4 - Loups et caillou

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— Bon dieu, mais personne n'a de l'eau à lui donner ? vociféra Bombar en secouant les barreaux de sa cage.  Bodul, ta gourde !

Bah voyons ! Au lieu de me laisser mourir avec les autres, il a fallu que le vieux me sauve les miches avant de se faire coffrer.

Bombar me lança une outre qu'il avait, comme à son habitude, arraché des mains de son fils sans même attendre son consentement. Nous étions disposés en cercle dans de gigantesques cages, elles-mêmes sur d'immenses chariots, eux-mêmes plantés au milieu de la boue. On était tous inquiets de ne voir aucun gamin avec nous.

Vautré entre mes semblables, je n’avais pas fière allure. Ils m'avaient roué de coups comme si tout ce qu'ils avaient déjà fait n'avait pas suffi. La pluie n'arrêtait pas de tomber ce soir-là. Elle aurait d'ailleurs pu se dépêcher un peu plus et nous étouffer l'incendie avant que ce ne soit trop tard. Mais non, elle avait pris son temps, la pluie. Elle arrivait juste pour enfoncer le clou et nous laisser à notre misère. Bergule avait eu le nez fin, elle s'y connaissait bel et bien en nuages.

Justement, cette vieille chouette gesticulait dans tous les sens afin de mieux se rendre compte. Dès qu'elle se tortillait, ses gros os nous comprimaient vers les barreaux. Pas gênée pour un sou, elle nous considérait alors avec arrogance, pestant qu'on en prenait de la place ! Bodul et Bombar, eux, se trouvaient dans une autre cage, opposée à la nôtre. Au centre, un feu, entouré de deux korgals essayant tant bien que mal de se protéger de la pluie. On savait maintenant qui ils étaient, ceux-là. On pouvait même leur donner un nom, à nos monstres. Avec leurs traits fins, leurs yeux qu'ont vu trop de steppes et cette impression de vous dévisager sans cligner. C'est simple, on aurait dit les vilaines créatures des histoires que je racontais à Kovarin avant qu'il s'endorme. Je n’aurai jamais cru qu'un jour, ces choses auraient déboulé comme ça, sans prévenir, nous arracher à nos petites habitudes.

— Vise moi un peu ce pull ! qu'on entendit près du feu.

Un des korgals, fier comme pas deux, crânait avec une partie du butin qu'il nous avait chouravé.

— Ma petite cousine a le même.

— C’est vrai ?

— Non. Y’a pas autre chose ? lui répondit le deuxième en se curant les dents avec zèle, pour bien nous faire comprendre qu'il n'était pas venu là pour rigoler.

Il nous avait fait tant de mal pour ça ? Ils n'étaient pas bien tombés les gus. Si ce n'est ce joli petit haut qu'appartenait à Frida, on était plutôt du genre à porter toujours les mêmes frusques. Les plus confortables pour aller travailler, car c'est bien connu, un nain passe sa vie à courber l'échine pour des clopinettes. Il n'y avait rien à voler chez nous.

— Des pioches, des pelles… Encore des pioches… Touche, il est tout doux !

Le korgal mit le petit pull duveteux contre sa joue et sembla ronronner de plaisir avant d'être malencontreusement interrompu.

— Vous n'auriez pas quelque chose à becter dans ce foutu campement ? leur lança Bergule, sans pour autant se départir de son habituel ton de caporal.

Le loup insensible aux charmes des beaux vêtements bondit vers elle et colla instantanément sa truffe et ses crocs contre les barreaux. Ses yeux étaient injectés de sang et de mépris.

— Alors la grosse, tu veux bouffer lequel en premier ? Lui ? Elle ? Plutôt le bien en chair, là ? qu'il lui chuchotait sadiquement, nous pointant du doigt à tour de rôle.

Les nains visés tremblaient de peur et de froid.

— J'ai plus faim, tu m'as coupé l'appétit, lui grimaça la vieille dans un sursaut de courage, avant de s'écrouler derrière nous.

Le korgal, resté près du feu, brandit qu'il fallait arrêter de nous terroriser, qu'on en avait déjà assez bavé comme ça. D'un grognement, celui qui nous avait calmé Bergule retourna à sa place. À la suite de cette incartade, nos deux geôliers s'étaient mis à bavarder de tout et de rien. Ils évoquaient tour à tour leur désert, leurs petits et la foultitude de choses qu'ils entreprendraient après ce mauvais moment. Le tricot de Frida fut longuement reniflé, ce qui exaspérait Bodul. Il se résigna rapidement, comme toujours, laissant aux korgals le loisir de se remémorer de belles odeurs à travers ce morceau de tissu propre.

La vue de ces chiens détrempés m'aurait presque fait de la peine. Hormis leur apparence, je compris qu'il n'étaient pas si différents de nous autres. Surtout qu'entre temps, le plus aimable des deux nous avait apporté un petit quelque chose à manger. Puis, après nous avoir longuement observé bouloter notre encas, il s'était mis à jouer de la flûte comme pour conjurer la pluie. Celui-ci jouait bien, et à part celles de Bombar, mes oreilles n'avaient jamais entendu une aussi belle mélodie. A se demander si mes amis n'avaient pas raison, l'art ne sert à rien et surtout pas à rendre les gens meilleurs. Ça fait tout juste passer le temps.

C'est à cet instant qu'un korgal, d’une tête de plus que les autres déboula avec une poignée d'hommes, tout aussi vilains que lui. Ça devait être leur chef tant il imposait le respect aux deux zouaves qui veillaient sur nous. Nos gardes se mirent à le saluer, tandis que le musicien planqua le tricot derrière son dos, pas vu pas pris. Ils échangèrent des banalités de militaire et sur ce qu'ils appelaient bien pompeusement «  la traque ». C'est qu'ils recherchaient non pas nos babioles, comme nous nous en doutions, mais quelqu'un. Je me demandais ce qu'ils pouvaient nous trouver, à nous.

—  Ils sont bien petits pour des travailleurs… articula le chef de meute avec un certain dédain.

Un de nos matons s'empressa d'empoigner le bras de Bombar avant de l'agiter en l'air comme un trophée.

—  Oui, mais voyez, ils ont l'air robustes !  

Les muscles relâchés du vieux gigotaient comme de la gelée.

Le chef plissa les yeux, sans un mot, puis traîna sa lourde carcasse près des flammes afin de la réchauffer. Ses deux mains couvant le feu, il ne semblait prendre aucun plaisir à être ici. Il nous observait à peine, fuyant nos regards avec décence.

—  Subotaan exige qu'ils soient tous livrés avant l'aube, qu'il annonça sans fioritures.

—  Ça sera fait, lui répondit son second avec déférence.

Ils restèrent quelques minutes sans rien dire, comme si le poids du monde s'abattait sur eux. Un autre loup arriva au pas de charge, la langue pendante, essoufflé, complètement rincé.

— Hurkaan, on a un problème avec les enfants dans la chapelle.

Les yeux du korgal se firent aussitôt reptiliens. L'expression qu'il arborait aurait pu nous glacer le sang mais c’est une lueur d'espoir qui illuminait nos yeux. Il y avait des survivants en plus de nous autres, et ils se trouvaient au sec dans notre bonne vieille chapelle abandonnée. Ça nous redonna à tous un sacré coup de fouet. Je me repositionnai la barbe et me relevai, refusant l'aide que me donnaient mes camarades. Prêt à en découdre, tout debout que j'étais. Mais pour espérer revoir nos gosses, il fallait qu'on puisse sortir de ces fichues cages.

Hurkaan, d'un hochement de tête emmena ses hommes avec lui, nous laissant seuls avec le musicien.

Alors on l'enquiquina notre bon garde. On le supplia de nous libérer. On lui quémanda un nouveau bout de viande. Sans réponse. On fit un barouf d'enfer en faisant résonner les barreaux de nos cellules comme les cordes d'une harpe. Non plus. Alors, on l'attaqua sur ce qu'on pensait être son point faible. On se mit à le flatter. Que c'était un virtuose. Que nous aussi, nous avions des instruments, un peu plus loin dans une des malles qu'ils nous avaient piquées. Juste pour l'éloigner ce qu'il faut pour faire s'abattre sur lui notre courroux. Et ça a marché.

— Bodul, lance-moi ton caillou ! que je lui fis, chuchotant assez fort pour qu’il m’entende mais que le garde ne le puisse pas.

— Pour quoi faire ?

— Lance-moi ton caillou !

— C’est mon caillou ! T’avais qu’à en trouver un toi aussi !

— Ton caillou Bodul ! grondèrent les nains en choeur.

— Non !

Bombar arracha notre laissez-passer de la poche de son fils avant de me le lancer.

— Fils ? dit le vieux, fatigué d'avoir pu engendrer une telle godiche.

— Oui papa ?

— T'es vraiment le portrait craché de ta mère…

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