3 - De retour de la mine

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Alors, voilà. Comme tous les soirs, on revenait chez nous, fatigués et le visage noirci de notre journée dans la mine. Pas que nous aimions ça, comme je l'ai dit, mais c’était dans nos habitudes. Et l’habitude voulait que, comme tous les soirs, mon copain d'enfance, Bodul, me montrait ses trouvailles de la journée tandis que Bombar, son père, pestait à l’arrière. Et il fallait l’entendre le vieux ! Il grognait contre tout : contre les pommes de terre qui n’avaient plus le même goût depuis qu'ils mettaient des produits pour les faire pousser, contre les produits qu'on mettait dessus, parce que voyez-vous, c'est vraiment une façon de faire de fainéant et finalement contre les fainéants eux-mêmes, qui selon ses dires se multipliaient à vue d'œil. Mais ce qui l'agaçait le plus, le Bombar, c'était la jeune génération qui n'avait plus de respect pour rien du tout, et surtout pour lui. Oubliant certainement, qu'un jour lui aussi, tout vieux qu'il était, il avait ressemblé à un de ces jeunes turbulents avant de devenir le doux ronchon qu'on connaissait. Mais il l’avouait volontiers, c’était quand même moche de vieillir.

Bousculant Bombar dans sa démonstration, Bodul vint à ma rencontre. Chose qui ne manqua pas de donner raison à son père.

— Qu’est-ce que j’disais ! qu'il gueula, le vieux, avant d’étouffer dans ses glaires.

— Hé, Bugli, regarde ce que j'ai trouvé ! haletait son grand dadais.

Moi, pas méchant pour un sou, mais pas gentil non plus, je le regardai de biais et hochai par deux fois la longe de mon âne de bât.

— Grisou, dis bonjour à notre ami Bodul.  

Le vieil âne s'exécuta et lui ravala la façade d'un humide coup de langue. Mon meilleur ami ne se laissa pas démonter. Il s'essuya la figure d'un revers de manche avant de me flanquer sous le nez son bout de caillou de rien du tout.

— Non, mais regarde mieux ! qu'il me dit.

— Oui, c’est un caillou…

— Non, mais regarde, il brille !

— C’est un caillou qui brille, alors… rétorquai-je.

Mon camarade semblait se faner de l'intérieur, tellement mon visage ne reflétait pas l’extase espérée.

— Je vais l’offrir à Frida en rentrant, je pense qu’elle va bien l’aimer et…

— C'est bien, Bodul, que je dis, lui clouant le bec. Si ça ne marche pas, t'aura qu'à essayer avec Bergule. C'est un cœur à prendre.

Ma grande asperge se planta au milieu du chemin, outré.

— J'entends hein ! ronchonnait Bergule, derrière nous.

— Tu vois, c'est déjà un bon début.

Bodul avait poussé d’un coup. D’abord, c'est son nez qui avait enflé en premier puis le reste avait été obligé de suivre. Sa jeunesse lui était sortie de son corps comme une poussée de sève et de vigueur qui ne pouvaient s’échapper qu’entre les pores qu’il avait fort gros. A cette époque, ses chtars ne l'avaient pas aidé, mais avec le temps, les cratères s’étaient mués en un champ paisible agrémenté de quelques ornières rassurantes. Pour tout dire, de loin, il avait la tête du bonhomme en mesure de vous protéger. Du genre un peu benêt mais dans les bras duquel votre gamine n’aurait pas à s’en faire. Toutefois la fameuse Frida qu'il convoitait n'en avait que faire de ses caillous et de sa tendresse. Ce que voulait la môme, c'était une sécurité qu'aucun de nous ne pouvait lui apporter, et surtout pas mon Bodul. Qu'un grand gaillard de Beldabim puisse la regarder était bien la seule chose qui pouvait la rassurer. A l'affût du mâle, Frida ondulait comme une daurade qui voulait mordre à l'hameçon sans pour autant se laisser attraper. Elle jactait pour ne rien dire mais pour tout prouver et chacune de ses phrases se ponctuait par un gloussement. Elle ne souhaitait pas se faire aimer, seulement s'assurer qu'on la désire.

N'en déplaise à Frida, nous n'avons croisé aucun gars de Beldabim ce soir-là. Les mineurs du village d'à côté débauchaient à la même heure et généralement nous faisions un bout de chemin ensemble. Mais là, rien. Cela n'était encore jamais arrivé. Soit nous étions en avance, soit le ciel de la mine leur était tombé sur le coin du pif pour le plus grand bonheur de Bodul. La vieille Bergule en profita pour brailler qu'il allait pleuvoir et qu'elle s'y connaissait en nuages. Alors pour ne pas la contrarier et aussi un peu parce que nous avions faim, on s’est décidé à avancer.

— On n'attend pas les collègues ? jubila Bodul d'un ton moqueur.

Bombar vint à ma rencontre et mit une légère claque derrière la tête de son fils. Pas pour ce qu’il venait de prononcer, mais pour ce qu’il allait dire. Le vieux avait pour sa progéniture, la torgnolle préventive. C’était sa façon à lui de l’aimer.

— Comment que tu te sens, qu’il me dit.

— Ça va, on a pas mal de boulot dans le boyau, au sud.

— Je ne te parle pas de ça, je te cause ce qui t’es arrivé hier soir. Tu sais Bugli… quand celui-là citait votre nom c’était du sérieux. Je crois qu’il faut que tu te pardonnes, et que tu nous pardonnes de ne pas être dans ta situation. J’aimerais pouvoir te filer des conseils, te faire profiter de mon grand âge. Mais l'expérience n'est en aucun cas un pansement et tomber plusieurs fois ne t'empêche pas d'avoir mal lorsque tu tombes de nouveau.

Alors Bombar se rapprocha de moi, comme pour me foutre un coup d’épaule qu’il ne me fit pas. Et d'une moue teintée de gentillesse et de désillusion, il me lâcha un «  tu sais... ils ne sont pas méchants » avant d'enfoncer le clou plus franchement.

— Je dis ça pour toi, mais au bout d’un moment, faire l’original, ça enquiquine les gens. D'ailleurs, il se murmure que la veuve va reprendre le travail la semaine prochaine, et qu’elle va même se trouver un nouveau jules. Je ne dis pas que c’est bien, c’est peut être un peu tôt, mais ça ne te ferait pas de mal à toi aussi.

Sur ça, je ne réponds rien. Il ponctue sa pénible tirade par un « qu’est ce que t’en penses » réflexe, puis arque ses sourcils argentés de vieux monsieur comme un chien devant un os. Par gentillesse, je lui rétorque un « bah... pas grand chose. » Et puis il me fixe, interdit, comme s'il savait au fond de lui que mes histoires n’en étaient pas vraiment. Nous rentrions sans rien dire. J’appréciais marcher à ses côtés. Je crois que c'était réciproque. Par pudeur, il a engueulé Bodul qui perdait son froc, même que ce n’était pas vrai. Mais je crois qu’il ne voulait simplement pas que j'aperçoive qu’il m'aimait comme un fils.

Bombar semblait provenir d’une autre époque, une époque lointaine remplie d'aventures qu'on peine à s'imaginer. On a toujours tendance à penser que les vieux naissent ainsi, qu'ils têtent le sein maternel en ayant au préalable retiré leur dentier. Il est alors difficile de concevoir que notre vieux ne l'a pas toujours été. J'y parviens quelquefois, mais pas toujours. Lorsque Bombar installe sa chaise à droite de sa porte d'entrée afin de dissuader les voleurs ou d'inviter les rêveurs, il défie le temps. Je me suis toujours demandé pourquoi les anciens ne profitent pas du peu qu'il leur reste. Pourquoi chez leurs enfants, ils se perdent dans leurs pensées collés le cul sur une chaise ? Je crois le savoir maintenant, ils n'attendent pas la mort, ils courent après leurs souvenirs. Assis entre une jardinière de géranium et un tombereau de fumier pour les faire pousser, Bombar narguait les galaxies. Et puis lorsqu'il en avait assez, il rentrait chez lui, prenant bien soin de courber le dos pour ne pas se cogner la tête et risquer de faire tomber tout ce que l'univers y avait mis. L'esprit rassasié, il allait se coucher comme un bienheureux. Quand le vieux radotait, il s'éblouissait pour remettre l’ombre à plus tard. Et puis parfois avant de s'endormir, il soulevait une fesse avec effort, puis lâchait une pétarade. Un pet sonore qui venait de loin, comme ça, en guise de remerciement pour le spectacle. L’univers valait au moins ça.

Mais trêve de bavardages, c'est ici que tout se complique.

Je me souviens très bien. Notre convoi s'arrêta net. Des flammes se dressaient par-dessus les frondaisons des arbres en direction de Brigombar, notre village.

Ça ne ressemblait pas à un de ces feux qu'on allume lorsqu'un d'entre nous se fait passer la bague au doigt.  Ces flammes-là, elles n'avaient rien de joyeuses… Elles étaient vives, chassant la nuit paisible pour nous y mettre que du chaos et des cris. Purée, que je pensais, il ne restait dans le village que les vieillards, les enfants et quelques personnes s'occupant de ces derniers... Bombar, les yeux plein de chagrin, vint poser sa main sur mon épaule, tandis que les autres travailleurs, hébétés, peinaient à tenir leurs animaux, tellement qu'ils s'agitaient.

Cachés derrière un monticule de terre, nous avons pu mesurer l'ampleur de ce qui nous tombait sur le coin de la figure. Nos vies s'agglutinaient en un millier d'étincelles haut dans le ciel. Tout s'envolait et nous ne pouvions rien faire. Même la Bergule pleurait de manière véritable, pour vous dire. Mais je crois bien que le pire à ce moment-là, c'étaient les cris… Ils nous empêcheront de dormir longtemps, les cris de tous ceux qu'on avait abandonnés.

Nous dûmes retenir les pères de famille en pleurs qui étaient prêts à descendre de notre promontoire, armés de pioches et de pelles pour défendre ceux qu'ils aimaient. Si je faisais partie de ceux-là, ce n'était pas pour les mêmes raisons.

— N'y allez pas, vous allez nous faire repérer me supplia Bodul, sa main sur la mienne.

Déjà lorsqu'on usait nos fonds de culottes sur les bancs de l'école, il était toujours le dernier à vouloir se mouiller, celui-là... C'était un très bon ami, le Bodul, surtout quand tout se passait bien. Mais dès que ça tournait au vinaigre, il n'y avait plus personne… Il était hors de question que je l'écoute.

Nous avons déballé nos ustensiles des chariots pour nous lancer à corps perdu dans la mêlée. Bombar, malgré son âge, nous accompagna et houspilla sa progéniture avant de lui tendre de force une de nos armes de fortune. Le courage du vieux, s'il était héréditaire, ne s’était jamais retrouvé dans le fils. Pourtant, ce n'était pas faute d'avoir essayé. Mais voilà, c'était un vieux garçon qui se la coulait douce. Il s'occupait, pépouze, de sa petite collection de cailloux clinquants sans se soucier du reste. Non, ça ne voulait vraiment pas. Il n'apprenait rien, le Bodul. Et surtout pas le courage.

Je ne me rappelle plus ce qui s'est passé en contrebas, dans ce qui était autrefois notre charmant petit village dissimulé aux creux des arbres. On a fait ce qu'on a pu… On a lutté. Ardemment. Sauvagement. Inutilement. Mais c'était déjà trop tard. Les bêtes ignobles étaient partout. Dans chaque recoin, sur chaque parcelle, se délectant de leurs méfaits. Il n'y avait pourtant pas plus de victoire à savourer que celle d'une botte vengeresse sur une colonie de fourmis. Nous n'étions que des petits riens...

Tandis que les autres essayaient de sauver leurs familles, moi je tentais de sauver mes souvenirs. Pourvu qu’ils ne me la crament pas, que je me disais. Cette maison, c'est tout ce qu'il me restait.

Derrière, alors que je me déboitais le cou à regarder tout autour de moi, un de ces monstres donnait le coup final à une mère protégeant son enfant. Ça aurait pu être Kovarin.

— Bugli ! Par ici ! me lança Bombar, un cadavre d'une de ces saletés à ses pieds.

Je dus esquiver les volées de flèches enflammées qui me barraient la route, qui elles-mêmes barraient la route à ceux qui fuyaient à travers la forêt.

— Ils sont partout, ces fils de chien.

Le vieux n'aurait pas pu mieux dire. Ces vilains machins ressemblaient à des loups, dressés sur leurs deux pattes arrière. Nous savions bien que de telles créatures existaient plus au nord, mais pour l'heure, à part dans mes visions, nous n'en avions jamais vues. Et croyez-moi, ça aurait bien dû rester comme ça.

— Et l'école ? que je lui demande dans un relent paternel.

— Un tas de cendres, mais les gamins étaient déjà rentrés chez eux, qu'il me baragouina, la tête tassée entre ses épaules comme si ça pouvait l'empêcher de se faire repérer davantage.

Sur le coup, ça m'a soulagé. Alors sans attendre plus, j'ai foncé vers ma maison. Je n’ai même pas entendu leurs avertissements quand je suis parti. J'ai couru, couru comme jamais j'avais couru. Couru après le temps qui engloutissait tout.

— Bugli ! qu'il criait ! Bugli !

Je ne me suis pas retourné.

Nimbées dans leurs habits de triste lumière, elles se ressemblaient toutes, nos cahutes. Crachant les flammes par chaque porte, chaque fenêtre, chaque interstice. Les craquements des poutres produisaient le son de l'os qui se broie. Elles tombaient toutes les unes après les autres, comme des petites choses fragiles qu'elles étaient alors que nous, on se disait bien naïvement qu'elles nous survivraient. C'est d'ailleurs même pour ça qu'on y mettait beaucoup de pierres. Ça nous servait bien, tiens ! Et puis voilà, j'étais devant. Les genoux à terre, comme si qu'on m'avait mis un coup de pied là où je pense. Dans ma tête, tout filait, tout tombait. Mes espoirs dégringolaient dans un trou vertigineux qui vous fait à peine soulever le cœur. Un choc rapide, un petit hoquet glacial, qui ne vous donne même plus envie de vous relever, de vous battre, ou même de dire à vos poumons de respirer. Juste le rien. Pas même le chagrin.

On venait de me le tuer pour la seconde fois.

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