1 - La rate au court-bouillon

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— Pose-moi ça là.

— T’es sûr qu’on ne devrait pas plutôt le mettre sur son lit ?

— Il a une tête à aller se la mettre sur l’oreiller ?

— Non...

— Alors, fais ce que je te dis.

Voilà comment tout a commencé. Cette après-midi-là, trois d’entre nous sont morts. Comme ça, d’un seul coup. D’après ce qu’on nous a dit à l’époque, ils n’ont rien senti. Ils sont partis comme en venant, luisants de sueur, nus et dégueulasses. Le boyau a accouché de leur avis de décès, sans cris et sans l’immense fierté du papa. Rien. Seule la mine douloureuse s’en est plainte. C’étaient trois beaux garçons.

Une galerie mal étayée s’était écroulée, et les gars avaient eu le malheur d’être en dessous. Ces choses arrivaient souvent par chez nous. Tellement souvent, qu’on ne faisait même plus de petites croix sur le calendrier pour marquer le coup, on se contentait d’aller aux enterrements, ça suffisait bien. Les autres mineurs s’en accommodaient, mais moi, je n’y parvenais plus. Au village, ils pensaient tous que j’étais secoué, que d’aller déblayer leurs restes m’avait vrillé la tête, que ça me rappelait de mauvais souvenirs. Ils avaient tort. Ils avaient tous tort. Voilà ce que je n’arrivais pas à leur dire.

— Il a picolé ? lança celui qui m’avait catapulté là.

J’oublie de dire qu’on m’avait balancé près de ma porte d’entrée, entre une jardinière qui n’a jamais fait pousser quoi que ce soit et le tas de bois qui me réchauffait les pieds en hiver.

Par peur de se faire houspiller, le deuxième se contenta de hocher docilement la tête.

— Quoi ?

Sans même attendre de réponse, il renchérit.

— Je vais te le dire, moi.

L’ombre, indéniablement plus âgée, pointa un index professoral près de la poitrine de l’élève qui s’avérera être son fils. Celui-ci écouta sans broncher.

— Ce qu’il y a, c’est qu’il va finir par se mettre tout le monde à dos avec ses histoires. Et je te dis ça parce que je l’aime bien. Mais il ne peut pas rester dans cet état-là, faut qu’il prenne l’air. Qu’il s’aère la tête, qu’il se mette les idées dans un baquet d’eau froide ou qu’il se trimbale en slip, qu’importe, mais faut que ses mauvaises pensées puissent s’en aller loin de nous. C’est pour cette raison que nous allons le laisser devant sa porte. Ce qu’il lui est arrivé, ça nous est arrivé à tous. Nous, on n’est pas comme sa bonne femme, on ne peut pas poser nos valises dans le village d’à côté, puisqu’on est chez nous et qu’on a travaillé dur pour que ça le devienne. Nous allons donc devoir le supporter.

L'homme marqua une pause, puis rajouta.

— Le problème, c’est que je ne le supporte plus.

Là-dessus, le père et le fils entrent chez moi. La porte reste toujours ouverte, il n’y a pas de voleur par chez nous, c’est bien commode. Ils fouillent, retournent et tripatouillent. L’un ressort avec l’une de mes couvertures, le plus âgé le poursuit avec des mots et de grands gestes.

— Oh ça, tu sais comment sont les gens... ça commence à jaser. Ça piaille, ça renâcle, ça soupire derrière les rideaux... Au début, t’es pas mécontent de l’aider ce pauvre homme... même que ça te fait du bien, si t’as des ennuis de ton côté. Tu relativises. Mais quand tu t’aperçois que tu pisses dans un violon, tu te lasses et c’est bien normal. Je vais te dire, ce que veulent les gens, c’est gagner trois sous, avoir la paix et se faire tripoter par bobonne pendant qu’ils obligent les gamins à faire semblant de dormir dans la chambre d’à côté.

Et il continua encore et encore, tout en me recouvrant tendrement de la couverture, apportant à mon corps les premiers soins, tandis qu’il piétinait ce que j’avais dans le cœur. Intarissable, il en faisait une affaire personnelle.

Je n'étais pas grisé par l'alcool et encore moins fou. Ce que je voyais n’avait aucun lien avec le drame que j’avais vécu. Oui, mon gamin était mort, comme d’autres gosses de mineurs. Oui, ma femme s’était barrée, ne pouvant pas supporter ma tristesse. Mais là, c’était une autre chanson : le monde disparaissait et me laissait que de vagues silhouettes, pour planter devant moi une toute autre réalité.

Car c’est bien de réalité dont il s’agissait. Lorsque je broyais du noir, je partais ailleurs, pas longtemps, mais tout de même assez pour m’attirer des ennuis. J'ai souvent cru que c’était ma tête qui, ne pouvant supporter ce que je vivais, s’accordait une pause. Mais petit à petit ce machin est devenu récurrent et j’y ai pris goût. À dire vrai, ça me confortait dans mon mal-être. Ces petites échappées me donnaient une bonne excuse, comme lorsqu’on vous dit qu’il suffit de pleurer pour que ça aille mieux. Eh bien moi, si j’étais dépourvu de larmes, j’avais au moins ces petites fugues, qui à l’époque, ne faisaient de mal à personne. Je me disais naïvement que j’avais une bien drôle d’imagination, voilà tout. Mais cette après-midi-là, le phénomène s’est intensifié, j’ai tout de suite senti que ce n’était pas de la fabulation. Tout était bien trop réel, je pouvais aller venir, me déplacer, comme je le fais habituellement, mais dans ma tête.

Et tandis qu’on fermait les yeux de ces trois malheureux en retenant leurs femmes de venir faire couler les leurs près des dépouilles, moi, je me suis senti partir en arrière pour ne plus revenir. Oh, ça, ils ont cru que je m’étais descendu de l’alcool à brûler, que j’avais pris un mauvais coup sur le coin du nez. Mais non, rien de tout ça. Ce qui est arrivé, je vais vous le dire, c’est qu’il est encore revenu et qu’il est resté longtemps. L’homme de mes visions.

Comme souvent, ce bonhomme déambulait dans de grands couloirs richement décorés situés probablement dans un palais, ou toute autre grande bâtisse composée de pierres de taille bien disposées. Je le suivais de près, comme un courant d’air, invisible à ses yeux. Ce qu’il voyait, je le voyais, ce qu’il entendait, je l’entendais. Toujours est-il que l’homme en question était boiteux, et tordu comme une plante qui s’évertue à pousser de traviole malgré un tuteur pour la redresser. Il claudiquait de salle en salle, les gardes le saluaient, les domestiques le saluaient, les portiers le saluaient, aussi bien que les portes elles-mêmes semblaient le saluer, comme s’il faisait partie des murs. Mais, ni couronne, ni beaux vêtements. C’était un homme d’âge mûr, la petite cinquantaine à vue de nez, une fine barbe blonde clairsemée, des cheveux tout aussi blonds et filasses surmontaient comme un point d’orgue des habits de bonne facture et bien entretenus. En somme, rien d’extravagant.

L’homme pénétra rapidement dans une chambre, prenant tout de même le temps de saluer d’un respectueux mouvement de tête les deux gardes en faction devant la porte. L’intérieur était luxueux, orné de tout ce dont rêvent les enfants : des jouets, une balançoire, des livres... mais surtout beaucoup de poussière. Je me demandais bien pourquoi toutes ces précieuses choses étaient entreposées ici, sans enfants pour y déposer leurs doigts gras. Au centre se dressait un lit surplombé d’une montagne de draps et de duvets en plumes. L’homme, sans un mot, s’approcha d’une chaise, la fit glisser près du lit, coinça sa canne dans un endroit adéquat puis ouvrit un livre. Le monticule de plumes se mit à trembler, il gigota un coup à droite puis à gauche avant de pivoter sur le côté. Ce n’est qu’à cet instant que la tête hirsute d’un jeune enfant apparut. Au jugé, une dizaine d’années, pas plus. Ni heureux ni mécontent de le voir, le gosse ne lui témoigna aucun geste d’affection, mais se contenta de se tortiller telle une crevette échappée d’un filet. Il semblait être tout aussi tordu et maigrelet que l’humain qui lui tenait compagnie. Alors, le boiteux sans sourire, mais avec j’imagine, la solidarité qu’ont les tordus entre eux, ouvrit le livre au marque-page et s’apprêta à lire.

— T’as vu maman, Malivert ? demanda le gamin, sans préambule.

L’homme ne releva pas les yeux. Il évitait la question.

— Tu peux lui dire de venir me voir ?

— Je le ferai, mon prince, concéda-t-il simplement.

Là Malivert se mit à lire au jeune prince non pas une histoire comme l’on pourrait s’y attendre, mais ce qui m’apparut être un traité scientifique. J’ai longtemps pensé que cet homme occupait le rôle de précepteur, cependant il jouissait de bien trop de privilèges pour être réduit à cette simple fonction. Quoi qu’il en soit, le tordu s’appliquait et le gamin, comme tous les gosses de ce monde, tentait de s’échapper comme il pouvait, les yeux plongés dans les flammes de la cheminée qui illuminait cette chambre ; chose qui ne manquait pas d’agacer Malivert. Alors, le boiteux en chef referma l’ouvrage, se leva non sans mal puis abandonna le plus petit des tordus, seul, dans son lit entouré de jouets qui l’encombraient plus qu’il ne s’en servait.

Puis, ce fut encore le même numéro, clopin-clopant le blond déambulait dans le château, montait avec hésitation des escaliers, trottinait sur les murailles sous la bruine de nuits de Pluviôse. Sa canne puis son pied le plus fort rythmaient son périple. Alors que je m’évertuais à le suivre, mes yeux se posèrent sur quelques bannières ornées de chevaux que j’identifiai comme celles de Tregonnar, la cité des Hommes. Connu des nains, ce peuple de dresseurs avait remplacé les chevaux par ceux à vapeur, et c’est même pour cette raison qu’on se tuait à la tâche dans les mines. Tandis que j’observais les blasons, voilà que mon Malivert se met à accélérer, il éructe, il manque de tomber, pas grave, il souffle, se redresse, se tient aux chandeliers, fait mine d’être courtois avec un des gardes en lui demandant des nouvelles de sa petite dernière qu’est malade afin de reprendre son souffle puis repart. La canne, puis son pied le plus fort se plantent toujours dans le marbre, avec prestance et précipitation. Il entrouvre une porte, il écoute, je n’entends rien. Je distingue seulement, dans l’embrasure, une femme bien roulée à la peau noire auréolée d'une couronne. La mère du petit. Une reine. Elle cause avec une bête pleine de poils. Ça dégoûte notre ami. Alors il attend. Je n’entends toujours rien. Je patiente également. Il est arrivé en retard, il a loupé le plus important, il souffle. Les portes finissent par s’ouvrir, un homme-loup quitte la pièce qu’il convoitait, le salue comme s’il était quelqu’un d’important, puis se dirige vers les remparts. Malivert lui répond à peine, il en profite pour entrer. Je le suis. C’est la salle du trône, mais il fait nuit et les vitraux sans éclat donnent aux étoiles des teintes bariolées. Malivert s’avance vers sa reine, courbe l’échine du mieux qu’il peut sans trop en faire, son handicap le dispensant du reste des bonnes manières. Puis hiératique, il reste silencieux, affichant seulement une mine de dégoût qui m’a tout l’air d’être son expression habituelle.

— Ne faites pas cette tête, Rouillevent, vous restez mon seul et unique monstre.

Malivert claudiqua difficilement vers sa reine, donnant aux balancements de son dos bossu une allure de serpent se frayant un chemin dans les hautes herbes.

— Que vont penser ces bêtes si leur chef est avec une peau nue ? Et nos gens si leur reine sacre l'un de ces animaux ?

La reine se fit un rapide bain de bouche du vin qui l’attendait sur une console non loin du trône. Elle ne répondit pas, préférant s’essuyer longuement les lèvres. À ce moment, il ne fallait pas avoir fait de longues études pour comprendre que la reine et la bête s’étaient rapprochées.

— Ça ne m’enchante pas plus que vous, vomit enfin la reine tout en s’essuyant frénétiquement les mains. Nous avons besoin d’eux, qu’elle renchérit sans chichi avant de s’affaler sur son trône.

— Votre fils veut vous voir.

— Comment va-t-il lança-t-elle nonchalamment, comme si l’idée de sa naissance lui avait été rappelée.

— Il est faible, fragile, son état empire.

— Il doit régner. Nos gens ne nous laisseront pas de répit.

— Il n’est pas en état, vous le savez.

Aussitôt, la régente se redressa, sa peau noire peinait à cacher les couleurs de sa colère. Elle se mit à charger Malivert, chaque phrase était pour elle une occasion de le menacer d’un pas de plus.

— Ces arriérés pensent que je vaux moins que mon père. Leangrin patiente et exhorte le peuple. Qu’on m’arrache ces seins si je ne peux régner. Ces tétines vouées à ce que des monstres ingrats viennent les ronger. Ce ventre qui n’a pour seule tâche que d’enfler, que moi, reine de Tregonnar, je ne sois bonne qu’à me faire saillir comme nos chevaux pour accoucher d’un héritier. Ne les décevons pas, mais par lui, je régnerai. Même si pour cela je dois donner mon ventre à ces animaux.

Puis achevant sa morgue boursouflée, elle se rassit sur son trône.

— Si nous voulons qu’il règne, et que je règne à travers lui, nous devons la trouver. Et ce n’est pas vous, avec votre patte folle qui pourra le faire. Nous avons besoin d’eux.

Malivert achemina sa carcasse près d’une des colonnades pour y soulager son dos. Je me réfugiai aussitôt derrière celle-ci, si l’homme que je suivais ne pouvait percevoir ma présence, j’avais tout de même peur que l’on me trouve.

Mais avant même que je sache le fin mot de l’histoire, de la réaction de Malivert, de sa reine ou de la personne qu’ils recherchaient ardemment, une ombre me tira de ma folle rêverie.

— Bugli, j’ai besoin de toi, moi...

— Allez, fils, laissons-le là, qu’il réfléchisse un peu. J’crois qu’on a fait tout ce qu’on pouvait faire. C’est à lui de se bouger le derrière, maintenant.

— Et s’il attrape du mal ? marmonna l’ombre qui réajustait la couverture sur mon corps revenu à la réalité.

— C’est tout ce que je lui souhaite. Un rhume, au moins ça, on peut le soigner.

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