Désenchantement d’une très vieille femme
J’adore la musique, la belle, la vraie, l’unique. Celle qui vient d’on ne sait où et qui se plait à voyager entre les feuilles des arbres pour nous surprendre dans notre sommeil et caresser notre âme.
J’aime la musique du vent. Je hais l’autre, l’absurde, l’incohérente qui donne le tempo à la foultitude des villes et qui règle les temps de l’industrie.
J’adore aussi être seule, vraiment seule, sans amours, sans amis, sans famille.
Je suis ignoble, me direz-vous ? Peut-être, sans doute même.
Mais j’ai eu tellement d’amours qui ne m’ont menée nulle part, tellement d’amis qui se sont évaporés dès mes premiers soucis, tellement d’enfants, de petits-enfants, d’arrière petits-enfants, (oui, je suis très, très vieille) qui n’ont eu jusqu’à présent qu’une vertu, la patience d’attendre gentiment l’heure de ma mort.
Le désenchantement est, ce soir, le dernier plaisir que je me donne. Et je le savoure comme une glace au chocolat. Non pas en la croquant à pleines dents, (de dents, d’ailleurs, il ne m’en reste guère), mais en la caressant de ma langue râpeuse le plus lentement possible.
Oublier le passé, ne pas imaginer le futur, voilà ce qu’il me reste.
Oublier ce sacré point noir au milieu de la page et dire aux imbéciles malheureux qui ne voient que lui « Vous ne voyez pas que tout est blanc autour de lui ! ».
Les pauvres, ils n’ont qu’une obsession : rendre ce fichu point noir, coupable de tous leurs malheurs, et tout faire pour t’effacer. Alors qu’autour de lui, je le répète et le répèterai jusqu’à mon dernier souffle, tout est blanc, tout est possible.
Sacré nom de Dieu, dire qu’il leur suffirait d’en prendre conscience pour que leur vie soit plus simple…
… Et plus belle.
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