Chapitre 5-2

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Je continue de grandir.

Un jour, elle nous annonce que c’est fini. Elle ne maîtrise plus rien. On ne lui a pas appris à élever ses filles. C’est une vieille histoire qui se répète. Elle ne sait pas composer. Nous coiffer, nous habiller, nous nourrir, c’était facile. Mais ce que nous sommes devenues lui demeure inintelligible. Nous sommes ingérables. C’est l’âge qui veut ça. Le corps change, l’esprit se rebelle. Elle ne comprend rien à ce que nous cherchons à lui expliquer. Nous plaidons notre cause tour à tour. Nous nous raidissons en un seul bloc. Les murs nous voient unies. Notre langage lui paraît inintelligible. Elle renâcle. Elle persiste. Elle lève la voix. La demande est claire. C’est maintenant. Oui, c’est là, tout de suite que nous devons partir. Elle insiste.

C’est la quatrième adresse. Ni l’une ni l’autre n’y entre de front. On s’approche avec suspicion. Elle s’installe et prend ses marques. Je louvoie, je suis vaincue. Je demande un sursis. Ils m'accordent un internat.

De même que les maisons de vacances ressemblent à ce que l’on pourrait vouloir paraître, le temps d’un été, l’internat ne peut être une adresse en soi. C’est un lieu de passage. Froid et mécanique. Pragmatique. L'espace ouvert se remplit et se vide de façon programmée. Le mobilier y est polyvalent, sécurisé, livrable en quelques jours. Impersonnel. Un lit étroit, une armoire à une porte, coloris hêtre naturel, et une salle de douches au fond du couloir. Il suffit d’égrener la liste pour qu’émerge une image approximative et plutôt proche de la réalité. J’y glisse chaque jour de la semaine, éclairée par une lumière sordide, entre des murs crémeux, une mosaïque insipide sous le talon. Exit l’internat.

La maison s’ouvre par une grosse clef à l’ancienne. Elle pèse son poids au creux de la paume. Rouillée, polie et majestueuse. Je lui donne un peu plus de cent cinquante ans. Ce n’est pas le genre d'objet que l’on peut enfoncer dans un sac à main. Et de toute façon, il n’existe pas de double. Alors, on la cache.

Pour la récupérer, une clenche doit être actionnée. Elle permet l'accès au chai qui s’accole à la maison. Le long des murs, l’œil découvre une organisation pratique : congélateurs, chaudière, placards à balais. Une sorte d’immense garage. Qu’il pleuve ou qu’il vente, l’hôte s’y trouve à l’abri. La clef est serrée dans un meuble en formica blanc. Il me suffit d'identifier le bon tiroir. Les premiers temps, je tâtonne. Les jours de chance, je m’en saisis en un tour de main et me dirige vers la très vieille porte de bois. Je réfléchis. La manœuvre s'annonce délicate, elle exige une expérience que je n’ai pas encore acquise. Mon poignet s’agite dans un léger mouvement de roulis. C'est l’entrée de service. Les jours de fête, l’accueil se fait par le jardin, celui qui longe la façade.

Je découvre une très jolie maison. Elle se tient sur des murs de pierres de plus d’un mètre de large. Ils ne laissent passer aucun murmure. Ce qui s’y dit s’y garde retenu.

La cuisine est chaude et ambrée. Je touche des ustensiles inconnus. Tout se présente à portée de main. J’effleure un gros saladier en terre vernissée, des couverts de bois. Ça sent le vinaigrier et les noisettes. Le four se met en route dès la fin de semaine. Les cuissons s’enchaînent, le réfrigérateur, un vieux frigo des années 50, se remplit inlassablement. Son ventre bombé émet un ronflement étrange et suranné. Je goûte au beurre salé. Je découvre mes premières confitures. Abricots Bergeron, framboises, cassis, raisiné. Sur le rebord de bois, les cageots s’empilent. Une queue se forme. On n’aura jamais le temps de tout accommoder. Un transistor laisse fuser de la musique. Je n’ai pas l’habitude que l’on mijote pour moi et je ne sais pas ce qu’est un opéra.

Je suis mal éduquée et n'ai jamais goûté aux plats que l’on prépare. Elle a toujours expédié les repas. Plus c’est simple, meilleur c’est. Tout le reste n’est que superflu.

L'espace où l'on cuisine s’ouvre directement sur la salle à manger. Après de longues semaines de travail acharné et méticuleux, les pierres de taille sont réapparues, de même qu’un ancien abreuvoir et une fleur de lys attestant l’antériorité de la maison. Ils en tirent une fierté de hobereaux. Sur la droite en regardant les fenêtres, une énorme cheminée accueille une souche de hêtre. La bûche patiente. Elle appartient à une tradition dont j’ai été exclue. On ne l’allume qu’à l’approche de Noël et elle se doit de brûler trois jours. Juste avant de se coucher, il la recouvre de cendres. Il les dégage au matin et le feu reprend son activité. Au centre de la salle, une table de douze couverts. Les rallonges sont entreposées dans le chai. Huit chaises hautes l’entourent, un peu austères, mais confortables. Au mur, un coq venu de l’est ; au plafond, des poutres blanchies à la chaux, au sol des carreaux de terre cuite, rosés comme un vin de Charente.

   Alors que je m'installe dans le nouveau cadre que l’on m’impose, les fils entre elle et moi se distendent. De temps à autre, je prends le train. Il met un peu plus d’une heure pour me reconduire à l’adresse antérieure. Je m’efforce de ne penser à rien. Je sais que je dois me montrer prudente. Les galandages restent fragiles. J’appartiens dès maintenant à deux mondes incompatibles. La machine entre en gare. Les premières minutes se révèlent délicates. Alors que je saute du marchepied, elle cherche à me prendre dans ses bras, je recule, la contourne, m’empresse de parler haut et fort, la précède de quelques mètres. Elle s’éloigne, ouvre la portière, je m’installe sur le siège. Je persiste dans mon débit inconsistant. Elle me regarde de biais, actionne la manivelle de la vitre, affaisse légèrement les épaules. Sur le tableau de bord, le cendrier est plein. Elle pèse moins de quarante-cinq kilos. Une fois le seuil franchi, elle me renifle, me tourne autour, fouille ce qui change en moi. Je jette mon sac sur le lit. La banalité du papier peint, la médiocrité des meubles me rendent mal à l’aise. L’appartement devient étriqué. Le temps s'alourdit. Je m’échappe en piochant dans une pile de magazines. Je m’ennuie. L’atmosphère est écrasante. Si j’ai le malheur de mettre à table une petite assiette dans la grande et une cuillère à dessert entre le verre et la serviette, elle peste, et m’ordonne de les retirer. Où est-ce que je me crois ? Le repas se déroule plein de reproches. Peu à peu, je coupe les ponts. Je ne viens plus la voir. Je largue mes amarres. Ses mots cuisants sont des aussières qui m’étranglent. Le dimanche soir, on regagne la gare en silence. Son sourire contraint me tord les boyaux. J’esquive une fois de plus ses bras. Dans le train du retour, je m’endors. La lumière s’effondre, le reflet de la vitre me renvoie une image dédoublée. Je n’en suis pas consciente. Je n’y connais rien en conflit de loyauté. Je sais seulement que j’aime ma nouvelle maison et ceux qui l’habitent. Tout y est si différent et choisi avec soin. Les objets ont un prix, les meubles une origine labellisée, les tableaux une existence que je ne soupçonnais pas. Un langage châtié y brasse des idées élevées. Aucun sujet n’est écarté. L’espace est propice à l’échange. De vrais livres sont déposés çà et là sur des tables d’appoint en merisier. Deux chiffonnières abritent d’anciens vinyles. Un gramophone silencieux et hors d’âge se contente d’écouter et un guéridon supporte le téléphone qui maintient le lien fragile. Les portes restent ouvertes.

 Et toujours, cette musique tonitruante qui perfore les murs et les cœurs.

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