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Il accomplit le peu qu'il lui restait à faire sans même y réfléchir. Son corps travaillait de nouveau de lui-même, son esprit simple spectateur, incapable de formuler une seule pensée, se laissant simplement emporter par le mouvement. Il écarta la vaisselle qui encombrait encore la table et posa la flèche presque terminée avec délicatesse, sortant de sa poche les quatre plumes de hibou qu'il avait récoltées plus tôt. Armés des divers outils dont il aurait besoin, il entama sa tâche d'une main sûre, habituée à un tel travail. Il prenait son temps toutefois, ne voulant pas gâcher l'ouvrage, mais il savait que même sans outils, il aurait réussi à réaliser ce pourtour de plumes sans efforts. Elles auraient tout bonnement collé au bois d'elles-mêmes, ou bien de fines fentes se seraient révélées à lui. S'en rendre compte ne l'alarmait pas plus que cela : le fait que tout ce qu'il avait fait jusque-là était vain car déjà écrit l'indifférait au plus haut point. Il acceptait ce qu'il lui arrivait. Ce n'était qu'un juste paiement pour sa maladresse.


Son esprit était serein, délivré d'inquiétudes ou de toutes pensées néfastes. Il songeait malgré tout à son fils – son fils adoré, mort par sa faute. Mais si les bribes de ce qui lui restaient de ses rêves étaient correctes, alors peut-être pourrait-il le retrouver. Il ne se souvenait plus de grand-chose, mise à part du froid, d'une douleur intense, d'un trait rouge suspendu dans les airs, et de la sensation d'éternel recommencement. Quelques minutes après son réveil, ses visions nocturnes, aussi dérangeants qu'elles aient pu être alors qu'il les avait vécu, s'étaient dissipées comme neige au soleil. Et depuis qu'il s'était assis, il avait retrouvé cette quiétude tendre qu'il en était venu à chérir. Il avait trouvé sa place dans cette histoire, et il s'y tenait, qu'il le veuille ou non. Mais il n'avait aucune volonté à ce sujet. Son destin était indifférent. La seule chose qui comptait, c'est qu'il finisse sa flèche... et parte enfin en chasse.


Il inséra la dernière plume et admira son œuvre. D'un point de vue extérieur, cela ne ressemblait en rien à une flèche ; c'était simplement un bout de bois rouge taillé dans une drôle de forme, avec une pointe d'un côté et quatre plumes fichées à l'opposé. Mais lui sentait que son ouvrage était enfin fini, et qu'il ne restait lui plus grand-chose à accomplir désormais. Le plus long était derrière lui. Ne restait plus désormais que la conclusion.


Il se leva et récupéra ses différentes affaires plus par réflexe qu'autre chose, prenant un couteau en sachant pertinemment qu'il ne lui servirait à rien. Il enfila sa veste et ses gants avec hâte, une frénésie s'emparant peu à peu de son esprit. La volonté qui l'avait guidé jusqu'ici s'emballait désormais, mais il ressentait lui aussi cette même énergie. De toute façon, cela ne changerait rien : le froid du dehors tempérerait bien assez vite.


L'arc et la flèche dans une main, il ne s'embarrassa de rien de plus et se dirigea à grands pas vers la porte d'entrée, ignorant la pénombre régnant dans la pièce centrale, connaissant la maison parfaitement. Il s'apprêtait à ouvrir la porte et à sortir dans un même élan qu'une voix tenue, à peine murmurée, s'éleva derrière lui, l'interrompant net.


  • Alors c'est cette nuit, c'est ça ?


Il se retourna en silence. Arrivant à peine à hauteur de poitrine, sa fille le contemplait, ses yeux luisant dans les ténèbres. Elle se tenait droite, figée là sans esquisser le moindre geste. Son père ne savait quoi répondre, et rien ne lui vint à l'esprit, aussi se tint-il coi. Elle l'observa longuement, bouche close et traits tendus, avant d'effectuer les quelques pas qui la séparait de lui. Les yeux levés vers lui, elle reprit :


  • Je sais qu'il est trop tard pour t'arrêter. Je ne sais même pas s'il y a eu un moment où... où nous aurions pu...


Sa voix tremblait. Quelque part, un semblant d'émotion s'éveilla en lui, mais en réalité il ne ressentait rien. Son corps et son cœur étaient froids, et la glace qui les prenait continuait de s'étendre. Patient, il attendit qu'elle termine. Quant à elle, elle guettait un signe quelconque, quelque chose sur le visage de son père, mais si elle vit quoique ce soit, elle n'en montra rien. Elle finit par baisser la tête.


  • Mon petit frère me manque.


Un pincement de cœur secoua l'homme. Mais l'hiver revint aussi vite qu'il s'était dissipé, et toute sensation disparut. Il était serein, comme si de rien n'était. Et c'était le cas.


  • Je ne veux pas que mon père me manque non plus.


Elle s'agrippa à sa main droite, glissant ses doigts entre les siens et à moitié sous son gant. Elle avait la peau fraîche, mais lui était glacé en comparaison. Elle resta ainsi un long moment, collé à son bras. Un réflexe fit tressaillir sa main, et durant un très bref instant, ses doigts serrèrent ceux de son enfant. Elle releva le regard avec précipitation, s'attendant peut-être à un changement, mais il était toujours aussi imperturbable. Tout autant, ses doigts s'étaient déjà relâchés, retrouvant leur position initiale. La tristesse et la fatigue de ses traits ne fit que s'aggraver, mais elle fit mine de tenir le coup.


A petits pas menus, en reculant, elle s'éloigna de son père. Elle inclina la tête sans dire un mot, et celui-ci se retourna, ouvrant grand la porte vers un paysage fait de spectres de blancheur et de noirceur. Alors qu'il franchissait le seuil, tirant l'huis derrière lui, il l'entendit murmurer :


  • Bonne chasse.


La porte claqua lourdement malgré lui, et c'est d'un pas vif qu'il s'en repartit vers son destin.

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