ce qui me laisserait à penser qu’il doit y avoir autre chose que du jus d’orange. Il porte le verre à sa bouche et prend une légère gorgée. L’objectif semble évident. Il doit boire le plus lentement possible pour rester le plus longtemps possible au chaud. Dehors, la nuit est déjà là et le froid s’est installé dans les rues. Il se retourne et prend sur un présentoir un journal, le premier qui lui vient. Tiens c’est Charlie Hebdo. Il lira comme ça, toute la soirée, « Le Monde », « Libération », ……Pour agrémenter sa soirée il sort de sa poche un biscuit qu’il grignote lentement. Quand plus tard, après le film, nous sortons de l’Utopia nous le laisserons là, à lire, à grignoter et à boire son jus d’orange.

D’ailleurs le film « Merci Patron » ce sera révélé tout à fait adapté à la situation.

A un moment donné de cette soirée, j’ai été envahi par une angoisse, l’angoisse de l’attentat. Comme quoi les médias ! J’ai imaginé voir des « barbus » débouler dans le resto, arroser l’assistance de leurs balles meurtrières. Un spectacle au ralenti fait de rouge et de noir. Je me vois renverser cette table et la soulever avec les autres attablées pour la pousser comme un bouclier vers les agresseurs. Je fantasme. Fantasme, ainsi prononcé, en espagnol veut dire fantôme, celui qui n’existe pas ou qui a existé et qui nous hante. C’est bien cela le terrorisme. Il s’insinue dans nos pensée, les fragilise, les tord.

Tordre une penser c’est ce que fait de mieux la terreur. J’essaie pour en sortir de penser à autre chose, à mon enfance, non plutôt à mon père, à son enfance, sa difficile enfance dans les rue de Malaga, sa terrible jeunesse dans les tranchées de « Pozzo Blanco » mais cela est une autre histoire…

Nota : Le film, le documentaire enfin je ne sais pas était super. Je crois qu’il va être vu par un plus grand public que celui de l’Utopia. Bon vent « Merci Patron ».

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