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Il joua avec ses enfants pendant que sa femme préparait le dîner. Petit à petit, il retrouva le plaisir de partager des moments avec sa famille, le frisson si caractéristique de la chaleur humaine réchauffant son cœur refroidi, l'éclat qu'éveillait en lui le rire de ses proches. Il repensa à ses propres parents, pour la première fois depuis des années, morts il y a bien longtemps en des temps tout aussi durs et rudes que ceux-ci. Le monde n'était pas clément envers les hommes, mais ils pouvaient compter les uns sur les autres pour tenir debout. Lorsqu'il s'installa à table en savourant l'odeur se dégageant de la marmite, il se rendit compte à sa propre surprise qu'il souriait. C'était un bien faible sourire, mais c'était aussi la première fois depuis bien trop longtemps.


Il ordonna à ses enfants de se tenir correctement d'une fausse voix autoritaire et laissa sa femme leur servir le bouillon de porc qu'elle leur avait préparé. Les morceaux du cochon flottaient ça et là au milieu de légumes divers, et le tout devenait de plus en plus appétissant de minute en minute. Lorsque tous furent servis, n'y tenant plus, il engloutit une énorme bouchée de son assiette. Il stoppa net l'instant suivant.


La viande avait un goût immonde.


Sa texture était molle, huileuse. Il avait la nette impression de manger une viande bien trop faisandée, voire même pourrie. Mais oui, c'était bien cela : la putréfaction envahissait sa bouche, sa gorge, ses narines... Pendant un bref instant, il eut l'impression que la viande se mettait à fourmiller, comme si de minuscules larves tentaient de s'en échapper...


Il se força à avaler. Son corps tout entier s'opposa à cette décision. Son estomac se retourna immédiatement et il dût faire un immense effort pour ne pas vomir, sentant son œsophage se dilater et se contracter de plus en plus vite, alors que la chair immonde continuait de polluer son esprit et ses sens. Il fut pris de frissons, et sentit venir des larmes aux coins de ses yeux. Mains crispées, il finit enfin par faire descendre la viande jusqu'à son estomac, qui gronda encore un peu mais avait déjà perdu la lutte.


Tout ceci n'avait duré que quelques instants. Et désormais, deux regards inquisiteurs le guettaient. Sa femme et sa fille, aussi observatrice l'une que l'autre. Les garçons n'avaient rien remarqué, tout préoccupés qu'ils étaient à dévorer la délicieuse viande qu'ils n'avaient l'occasion de manger que bien trop rarement, surtout en cette saison. L'homme feignit d'aller bien avec un mince sourire, mais il savait bien que tout ce qu'il affichait était une grimace, aussi cessa-t-il aussitôt.


  • Tout va bien ? s'enquit sa fille d'un ton neutre, mais avec un soupçon d'inquiétude dans ses prunelles.
  • Oui, oui, ne t'inquiète pas. J'ai juste avalé de travers.


Le mensonge ne passa, mais ni sa femme silencieuse et immobile ni sa fille scrutatrice n'ajoutèrent un mot. Il reprit son repas, calmant le tremblement de ses mains et raidissant son abdomen en réponse à son ventre toujours révolté. Il ignora la viande sciemment, ne pouvant se résoudre à une nouvelle bouchée immonde. Mais de toute façon, l'appétit n'y était plus. Il avait beau se rincer la gorge à grandes rasades, il n'arrivait pas à parfaitement éliminer le goût de pourriture, de viande bien trop faisandée. Lorsqu'il regardait son assiette, il ne voyait plus un délicieux repas, mais de tristes légumes accompagnés de morceaux difformes de chair décomposée et trop cuite. Même son nez avait changé d'avis, et ce n'était plus le délicieux parfum d'un festin d'hiver, mais les relents d'une proie oubliée depuis des jours au fond d'un trou. Il finit par repousser l'assiette, se tapant le ventre en douceur. Il n'avait dû avaler que trois cuillères.


  • Ah, voilà qui était bien bon. Dites-moi, les garçons, vous voulez finir ma viande ? Votre mère m'a mis bien plus à manger que je ne peux avaler...


Il n'y eut aucune hésitation de leur part : ils se jetèrent goulûment sur l'assiette, se battant tout en se partageant les morceaux, cherchant qui aurait les meilleurs. Leur père secoua la tête, amusé par leurs chamailleries usuelles, mais il stoppa net lorsque la douleur en son ventre revint. Il se leva en serrant les dents et décréta précipitamment qu'il allait s'allonger et digérer un peu. Il se dirigeait vers la chambre d'un pas qu'il s'efforçait de ne pas rendre traînant. Dans son dos, deux regards perçant le brûlaient.


Il referma la porte derrière lui dans un claquement. Trois pas plus tard, il s'effondrait sur le lit et l'épuisement l'envoya aussitôt dans un sommeil profond, où ne régnaient que cauchemars et souffrances glacées.

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