Chapitre 3 - 3

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Nous sommes à peine installés qu’il disparaît toute la semaine. Il n’habitera jamais vraiment avec nous. Peut-être est-ce pour cela que je le connais aussi mal et qu’il ne nous connaît pas vraiment. Il n’en aura jamais eu l'occasion ou il ne l’aura pas prise. De toute façon, il me semble qu’il n’a pas le choix. Son nouvel emploi du temps le conduit hors du département. Il a acheté une caravane et s’installe dans un camping. Au plus froid de l’hiver, il est transi, mais, ne pas aller à l’hôtel lui permet d’économiser de manière drastique. Il peut ainsi rembourser ses traites, rubis sur l’ongle. Et, tant pis pour l’onglée. Il mange des boites et vit comme un travailleur immigré. Il en a la tête. Cheveux drus noirs et moustache épaisse façon brigades rouges. La peau reste fine et laiteuse. Le regard sombre et intelligent. Quand il s’accorde un café au bistrot du coin, il se débrouille avec le patron pour obtenir une fausse note de frais. Il doit avoir un sourire irrésistible ou une argumentation sacrément/bougrement crédible.

J’ai un père absent et secret. Il ne dit rien à personne et surtout pas à son entourage. Il s’exprime par musique interposée. Très vite, ses économies lui permettent d’acquérir un magnétophone à bandes. Pauvre au-dehors, riche en dedans. Tout est une question d’apparences.

Le vendredi soir, il rompt un silence de cinq jours et nous crions d’excitation au bruit caractéristique de son coup de sonnette. Elle se fige, inspecte rapidement son royaume et s’apprête à l’accueillir. D’une main ennuyée, elle nous fait signe de nous calmer. Il nous faut disparaître. Nos week-ends se passent sans eux. Quelques paroles, quelques questions et très vite, il ne nous écoute plus. Je m’efforce d’attirer son attention. Je raconte des blagues. Il sort son paquet de Gitanes. De son écriture oscilloscopique toute en tracés verticaux irréguliers, il a pris le temps de noter au cours de la semaine ce qui l’a fait rire. Il le partage. Je fais le clown. Je me donne en spectacle. Mon énervement adopte un cours que je ne maîtrise plus. Il me demande de me calmer. Je redouble d’efforts. Il m’ordonne d’aller dans ma chambre. Je ne me contiens plus. Mon insolence n’a plus de bornes. Je quitte la pièce en hurlant, je claque la porte. Il me rejoint. Je demande pardon. Il frappe à plates coutures. Je m’effondre. Fin de soirée commune. (passage sur la violence à contenir ?)

Longtemps plus tard, il m’avoue qu’elle exige l’exclusivité. On les regarde donc partir en voiture. Chacune reprend son activité. Eux ailleurs, nous ici. Ils nous emmènent faire la promenade du dimanche. C’est d’un ennui mortel. Ils se déplacent à quelques mètres de nous. Un peu en avant. Nous trainons derrière. Leurs conversations restent mystérieuses.

En attendant, les cinq premiers jours de la semaine, nous prenons nos marques. Les journées s’écoulent entre le dehors et le dedans. Personne ne peut s’y perdre. Tout est simple. On dort, on se lève, on déjeune. Elle nous lave, nous habille, nous coiffe et, les premières années, elle nous accompagne à l’école. Peu à peu, elle nous laisse à la cantine. Puis nous y allons à vélo et, si les vélos tombent en panne, à pied. Les jours de pluie aussi. À 19 heures, elle nous envoie nous coucher. Hiver comme été.

Régulièrement, elle me fait chanter. Je dois aller lui acheter son paquet de cigarettes. Elle a la flemme de sortir et moi ça me fera du bien. Je râle, elle insiste. Je râle plus fort et elle me concède la petite monnaie. Je pars en maugréant, je sens comme une injustice. Je suis la seule à laquelle elle demande cela. Elle ne s’inquiète jamais des mauvaises rencontres. Pourtant, il y en aura. Trois kilomètres aller, trois kilomètres retour. Ça permet de croiser du monde.

Plus tard, mes enfants devront me supplier. Mais ce sera pour que je leur laisse un peu de marge. Je cèderai seulement pour la petite, le jour où l’école se trouve enfin à moins de deux cents mètres, et qu’elle aura dépassé ses treize ans. Les autres se résignent à me voir les conduire partout, et ce, jusqu’à plus soif. Elle fait de moi une mère abusive et anxiogène.

Dans les placards, peu de tenues. Les piles sont rectilignes. Les vêtements parfaitement pliés, lissés du plat de la main. C’est une femme qui ne perd pas de temps. On se déshabille, elle attend que le linge soit regroupé puis elle lave, étend, repasse en un tour de main. Il ne s’est rien passé. Quand, après être rentrée de vacances, elle m’appelle et m’annonce satisfaite qu’elle a déjà tout fait, elle insiste sur le tout dans un grand rire. Le linge sèche déjà sur le fil du balcon, légèrement en dessous de la ligne d’horizon afin que personne ne puisse voir ce qu’il y aurait à voir. Moi, j’en suis encore à défaire les draps de sa chambre.

Au cours de la semaine, elle fait tourner les culottes petit-bateau, blanchies à l’eau de javel. Deux paires de chaussures, une paire de bottes. On se les partage.

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