Chapitre 4. 2. 2

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Quand nous revenons à la maison, nous devons tout d’abord nous déchausser et retirer nos vêtements devant la porte d’entrée, à l’abri des regards. Je peste contre cette grand-mère un peu folle et surtout terrorisée par toute forme de microbe. Nous tirons sur la fermeture de nos robes à grand renfort de déhanchements. Elles s’affaissent et deux fleurs colorent le sol de gravier. Nous nous observons. Je suis un moustique, c’est une grande sauterelle. Nos culottes blanches coupent en deux nos corps bronzés par le soleil du midi. Elle nous appelle. Nous levons nos index et nous nous imposons le silence. Elle nous interpelle plus fort. Nous nous plions de rire, le buste fléchi au niveau du nombril. À la troisième relance, nous cédons. Elle se tient dans le couloir douce et maternelle, nous baptise ses reines tout en nous indiquant fermement la direction de la salle de bain. Nous entrons l’une derrière l’autre. Un léger mouvement et l’eau coule dans le lavabo. Le savon ovale échappe à nos mains. Il se gondole contre les parois de l’émail qu’elle rend immaculé malgré nos nombreux passages. Nos mains blanchies, nous la rejoignons dans la cuisine. C’est une grande pièce dans laquelle trône un monstre de fer qui ronronne au coin de la porte. Un plan de travail carrelé, s’étale sous trois fenêtres. Il est séparé en deux parties égales par un évier rectangulaire peu profond. Elle y place une bassine bleu ciel dans laquelle elle immerge rapidement ses clefs à son retour des courses. L’eau mousse légèrement grisâtre. La saleté du centre-ville. Le reste du temps, elle la suspend à la poignée de fenêtre. L’été, la lumière bleutée du plastique, éclairci par les rayons du soleil, irradie la céramique. Face aux fenêtres, une série de rangements gigantesques dans lesquels elle protège une batterie de cuisine très simple ainsi que son service de table au liseré doré et sa ménagère en argent massif. Trois plateaux de mélanine brun orangé reposent à plat sur une étagère intermédiaire. Le matin, elle y dépose notre bol et nos tartines grillées. Elle s’évite ainsi une nappe à laver. Je récupère un des plateaux après sa mort, je ne sais qui y laisse une trainée brunâtre de brûlure de cigarette. Il devient imprésentable. Je m’en sers pour les petits.

Le petit déjeuner est expédié. La matinée s’étire. Nous sommes envoyées au jardin. Les portes-fenêtres donnent sur une grande terrasse blanche, point central d’un damier de petits jardinets isolés les uns des autres par des haies de genévriers aux piquants redoutables. Sur le côté droit, une volée d’escaliers permet d’atteindre les zones les plus éloignées. Sur le côté gauche, la maison a été prolongée par un porche dallé qui sert d’abri à la voiture. Au printemps, les lilas blancs et mauves accompagnent notre arrivée et ce sont de larges brassées que nous lui offrons, gonflées d’importance. L’été, nos sandalettes de cuir font craquer les aiguilles sèches des grands pins maritimes. Nous ne venons jamais en automne, tout simplement parce qu’il n’y a pas de vacances en cette saison-là. L’hiver, il faut saler l’étroite côte pour pouvoir s’extraire du lieu enchanté — assoupi sous la neige. C’est juillet et août que nous préférons. Libres comme l’air, une fois habillées, nous faisons ce que nous voulons. La propriété est fermée, nous ne risquons rien. En ce qui la concerne, les dangers s’arrêtent aux moellons des murs de pierre grise. La matinée se plisse entre activités microscopiques démesurées et plages d’ennui mortel. Il nous est formellement interdit de toucher aux lauriers-roses. Soucieuses de ne pas nous exposer inutilement à la pesante obligation de se laver les mains, nous obtempérons sans sourciller. Nous nous gardons bien d’aller fourrer notre museau dans l’odeur sucrée des inflorescences au feuillage empoisonné. Il est dix heures. Ma sœur rentre se doucher ou lire un livre.

De part et d’autre de la grande maison, cachées par des massifs aux fleurs blanches et aux baies noires, s’ouvrent de fines allées envahies d’iris et de « grimpe-en l’air » que personne, jamais, ne vient déraciner. Je m’y engage. Un œil expert ne découvre aucun horizon possible. Tout est plein. Les lieux apparaissent impénétrables, croisés par les fers du soleil qui, seuls, crèvent l’épaisseur des frondaisons sauvages et des bosquets de furtives ténèbres. Tout au fond, au bout d'un chemin qui me semble interminable, dans la perspective invisible, se tient le « mazet », le centre des origines, celle des tantes et des oncles, de la grand-mère et du grand-père, celle des petits enfants d’une autre époque. Longues ribambelles de visages mystérieux, mais dont les noms résonnent à mes oreilles. J’en suis devenue l’héritière inconnue. Bordée d'une terrasse aux pampres de vignes dont les fruits trop sucrés à la fin de l’été s’écrasent à terre et pourrissent lentement sous le picotement des grands oiseaux noirs, elle se fige définitivement endormie. S’y rendre est une véritable expédition. Nous avons l’interdiction d'en approcher, car la structure en piteux état risque à tout moment de s'écrouler. J’y jette parfois un coup d’œil et m’éloigne aussitôt, terrorisé à l’idée que je puisse être ensevelie vivante sous le cruel plancher. Autour les pierres chaudes, plates comme des crêpes de mars, les iris en centaines, la lavande en bouquets étouffants. Au centre de la terrasse, une fontaine d’un vert plus proche du noir et encore en état de marche. Impossible d’aller plus loin. Alors, je traine lamentablement entre les fourmis, véritables agents de renseignement militaire et, les lézards, aussi paresseux que moi. Je m’étale à plat ventre sur les roches brûlantes et renonce à toute forme de volonté. Le jardin est un personnage à part entière, monumental ennui et créateur d'imaginaire. Il est tard, c’est la fin de matinée. Dans mon dos la pierre poursuit plus férocement son lent transfert d’énergie, mais déjà je m’en détache et reprends conscience du monde auquel j’appartiens. Un peu étourdie, comme ivre sous les coups des images qui m’assaillent, je me redresse et d’une main encore endormie, je lisse ma jupe. En haut, la cloche sonne, c’est l’heure du repas. Je me lève et remonte les escaliers quatre à quatre.

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