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L'homme marchait d'un pas lourd, à un rythme monotone et constant, la tête baissée. Il ne pensait même pas à sa destination, laissant ses pas l'entraînaient de même. Machinalement, il fit rouler légèrement ses épaules et réajusta sa prise sur son arc, la flèche déjà encochée et prête à tirer. Il savait que c'était inutile : tout se jouerait au même endroit. Mais la force de l'habitude le poussait à agir ainsi.


Il avait l'esprit vide, aussi vide que le monde qui l'entourait. Le ciel était noir, à peine illuminé de quelques points blancs, étoiles délavées peinant à émettre leur clarté. Le sol était uniforme, blanc, vierge de toute trace. Les arbres étaient de simples tiges noires, dépourvues de feuilles. Et autour de lui, aucun animal ne l'observait, pas un pour fuir, surpris dans sa quête de nourriture nocturne. Non, il n'y avait que lui, et ce paysage monochrome.


La vision lui était familière. Elle lui rappelait cette autre nuit, il y a déjà si longtemps... Mais aussi, des images fugaces de ses rêves. N'avait-il pas déjà cheminé ainsi... ? Tout ceci était flou. Et au bout du compte, cela n'avait que peu d'importance. Seule comptait la destination.


Insensiblement, alors qu'il progressait entre les arbres, zigzaguant en apparence de manière aléatoire, les troncs se resserraient, la lumière de la lune devenait plus éclatante, les contrastes devenaient de plus en plus marquants. Le rouge de sa flèche lui brûlait les yeux tant son regard n'était plus habitué aux couleurs, désormais. Son pas se fit de plus en plus lent alors qu'il devait contourner de plus en plus d'arbres dressés sur sa route. Puis, enfin, alors qu'il passait par-dessus un tronc abattu, il la vit soudain.


L'arche végétale.


Son cœur se mit à battre à tout rompre, mais son visage resta aussi froid que la neige qu'il traversa d'un pas lent et mesuré. Il s'arrêta à l'orée de la clairière, juste sous l'arc que les branches formaient, contemplant son spectacle si banal et pourtant si prenant. Une simple étendue blanche, vierge, cristalline sous la lumière de la lune resplendissante. Ses paupières s'agitèrent alors que des larmes lui venaient. Il ne sut si c'était le froid ou tout autre chose.


Pour autant, il manquait quelque chose. Quelque chose le poussait à croire que sa proie serait déjà là, immobile, resplendissante dans toute sa monstruosité. Où se cachait-elle donc ? Il s'accroupit et se prépara à attendre longuement. Ses mains étaient sûres et son œil attentif, malgré l'air glacial qui lui gelait chaque centimètre de son corps. Sa volonté était imperturbable. Il aurait la patience nécessaire. Il n'en avait de toute façon pas le choix.


Un temps incertain passa. Son corps commençait à le faire souffrir, mais cela ne le dérangeait nullement. Son attention restait fixée sur la clairière. Il était figé, tous les sens à l'affût, prêt à se mettre en action. Mais rien ne venait. Alors il patientait...


Lorsque enfin, il apparut. Il sentit sa présence, imposante, majestueuse, terrible, écrasante.


Il était juste derrière lui.


Il ne déglutit pas. Il ne sursauta pas. Simplement, comme au ralenti, il tourna la tête, le reste du corps toujours verrouillé dans la même position. Il vit la serre gigantesque, effleurant à peine la neige, comme si ce qu'elle portait ne pesait rien. Puis le poil blanc, soyeux, sans un seul défaut, tellement beau et parfait que l'on aurait pu croire que c'était encore de la neige qui recouvrait cette patte démesurée. Le regard de l'homme remonta, contemplant le poitrail gigantesque. Puis encore...


Perchée sur un cou extravagant, la tête de hibou l'ignorait complètement, ses pupilles noires fixant la clairière sans ciller un seul instant.


Puis, tout aussi subitement qu'il était apparu, il se mit en marche. Ses bois frôlaient l'arche, sans que pour autant pas un seul instant celle-ci ne bouge, comme si il n'était pas tout à fait de ce monde. La neige qu'il touchait ne portait qu'une marque infime, qui se résorbait en quelques instants. Une puissante odeur émanait de la créature, aussi écœurante qu’enivrante ; mélange rappelant celle puissante du cerf mais aussi celle d'une charogne abandonnée, la fraîcheur de l'air d'hiver et la sève s'écoulant du bois craquelé.


L'homme ne pouvait que contempler sa proie, majestueuse, qui traversait l'espace et le temps sans y appartenir vraiment, ignorant complètement l'homme à ses côtés Pendant un long moment, il en oublia sa venue, contemplant pour la première fois cette créature pour ce qu'elle était, partagée entre une horreur si intense qu'elle confinait à l'admiration. Ou peut-être était-ce l'inverse ? Il ne savait plus. Cela n'avait aucune importance, perdu qu'il était dans l'instant présent, prisonnier de cette scène inouïe, la créature rejoignant le centre de la clairière avant de se mettre en biais, la tête tournée vers la lune, la contemplant peut-être, ses bois rouges l'englobant toute entière.


Puis il finit par remarquer une forme sur le dos de la créature, juste avant l'encolure. Elle était minuscule en comparaison de la bête, mais elle était d'un noir sale, contrastant avec le blanc de l'animal. On aurait dit une silhouette humaine, mais trop petite. Elle semblait liée à l'animal, attachée comme une sorte de sangsue, des traces noirâtres s'insinuant sur le poil si parfait du monstre. L'homme déglutit, son cœur accéléra. Le monstre était à plusieurs mètres de lui, la forme sur son dos indistincte. Il se redressa, tentant de deviner, de voir clairement ce qui se juchait sur la bête. Sa poitrine se resserrait, ses veines pulsaient, une sueur froide lui coulait de long de l'échine, tout son être lui hurlait de détourner les yeux, mais il ne pouvait pas, il lui fallait confirmer l'ignoble soupçon...


La tête de l'enfant se tourna, son corps immobile. Ses yeux froids, bleus, immobiles dans son visage mort le percèrent de part en part. La tête de hibou tourna à contresens sur sa nuque, ses pupilles noirs le contemplant enfin. La bouche de l'enfant s'ouvrit, mais ce fut du bec du hibou qu'un son horrible, grave, provenant de par-delà le monde des hommes sortit :


  • PaaaAaaAPAaaAh ?


Des larmes lui brûlèrent les joues alors qu'il se tenait droit, redressant son arc. Il visa le poitrail du monstre, se rappelant les mots du chaman. Il lui fallait viser le cœur de la bête. Il n'aurait droit qu'à un seul essai.


Soufflant difficilement, les mains tremblantes, il visait là où se trouvait logiquement le centre vital d'un cerf. Mais ses bras le trahissaient, sa vision se brouillait. Son fils le regardait, assis sur une monstruosité, devenu lui-même part entière de cette même abomination. Les bras ballants, la bouche à moitié ouverte, il avait encore sur son visage cette trace de naïveté. Sa poitrine nue était tournée vers lui, recouverte de cette crasse noire émanant de lui...


L'homme tiqua. Non. Cela ne pouvait pas être...


Il baissa son arc. Contempla la scène de nouveau. L'horreur qu'il devait commettre prit enfin tout son sens, et un cri silencieux traversa son esprit, ses traits déchirés par le chagrin. En son for intérieur, il avait envie de maudire les dieux, le destin, le monde entier, pour ce qu'il se retrouvait à faire. Mais tout ceci était sa responsabilité, aussi cruelle soit-elle. Le cœur lourd, il redressa son arc.


Dans un souffle long, il se déchargea de tous ses tourments. Avec une lenteur calculée, il tendit la corde, la flèche de bois rouge solidement tenue entre ses doigts. Il visa, les muscles raffermis par sa détermination, son esprit délivré de tout souci. Sa cible était immobile, patiente.


  • PAAaa... Paaahh...


Il ferma les yeux. Une dernière larme traça un sillon du coin de son œil jusqu'à son menton. Il rouvrit les yeux.


Dans un claquement, la corde se relâcha.


Un trait rouge fendit les airs.


Sans un bruit, son fils s'effondra, le cœur pourfendu.


La magie se brisa.


Un hibou s'envola à grands coups d'ailes alors qu'un cerf blanc fuyait, terrifié par la chute du cadavre à ses sabots. Tous deux s'enfuirent jusqu'à la bordure de la clairière avant de s'y arrêter. Le hibou se percha sur un arbre, juste au-dessus du cerf qui attendait, immobile. Tous deux contemplaient l'homme, silencieux désormais.


Celui-ci tremblait. Il respirait par à-coups, se mordant la lèvre à moitié de temps à autre, ses mains se resserrant et se desserrant contre sa volonté. Son esprit était une suite de pensées incohérentes, de pulsions, d'incompréhension, un chaos dont il ne savait se démêlait. Il savait ce qu'il devait faire désormais. Mais la volonté qui l'avait habité depuis des jours n'était plus là pour le guider, il ne restait plus que lui. Lui et son âme, sa propre volonté, son cœur, son tourment. C'était à lui de prendre cette décision.


Avant même qu'il ne s'en rende compte, il courait déjà vers le corps de son fils.


Il ralentit à peine lorsqu'il arriva à ses côtés, s'effondrant à genoux. Il hurla de chagrin en le voyant, immobile, paupières grandes ouvertes tournaient vers le ciel, nu comme au jour de sa naissance. Seule son immobilité, conjointe au bois rouge incongru lui traversant la poitrine, laissait deviner que l'homme avait bien affaire à un cadavre. La bouche ouverte, gémissant encore et encore, peinant à garder les yeux ouverts, il tendait la main vers son fils avant de la ramener à lui, comme si ne pas le toucher permettait de rendre la chose moins réelle, de la garder plus loin de lui pendant encore quelques instants.


Il releva la tête, se détournant du morbide spectacle insoutenable pendant quelques instants, cherchant il ne savait quoi. Mais il n'y avait rien, si ce n'est la morsure du froid, la lumière triste du ciel nocturne, et les deux gardiens le scrutant, au loin, statues grises dans la pénombre des bois, à l'orée de la clairière. Il croisa leur regard de glace, et sentit un frisson lui parcourir l'échine. Pendant un bref instant, sa tristesse s'atténua, alors qu'une terreur sourde, primale, venue du fond des âges, remontait de ses entrailles.


L'homme baissa les yeux sur son fils. Celui-ci scrutait toujours le ciel. On aurait pu croire qu'il allait se relever d'un instant à l'autre. Qu'il n'était pas tout à fait mort. Il ferma les yeux, se remémorant de tous les bons moments qu'il avait passé avec son plus jeune enfant. Oh, oui, c'était son préféré, même si il essayait de ne pas le montrer. Il aimait son énergie, sa spontanéité, il lui rappelait trop son frère et lui-même lorsqu'ils étaient si jeunes, jusqu'à ce qu'une maladie terrible mette fin à tout cela, l'enterrant en même temps que le corps de son frère. Mais son fils avait ravivé tout cela... Il ne pouvait pas l'abandonner là. Pas ainsi.


Et puis, n'y avait-il pas un moyen...


Tremblant, il leva le bras. La flèche. S'il la retirait de son fils... Il ne pouvait pas le laisser là, de toute façon. Il fallait... dignement... Et s'il la retirait, peut-être qu'alors... Il pourrait le revoir... Il devrait se remettre en chasse... Mais ce n'était qu'un faible prix à payer pour quelques instants...


Le vent se leva alors que ses doigts s'approchaient du bois rouge. Une bourrasque l'enveloppa, mais tout son être était envahi d'une fièvre, et il ignorait tout du monde extérieur. Il n'y avait que lui et cette flèche. Tout serait réglé s'il la retirait. Alors que son gant se posait sur le bois rouge, il sentit un torrent de puissance inonder la clairière, une magie terrible, ni bonne ni mauvaise, simplement au-delà des hommes, et lui n'était qu'un vecteur. Il lui suffisait juste de retirer la flèche... Le hibou et le cerf l'observaient, immobiles, simples spectateurs, attendant son choix. La tempête lui hurlait dans les oreilles, maltraitant son corps et ses habits...


Dans la tourmente, il vit quelque chose dépasser de son gant, la main désormais agrippée au bois rouge. Cela virevoltait, c'était à peine discernable, mais...


C'était une boucle de cheveux.


Le vent cessa alors qu'il retirait sa main, puis ses gants. Il sortit la boucle de cheveux et la contempla comme jamais il n'avait admiré autre chose, comme si c'était le plus grand des trésors.


Il y avait plusieurs mèches, nouées entre elles de manière complexe.. Deux brunes, bien distinctes et pourtant si semblables, entremêlées. Ses deux fils, inséparables, solides. Une mèche blonde, plus longue que les autres, formant le pourtour du nœud. Sa femme, bien sûr. Et une mèche châtain, presque anodine, discrète, mais se glissant entre toutes les autres. Sa fille. Si douce, si observante...


Des gouttes tombèrent sur ce cadeau improbable au creux de ses mains. Il se rendit compte qu'il pleurait de nouveau, mais cette fois, ce n'était pas de chagrin. Pour autant, chaque larme le libérait de son tourment. Il pensa à sa femme, qu'il aimait tant, qu'il avait promis de ne jamais quitter ; ses fils, si forts et si confiants, avec qui il avait passé de si grands moments ; sa fille, si unique, si intelligente, qu'il adorait pour sa jugeote...


Il regarda de nouveau le corps de son jeune fils. Son cœur était lourd, lourd de cette peine dont il ne savait se débarrasser. Il le contempla longuement, cet enfant qu'il avait perdu par deux fois maintenant. Mais il n'y pouvait rien.


Il tendit la main vers la flèche rouge.

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