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Il marchait avec difficulté, luttant à chaque pas contre la neige épaisse lui arrivant presque jusqu'aux genoux. Il avait l'impression d'avoir déjà parcouru ce chemin des milliers de fois, d'être là à se frayer comme il le pouvait un passage dans cette océan de blancheur depuis des siècles – un pas à la fois, son souffle appuyant chacun de ses mouvements. Le froid le transperçait de part en part, mais même s'il en avait conscience, il ne le ressentait plus depuis longtemps. Aucune pensée ne traversait plus son esprit. Seule comptait sa quête interminable, cette marche sans fin dans un paysage monochrome.


Le monde entier se divisait en deux parties. Le sol était blanc, immaculée, imperturbable, recouvert d'un linceul cristallin épais. Toutefois, des échardes éparses le transperçaient, des arbres réduits à de simples esquisses maladroites, traits noirs épais aux formes dures, se pliant ça et là, rompant la monotonie de ces tiges dressées sans courbes ni raison. Ces colonnes ténébreuses absorbaient la lumière ambiante, la dévorant tant et si bien qu'ils en semblaient plats, sans aucun relief discernable sur ces troncs dénués de vie. Le ciel, quant à lui, était de ténèbres plus sombres encore, avec ça et là des tâches blanches mouchetées rappelant les étoiles. Il n'y avait ni lune ni nuages, et pour autant, une fine lueur blafarde tombait sur le paysage, sans qu'aucune ombre ne vienne s'y manifester.


Indifférent à tout cela, il continuait à avancer. Il n'était qu'une enveloppe vide, animée par une volonté qui le dépassait entièrement. Il ne savait pas où il allait. Il ne savait pas d'où il venait. Aucune émotion ne l'animait, aucune pensée ne résonnait dans son crâne. Les choses étaient telles qu'elles étaient, et il continuait d'avancer. Le froid qui glaçait ses membres était une simple information de plus à ajouter à toutes les autres, comme le bruit discret que faisait la neige à chacun de ses déplacements, ou bien la douleur de ses mains crispées depuis des éons sur son arc et sur la flèche encochée. Ses pieds le guidaient vers une destination inconnue, et il n'en avait cure. Quelque chose l'avait tiré de son état de semi-inconscience. Peu importait.


Il sombra de nouveau.


Le temps défila.


L'homme marchait, son esprit disparu dans de sombres néants.


L'environnement bougeait autour de lui et restait pourtant immuable.


Son corps gelé continuait de lui-même.


Le temps n'avait plus aucune importance.


Le bruit de la neige écrasée était la seule chose que ses oreilles sourdes percevaient.


Pas d'animaux.


Rien que lui.


Il s'arrêta.


Quelque chose avait changé.


Sa halte ne prit que quelques instants, ses pieds repartant de l'avant d'eux-mêmes. Mais il était revenu du néant, de nouveau. Le décor évoluait subtilement, sans qu'il puisse mettre le doigt dessus. Cela lui paraissait de plus en plus familier.


Face à lui, une barrière de troncs noirs se dressa soudain. Il se glissa sous ce qui ressemblait à une arche. Son cœur accéléra, son esprit embrumé s'alertant. Il était déjà venu ici, des milliers de fois déjà. Il savait ce qui l'attendait.


Son fils était au milieu de la clairière. Et bien entendu, face à elle, dressée dans toute son horreur splendide, la créature, sa tête de hibou surplombée de ses bois rouges fixant l'humanoïde négligeable devant lui, son corps de cervidé d'une immobilité surnaturelle, sans aucun signe d'une quelconque respiration. Et puis, après quelques instants, il plongea son bec grand ouvert vers l'enfant et...


  • NON ! PAS LUI ! PAS MON FILS !


Mais ce n'était pas l'homme qui criait. C'était un autre lui, immobile, une ombre minuscule à ses côtés tremblant de terreur. Une douleur sourde éclata dans le corps de l'homme, dans son ventre, sa poitrine, sa tête, ses yeux, alors qu'il se voyait hurler d'horreur, et que la créature engloutissait son fils en claquant son bec...


Le monde vibra.


Son bras était prêt. La corde était tendue, sa main était sûre. Il se trouvait dans le dos du monstre. Son souffle ne causait aucune buée. Il était froid, froid comme la glace, froid comme l'hiver, froid comme la vengeance. Il visa calmement. Il déglutit à peine. Il savait ce qu'il lui fallait viser. Juste au milieu du dos, cette petite forme qu'il aurait reconnu entre milles, se dressant bien droite...


Un trait rouge fendit la scène dans un silence funeste.


Le monde vibra.


Il était à genoux. Le cadavre de son fils regardait le ciel, un bois rouge transperçant sa poitrine d'enfant. Au loin, le hibou et le cerf attendaient sa décision. Mais elle n'était plus sienne depuis longtemps. Il ne pleurait pas. Il ne pleurait plus. Il ne ressentit rien lorsqu'il tendit la main vers la flèche.


Le monde vibra.


Il marchait avec difficulté, luttant à chaque pas contre la neige. Son périple était immuable. Éternel. Sans fin. Il ne savait pas depuis combien de temps il parcourait ce paysage. Combien de saisons. Combien d'hivers. Son corps était de glace. Sa peau grise. Son esprit toujours aussi vide. Ne restait qu'une volonté immuable.


Il avança des siècles, et rencontra la barrière noire. Il passa sous l'arche


Son fils n'était plus qu'une ombre informe. Le monstre la dévora tout comme.


Le monde vibra.


Son bras était sûr. Son œil visait à la perfection. La corde relâcha toute sa tension sans un bruit, et la flèche couleur sang transperça la petite forme perchée sur la créature.


Le monde vibra.


Il posa la main sur le bois rouge.


Le monde vibra.


Il marchait, mort sans l'être, gelé jusqu'aux tréfonds. Mais son fils l'attendait. Il passa l'arche et s'entendit hurler à nouveau.


Le monde vibra.


Il brandit son arc. Il ne raterait pas sa cible, il le savait. Quelque chose criait.


Le monde vibra.


Il tomba à genoux aux côtés de son fils, ombre transpercée de rouge.


Le monde vibra.


Quelque chose hurlait. Il marchait, indifférent. Il trouva l'arche.


Le monde vibra.


Il bloqua sa respiration, tira la corde calmement. Quelque chose se débattait. Il n'aurait pas le droit à l'erreur, mais il ne pourrait pas en faire.


Le monde vibra.


Il tendit la main vers le cadavre de son fils. Une expression de choc et de surprise sur le visage. Ses yeux grand ouverts.


Le monde explosa.


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