2 - Nos gueules noires

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On ne m'a pas regardé de la journée. Avec cette histoire j'avais enfreint leurs règles. J'étais sorti du rang des bonnes personnes. Je m'étais échappé. Je n'existais plus qu'à moitié pour ne pas dire plus du tout. À la pause déjeuner, certains sont venus, ont eu du mal à soutenir mon regard, se sont malaxé les mains puis m'ont sommé d'accepter que je vienne manger avec eux, que ça me ferait du bien, qu'il fallait que je parle, que je parle bien... J'ai répondu « non », on m’a répondu « bah quand même… » sans prendre le temps de finir et sans insister, ce qui était bien la preuve qu’on ne voulait surtout pas me voir me pointer mais seulement actualiser sa jactance. Et puis ça s'est arrêté là. Ils sont repartis les bras ballants, comme ils sont venus. Ça ne m'a pas embêté, moi, j’ai fait mon travail, comme de rien n'était. Eux par contre, à force de me surveiller, l’ont fait un peu moins.

Quand une galerie s'effondre, c'est un grand chambardement, c’est toute une branche de l’arbre généalogique qu’on enterre. Forcément, les mineurs travaillent en famille. Les plus vieux prennent sous leurs ailes les plus jeunes, ça leur apprend le métier, et ça permet aussi de bien les engueuler pour que ça rentre. Durant la pause, les mineurs ont parlé de cette pauvre femme qu'avait perdu la moitié de sa famille la veille, et surtout du fait qu'elle aurait bien du mal à faire tourner sa maison maintenant qu'elle était veuve. Même qu'on lui avait déjà trouvé un autre prétendant pour surmonter l’épreuve. L’heureux élu était un vieux garçon ayant du mal à trouver chaussure à son pied, mais malgré ça, on s'en était assurés, il était tout bien comme il faut, un travailleur, propre sur lui et surtout pas du tout porté sur la boisson. Et puis, qu'ils disaient, étant donné son état, on savait qu'il ne serait jamais un coureur. Il se murmurait même qu'il possédait un bon petit pactole sous la literie et que ça serait bien pour elle, surtout avec un petit qui avait à peine quitté le sein. Un bon parti en somme.

Mes histoires, ça commençait un peu à faire long, et quelques vieilles, les pires, pensaient à voix haute que tout ça, ce n’était pas normal. En effet, ça ne l’était pas de devoir enterrer son gosse, mais pour eux, ça commençait à le devenir.

Ça me faisait penser à une histoire qui n’avait pas fait grand bruit, mais qui moi, m’avait profondément dévasté. Un jour, une gamine de la Grand-Rue s'est retrouvée avec le pied infecté. La pauvrette avait marché sur un clou rouillé qui lui avait déclenché une vilaine maladie. Du noir lui était remonté le long de la jambe et commençait à grignoter les chairs. Comme son pied schlinguait fort, on ouvrit les fenêtres prétextant qu’il fallait du bon air, de l’air frais, alors qu’au fond, on avait surtout peur que l’odeur de charogne s’imprègne dans les rideaux et la literie. Eh bien à cette fille-là, quand le noir devenu vert lui était monté par-dessus le genou, on lui a conseillé d’aller se faire soigner chez le rebouteux du village d’à côté. Un gars sûr, mieux qu’un médecin et pas cher pour ne rien gâcher. De toute façon, on venait de faire le mariage de l’aîné, il n’y avait plus rien dans la tirelire. La gamine et ses parents en ont vu des rebouteux, des donneurs d'espoir au rabais, des escrocs au pendule tourné vers leur porte-monnaie. La tremper dans l'eau chaude, dans l'eau froide, dans l'eau tiède infusée d'herbes, ils ont tout essayé… tellement tout essayé, qu'à la fin, on se demandait si la gosse en était encore une et pas seulement une maladie à soigner. On ne voulait surtout pas nous la découper, mignonne et travailleuse qu’elle était, ça aurait été du gâchis. Ça ne l’a pas empêchée d’en mourir, mais d’en mourir guérie, c’était bien là le principal.

Sur cette bonne chose, je suis rentré chez moi.

Une soupière de bouillon coupée à l'eau, un quignon de pain et voilà. En fin de semaine, il y avait plus d'eau que de soupe, mais heureusement, celle-ci ne faisait que commencer. C'est que ça a un côté reposant de manger tout seul. C'est rapide et on n’est pas obligé de se demander, chacun notre tour, ce qu'on a fait de notre journée pour avoir l'air de s'intéresser aux autres. Puis surtout, ça nous fait moins de vaisselle. Tout est bon à prendre, bouffer à même la casserole est la première chose que nous apprend la solitude.

On ne dirait pas comme ça, mais je n'ai pas toujours été qu'un petit point négligé perdu entre mes quatre murs. Fut un temps où ça vivait, ici. Ça chahutait, ça travaillait tard sur un coin de table et ça forçait même le môme à manger sa soupe. Bref, ce que devrait toujours être l'intérieur d'une maison.

Dans tous les cas, je n'avais pas pu m'en débarrasser de celle-ci. Trop de souvenirs. Si elle pouvait parler, ma baraque, elle me mettrait certainement un grand coup de pied au cul en disant :  « Hé vieux machin ! Ça ne sert à rien de ressasser ! Tu vas t'user le cœur à dépoussiérer tes souvenirs bien disposés sur la commode ! » C'est plus facile à dire qu'à faire que je lui répondrais, grondant vers le plafond. Naturellement, elle n'était pas douée de parole, ma maison... Alors je continuais de m'abimer les yeux sur les quelques rares babioles qu'il me restait en faisant semblant de discuter avec elles.

Tout ça pour dire que j'en prenais soin de mes trésors, j'y passais un petit coup de chiffon bien méticuleusement. Et ce, tous les ans depuis que ça m'était tombé sur le coin du nez… ça faisait six ans, déjà. Tout compte fait, c'est qu'elle aurait eu raison ma maison.

C'était une journée comme toutes les autres. Ce matin-là, le fils est parti à la mine le sourire aux lèvres. Il était heureux, mon Kovarin, sur le pied de guerre, trépignant d’envie, réveillé avant l'heure. On est toujours motivé quand on se met le nez dans une nouvelle activité. Et lui venait tout juste de commencer. Pensez-vous… Il n'avait pas encore eu le temps de se lasser...

Son entrain, plein de jeunesse, ça me rendait à la fois triste et heureux. Heureux de le savoir épanoui à bricoler ce qu'il voulait, devenir un adulte comme nous, mais triste de le voir titiller la mort qui nous attendait tous, suspendue aux étais de la mine.

Pour l'heure, j'étais en retard. Dans la brume du petit jour, les sonneurs claironnaient déjà depuis de longues minutes. « Dépêche-toi ! » qu'elle me disait, la Skali, tout en m'attachant mes lacets comme un gosse tandis que je boutonnais ma chemise. Quand on vieillit, on a du mal à se réveiller. C'est qu'on est fatigué avant même d'avoir commencé. Alors j’ai crié à travers les courants d'air. Le gamin, lui, piaffait dans l'entrée.

— Pars devant, ne va pas te mettre en retard ! Je prendrai le deuxième ascenseur ! Tant pis pour les sous.

— Kovarin, ta gamelle ! rugit Skali alors qu'elle arrangeait toujours mes lacets.

Notre fils n'a rien répondu. On s'est regardés elle et moi. On a souri de nos quatre yeux. Et on l'a laissé filer, sans même prendre la peine de lui lancer le fameux « à ce soir » tellement qu'il était pressé. On avait bien fait... Il n'est jamais revenu autrement qu'entre quatre planches. Un coup de grisou qu'ils ont dit.

Personne ne devrait avoir à enterrer son enfant. C'est ce qu'on se répétait quand un de nos copains perdait l'un des siens. Dans ces moments-là, on se regardait tous chacun notre tour, avec nos têtes pleines de tristesse... Nous les nains, on est pas des causeux. Les mots sont de petites choses sans importance, et dans de pareils cas, ils l’étaient encore plus que d'habitude.  Alors, on inspectait les semelles de nos godasses avec pudeur, en attendant que le temps nous guérisse un peu.

Mais si en parler, c'est déjà coton, le vivre ça… C'est une pente savonneuse qu'on ne parvient jamais vraiment à remonter. C'est un cœur sinon qu'on piétine, qu'on sort de votre poitrine pour lui cracher dessus avant de vous le remettre gentiment à sa place. C'est dur et puis c'est tout. Voilà.

Au début, on se dit que ça ne va pas si mal, on est entourés. Vos amis vous invitent à manger et à rester auprès d'eux. Et petit à petit, tout le monde reprend le cours de son existence. Puis arrive le jour où on se retrouve seul avec son chagrin. Ils ont raison les gens. Je ne vais pas vous apprendre qu'une personne qui tire tout le temps la tronche n'intéresse personne. Les gens n'ont pas envie de s'embarrasser avec un tel fardeau. Ils se lassent rapidement de la misère des autres, les gens. Surtout quand ils aperçoivent qu'ils ne peuvent rien pour vous. Vous faites s'envoler leur petite victoire ; vous les empêchez de mener à bien leur bonne action. Ils veulent de la joie, du rire, qu'on leur rende des services ou qu'on les aide à pousser leurs brouettes, les gens. Je ne pouvais plus rien faire de tout ça. Skali encore moins. Même vivre, ça lui devenait difficile à ma bonne femme. Alors elle a préféré le faire avec quelqu'un d'autre, et même qu'elle s'est mariée avec.

Depuis, je faisais ces rêves. Le prix de ma lâcheté. Mon répit, je peux vous dire, que je l'ai attendu longtemps. Je me levais en sueur, paniqué. Au boulot, j'étais bon à rien. J'en avais bien parlé aux copains durant la pause. Mais, on m'a dit que j'avais trop d'imagination, et que ce n’est pas bien ça, l'imagination... Ça vous met de mauvaises idées dans la tête et ça ralentit le travail de tout le monde. Un sou c'est un sou qu'ils disaient, un wagon de moins, c'était un repas qu'on devait sauter. Depuis, je ne leur racontais plus rien aux copains.

Lorsque je voulais fuir les cauchemars, je dormais assis, une loupiote allumée. Je me forçais à penser à de petites choses amusantes, à faire frétiller mes souvenirs. Faire revenir mes souvenirs à la poêle. Du réchauffé. Comme des béquilles qui vous rendent la vie moins dure.

En premier, je pensais à Bombar, un nain que j'avais toujours connu et qu'on surnommait affectueusement le vieux. C’était lui qui m’avait balancé devant ma porte la veille. Ce nain-là avait le cul bordé de nouilles. On l'avait remonté une bonne paire de fois, à l'agonie. La mine lui avait estropié les jambes, perforé les côtes et failli le noyer. Il s'en était toujours remis. Cette vieille chose ne s'était jamais laissé abattre. Son heure ne voulait pas sonner. La mine, depuis, il ne la craignait plus. Il la respectait.

Mais le mieux, c'était durant la pause déjeuner, lorsqu'il enfilait les bretelles de son accordéon. Pas grand monde ne l'écoutait. Toutes les choses futiles, ne sont pour les nains que du temps de perdu ; mais moi, ça m'emmenait loin. Il avait quelque chose de différent, le Bombar. Sa grosse moustache frisait de bonheur quand il promenait ses doigts sur les touches de son bazar. Il ne râlait plus, il ne portait plus le poids de la terre sur son dos. Comme s'il remerciait la mine de ne pas les avoir pris, lui et son fils. C'était beau de savoir que là où on était, où même les chauves-souris ne daignaient dormir, il y avait un gars presque plus heureux que résigné d'être ici. Un illuminé en quelque sorte. Personne ne se risquait à lui dire quelque chose à propos de ses coquetteries. Il ne se faisait pas charrier, le vieux, rien ; il avait vu naître quasiment tous les gars qui descendaient dans la fosse avec lui. Et tandis qu'il remballait l'instrument, mettant un terme à la poésie, il se remettait à engueuler tout le monde et à jurer à tout va.

Le cortège du matin, ça aussi c'était quelque chose.  Nous voir tous partir dans le brouillard nous emplissait le cœur de courage. En file indienne, on ressemblait à une armée de lucioles allant combattre les ténèbres du fond du trou. Une caravane d’une joyeuse et tendre tristesse. L'aube, ça vous met une odeur différente dans le pif. Une odeur qui vous rappelle un peu l'aventure, l'exploration d'un monde nouveau. Et puis, on arrivait à la gloutonne. Là, ses grandes structures nous attendaient, comme éternelles. Elle semblait respirer paisiblement, ronfler de la vapeur. Les wagons vides s'impatientaient qu'on les remplisse. Le chevalement, cet immense bidule en bois qui devait nous faire descendre à bout de bras, nous accueillait comme une bougie d'anniversaire au-dessus de la forêt. On allait pendre nos fringues aux crochets, on se changeait, on empoignait une lampe à notre nom, puis on allait se faire digérer par ce grand ascenseur qu'un machiniste nous actionnait. La vie n'était pas si mal.

Mais cette liste ne serait pas complète si je ne vous parlais pas de nos bêtes. C’est qu’on n’y pense pas assez. Sans elles, nous n'aurions jamais pu construire, ni faire creuser quoi que ce soit. Elles s'ajoutaient à la force de nos bras, sans faire de réclamation. On les descendait pour nous aider, sur le dos, à la retourne, avec de grands treuils. Au début, elles avaient peur, comme nous. Et puis, après, elles s’y faisaient, comme nous aussi. Sans une plainte. Qu'elles la tenaient, la besogne... Qu'elles nous rendaient bien des services... Ma bestiole à moi, c'était Grisou. Un âne, comme beaucoup. Une fois, alors qu'un léger vent de rien du tout s'échappait de la paroi, il s'est mis à hennir. Une flatulence de la terre, un pet foireux inodore. Ce jour-là, évitant l'explosion de justesse, il nous avait sauvé la vie. Depuis, elle se traîne ce sobriquet, la pauvre bête. Du nom de ce fichu gaz responsable de tous nos tracas.

On pourrait croire quand je le raconte, que ce machin-là qu'était notre vie, ce n'était que du beau, que de la camaraderie. Mais nous avions aussi notre lot de teignes. Celle qu'on adorait le plus détester, c'était Bergule. Une naine au visage sévère et au chignon tellement tiré en arrière, qu'aucune ride ne venait s'y installer. Cette vieille bonne femme n'avait de généreuses que ses formes. Et encore, ses courbes à elle se résumaient à d'infinies lignes droites, comme sa bêtise. Ses fesses étaient d'un plat tout à fait ordinaire et sa poitrine était composée de deux obus dirigés vers le ciel, le tout formant deux triangles autoritaires. Depuis que son bonhomme était mort enseveli comme les autres, elle empirait. De sa grosse gueule ne sortait que des méchancetés et des injonctions. Bergule ne discutait pas, elle ordonnait. Les meilleurs partent toujours en premier, dit-on.

Qu'est-ce qu'on avait rigolé quand elle s'était mise à pleurer tout ce qu'elle savait à l'enterrement d'un brave homme qu'on connaissait à peine. A en faire honte au cercueil. Se répandre en sanglots et en cris, elle adorait ça, la Bergule. C'était une professionnelle de la larme à l'œil. Si certains frappent dans des sacs pour se défouler, elle, elle écumait toutes les mises en bière pour y tartiner son chagrin. Elle ne faisait pas dans la dentelle, cette peau de vache, fallait que ça soit sonore. Que ça s'entende dans tout le cimetière. Qu'on remarque ses beaux habits et sa petite voilette. Alors que nous autres, on savait bien qu’elle ne pleurait pas pour le mort, mais contre la sienne.

Le monde du dessous, c'était celui du dessus en négatif, avec ses rues, ses règles, ses lampes qui remplaçaient le soleil, le charbon le ciel et les copains notre famille. Quand nous étions dans l'ascenseur, serrés les uns contre les autres, avec le café qui n'avait pas encore terminé de nous réveiller, on se sentait appartenir à quelque chose. À un tout. Noircis par le charbon, on se ressemblait tous. Il n'y a pas de jalousie quand les poches sont vides. C'était peut-être ça, qui l'avait attiré Kovarin. Il voulait faire comme moi et les autres avant nous. Ne pas qu'on dise de lui qu'il était lâche. Faire partie de la famille.

Mais ce dont il ne se doutait pas mon fils, c'est que ces quelques moments de bonheur étaient toujours là pour essayer de rattraper des moments foireux. Comme un sucre dans un café trop aigre. Comme un petit pansement sur une grosse plaie. Ça vous soulage peut-être un peu, mais ça ne vous soigne pas du véritable mal. Nous, les anciens, nous savions… On regardait nos copains tomber, on voyait Bombar tousser du goudron à en mourir à petit feu. Oui, nous, les galériens, cette vie, on en crevait d'usure.

J'avais prévu quelque chose pour Kovarin, j'avais envie qu'il se sorte de tout ça. Qu'on arrive une bonne fois pour toute à briser cette lignée. Moi, j'aurais voulu qu'il soit instituteur, ou quelque chose de ce genre, avec des livres. Des choses inutiles comme pensaient la Bergule et les autres. Ça me paraissait mieux que de piocher du charbon au fin fond du boyau, au fin fond d'une mine, au fin fond d’un monde trop petit pour lui. Mais il ne m'a pas écouté, et c'est arrivé. Je me dis que je lui ai fichu trop de pression, que je me suis montré trop insistant. Peut-être que lui, ce qu'il voulait, c'était faire comme tout le monde. Personne ne le saura, surtout pas moi. Tout ce que je sais, c'est que là, assis dans mon lit parce que j'ai peur des monstres qui se cachent dans mon cœur : il me manque.

J'ai réussi à dormir quelque temps, avant que les sonneurs viennent nous réveiller. J'avais fait encore un de ces horribles cauchemars.

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