Chapitre 3 - 4

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C’est une vie simple et bien réglée. Nous mangeons des gratins de cardes et des coquillettes au jambon. Une pomme, un yaourt nature. Les bananes restent chères. Elle nous propose presque toujours la même chose. L’hiver, un plat, un accompagnement. Pas d’entrée. Un fruit. L’été, une salade composée. Tomates, œufs durs, concombre, thon. Un paquet de chips. Une bouteille de Pschitt orange ou citron. Pas de chocolat. Au goûter, c’est du pain et du beurre, saupoudré de cacao ou de grains de sel. Elle n’aime pas les plats compliqués et n’a pas beaucoup confiance en elle. Aucun livre sur l’étagère, mais une boite en plastique rouge dans laquelle elle collectionne avec application, chaque semaine, des recettes. Le magazine offre à ses lectrices averties une page de quatre fiches détachables. Avec précaution, je cerne des deux pouces et des index la ligne crantée tout en tirant la langue. Si mes doigts s’égarent, c’est la catastrophe. La fiche est bonne à jeter. Elle commande des protections en plastique très fin. Un peu plus tard, une batterie d’onglets à intercaler, viande, poissons, desserts, sauces.

Je l’ai conservé le tout même si je ne m’y réfère jamais. Les adresses forment des constructions très particulières. Elles s’orientent en zones d’ombre et de lumière et le temps qu’on y passe entraine une sédimentation d’informations contradictoires.

Si rien ne change dans l’agencement du mobilier, le monde extérieur entre en collision avec celui de l’intérieur. Peu à peu, le rythme régulier des retours devient chaotique. Un chat envahit l’horizon. Des portes claquent et des conflits éclatent. Elle maigrit de façon effrayante et les mégots s’entassent dans les cendriers. Nous restons plongées dans le silence. Tout doit être deviné.

Un mort par accident de voiture m’aiguille sur une fausse route. Je m’étouffe. Je n’ose pas poser de questions.

Je ne comprends pas ce qui se passe. Elle pleure du matin au soir et la nuit, elle se tient des heures devant la télé qui grésille en une myriade de pointillés noir et blanc.

Ma sœur me traine par les cheveux sur les carreaux lisses des plaques de lino. Je lutte pour me libérer. À grands coups de pied, je réussis à m’échapper. J’ai l’œil et le nez plissés. Les bras croisés et les mains glissées sous les aisselles. Comme il n’y a pas de témoin, je ravale ma morve et n’essaie pas d’obtenir justice.

Si je tente de défendre ma cause, elle ment. Si j’insiste, elle se met en convulsion et s’écroule au sol, les yeux révulsés. Ses mains et ses jambes, agitées par une danse étrange. Je ne vois plus que leurs dos au-dessus d’elle.

Je m’éclipse dans ma chambre et me pelotonne dans le grand fauteuil.

Je réfléchis à mon avenir. Un lit à une place, un coffre à jouets en paille tressée et deux portes de placard blanches avec à l’intérieur un miroir fixé à l’aide de quatre pattes à glace ronde. Je me plante bien droite face à mon reflet. Je bloque ma respiration. Et je regarde attentivement si je grandis. Je suis persuadée que l’on me trompe. Je crois dur comme fer que c’est encore une invention des adultes. Je reste aux aguets pour saisir la moindre transformation.

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