Si je t'avais manqué ...

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 C'est comme une autre vie. Comme si un jour, sans faire attention, il avait basculé dans l'existence de quelqu'un d'autre. Sa vie d'avant était plus simple. Une vie d'enfant, de gamin capricieux et pourri gâté. Il y a dix ans, il était déjà là. Estéban, vingt-et-un ans, à la cathédrale Saint-Matthieu, prend Amélie pour épouse. Elle a à peine un an de plus. Lorsqu'elle s'avance dans l'allée, il est sûr de lui. Il n'hésite pas. L'amour qu'il lui porte est réel, ancré dans son ventre et il sent que jamais il ne le quittera. Alors il prend la main de sa femme avec une assurance incroyable. C'est à la fois le début et la fin du conte de fée. Le beau chevalier épouse la princesse. La noce est très belle, elle correspond à leurs moyens aussi. A vingt ans, on ne se paie pas un mariage princier. Mais bon. Estéban se sent heureux et simple.


 A cette époque, Clémence est encore à l'école. Elle apprend les divisions sans décimale, elle connait ses tables de multiplication par cœur. Elle aussi, elle arrive à être heureuse à cette époque. Sa mère vient la chercher à la sortie de l'école, et le vendredi elles vont s'acheter des glaces. Clémence se permet d'être insouciante. Elle s'entend plus ou moins avec ses beaux-pères successifs. Enfin, c'est l'enfance.

 Cela dure encore un peu pour Clémence. Pour Estéban, la désillusion est plus rapide. La vérité, c'est que le couple se lasse. Se marier à vingt ans, c'est une sacrée connerie. Mais pour les parents ... Pour les parents c'était naturel. De notre temps ... Enfin. Lasses. Ils s'ennuient. Amélie est souvent en déplacement, Estéban s'enferme dans le boulot. Ils trouvent encore la force de se donner de la tendresse. La passion s'éteint, petit à petit. Estéban est sage, encore, pour l'instant. Tromper sa femme ne lui vient pas à l'idée. Il préfère trainer avec des amis. Il s'en fait de nouveau. Plus ou moins recommandables.


 Clémence, elle, donne de la fierté à sa mère. Enfant prodige, enfant prodigue. Marc, c'est le beau-père qu'elle préfère. Pendant cinq ans, il reste avec Solange et ils mènent ensemble une vie qui vaut la peine. Ils emménagent ensemble. Ils partent en vacances. Mais Solange est instable, on doit prendre soin d'elle. Marc fait de son mieux. Il les aime. Pour un peu, on dirait le vrai père de Clémence. Il l'éduque, la rassure, la fait grandir. Pour son entrée au collège, il lui offre une jolie montre. Lorsqu'elle remporte le concours de mathématique de la région, il lui offre une sculpture de verre d'un artiste locale. Clémence la chérit plus que de raison. C'est son trésor.


 Estéban dévie pour la première fois six ans après son mariage. C'est presque par amour au début. Il a rencontré Marie chez des amis. Au début ce n'était rien. Et puis ... Au fur et à mesure, ils se rapprochent, dangereusement. Marie est célibataire, ignore qu'Estéban ne l'est pas. Estéban s'ennuie, un soir. Alors il l'appelle et ils boivent un verre. C'est sans intention. Mais un shot en entrainant un autre, ils finissent chez elle. Le lendemain, Estéban culpabilise. Il s'enfuit aux premières lueurs de l'aube. Elle le cherche un peu, vexée. Elle ne sait pas ce qui cloche. Estéban traine sa culpabilité en ville toute la journée, ne répond pas au téléphone. C'est l'été. Il s'étouffe pendant quelques jours. Revoit Marie, qui ne comprend pas son comportement. Elle a de l'espoir. Ils recouchent ensemble. Après trois jours à faire semblant, Estéban avoue tout. Marie est brisée, et lui rend sa douleur décuplée. La rupture est violente. Aucun n'en sort indemne. La seule différence, c'est que Marie deviendra une femme plus forte et plus indépendante. Estéban deviendra un salaud en série. Il lui faut un an pour faire de ses tromperies envers Amélie une véritable habitude. Elle ne s'en rendra compte que trop tard. De toute façon, sa carrière est le plus important. Jusqu'au jour où elle tombe enceinte.


 A treize ans, Clémence voit sa vie imploser. Marc est génial, Marc est parfait. Mais un jour, Marc s'en va pour construire une autre petite famille parfaite. Si Clémence l'idolâtre, elle ne lui pardonnera jamais son abandon. Marc s'en va correctement. Il rompt en douceur. Il donne ses raisons calmement : son travail, sa mutation, le déclin de leur couple. Il a conscience de leur faire du mal. Mais il fait de son mieux, encore. Il refuse de passer à côté de sa vie. Il part au Brésil. Et c'est la descente aux enfers pour Clémence et Solange. Surtout pour Solange. Au début, elle relève la tête. Mais très vite, le masque tombe. Après sa première tentative de suicide, Clémence comprend qu'elle doit murir vite. En quelques semaines, elle prend tout en charge. Les soins de sa mère, le collège, les factures, tout. Solange tente encore de travailler un peu, après. Mais ... C'est difficile. Alors Clémence s'occupe aussi des allocations. Elle se fera passer pour majeur dès son quatorzième anniversaire ; elle ne veut pas être séparée de sa mère. Elle fait au mieux. Elle l'espère, en tout cas.

 On ne peut pas savoir si le malheur est devenu banal. Chez Clémence, c'est devenu une tâche dans son champ de vision. Elle ne perd jamais rien de vue. Ni ce qu'elle gagne, ni ce qu'elle perd, ni les détails qui font qu'elle garde espoir. Elle est pragmatique. Chez Estéban, c'est plus comme une excuse pour se conduire en enfoiré. Il se fait plaindre, de temps en temps. Trois ou quatre fois par ans, il voit une psy, ou un prêtre, selon l'humeur. Il suit la voie du fainéant. Il attend que ça change. Clémence cherche la compagnie des hommes, pour compenser la perte de ceux qui ont déserté sa vie. Elle qui ne connaissait que leurs défauts, découvre leur aptitude à lui donner du plaisir, et se contente de ce rapport charnel qui ne connait de déception que sexuel. Ismaël est le seul à faire exception. Peut-être parce qu'il serait bien incapable de la toucher. A dix-sept ans, Clémence n'attend plus grand chose d'eux. Quelques aventures, pas trop.

 A la fac, elle se fait des amis. Avec Ismaël, elle mène la grande vie. Ils travaillent ensemble, partagent leurs salaires, leurs gardes, s'aident mutuellement. Clémence embauche une infirmière pour s'occuper de sa mère de temps à autre. C'est le grand système de la débrouille. Tous les deux passent avec brio en deuxième année de médecine. Un concours pareil, quand on a bataillé sans relâche pour rester en vie, c'est un jeu d'enfant. Clémence est habituée à devoir donner dix fois plus pour obtenir deux fois moins que les autres. Ismaël ? Les petits bourgeois qui composent sa promotion ne lui ont certainement pas fait peur. Peut-être pas majors, ils ont mis à mal plus de mille cinq cents candidats pour s'assurer une place dans les rangs des médecins. C'est une petite victoire, pour eux. Avoir joint les deux bouts toute l'année est une fierté plus grande. Ismaël est encore plus fier d'avoir aussi pu envoyer un peu d'argent en Syrie. Peut-être qu'un de ces jours, il pourra rentrer voir ses parents.

 Estéban, maintenant, compense ses infidélités en travaillant avec soin. Peut-être pas avec zèle - monsieur aime ses horaires - mais aucun de ses patients n'aura jamais à se plaindre de lui. A part ça ... Sa vie n'a rien d'intéressant. Il couche à droite, à gauche. Il engrosse sa femme, une fois. Enfin, c'est ce qu'il croit. Il n'a pas fait exprès. Mais à part ça, il ne se passe rien. Il attend quelque chose. Comme l'arrivée de Clémence.


 Ça se passe le dernier jour d’avril. Mariage de Valentine, amie commune. Les noces sont superbes. Classiques, sans fausse note, sans accroc. C’est beau. C’est calme. C’est chiant. Amélie, enceinte d'un mois, quitte la fête assez tôt. Estéban, lié par une promesse, se doit d’assister à la soirée. On s’emmerde, décidément. Rien ne se passe. Quelques couples dansent. Le buffet ouvre, tout le monde se jette sur les petits fours. La seconde vague de serveur, apportant les entrées, est perturbée par une course poursuite. Clémence, seule demoiselle d’honneur à ne pas porter l’uniforme, cavale dans le jardin où la scène a lieu. Elle titube sur ses hauts talons sans se prendre les pieds dans les froufrous en tulle de sa jupe vive. La bouche d’un rouge aguicheur, elle rit aux éclats en narguant la jeune femme qui la suit tant bien que mal en la traitant de tous les noms. Estéban regarde d’un œil amusé. Enfin un peu d’action ! Il sourit. Les deux jeunes femmes se provoquent, tournent l’une autour de l’autre, Clémence grimpe sur une table. Des cris retentissent, la mariée s’exaspère. Le ton monte rapidement, on tente de calmer les énergumènes qui se crêpent le chignon. Clémence est trop éméchée pour entendre raison, elle n’en démord pas. On embarque l’autre de force, et la rixe prend fin en laissant Clémence assise sur la table d’honneur. Elle est splendide, malgré ses yeux noirs de mascara humide, ses cheveux en bataille. Elle a quelque chose de candide et, à la fois, de terriblement scandaleux. Elle a l’alcool joyeux, ça se voit. Estéban lui saute dessus comme un loup sur un agneau. Il se prend un râteau monumental. Elle préfère le faire jouer au chat et à la souris. Ce qu’ils font, toute la nuit.

 Au petit matin, il était dans son lit. Ils se sont réveillés dans une des chambres de l’hôtel réservées pour le mariage. Ils sont muets, se comprennent dans leurs gestes. Estéban, avant de quitter leur premier nid de stupre, dépose sur la table de chevet une petite clé en cuivre.

<Cabane du terrain vague rue Bercinien.>

 Il note l’adresse de la garçonnière sur un bout de dépliant, son numéro suit. Clémence l’observe d’un air de je m’en foutisme évident. Pour elle, c’était un coup d’un soir, c’est clair. Mais Estéban se penche vers elle et empoigne sa chevelure blonde, plonge son regard dans le sien et l’embrasse si longtemps qu’il lui laisse sur les lèvres un léger goût de « reviens-y ». Par défi, Clémence s’y rend le lendemain, lui donne rendez-vous. Elle attend des heures. Mais ne rentre pas chez elle. Vers minuit, Estéban arrive, et la déshabille. Que d’étreintes alors, dans cette pièce aux murs légèrement moisis, meublée du strict minimum : un matelas.

 La rencontre d'Estéban a été un choc pour elle aussi. C'est le début de quelque chose de vrai, même si aucun n'en a conscience. C'est un jeu, au début. Puis cela devient ce qu'il y a de plus beau. L'amour ne provoque jamais de grands épanchements. Seule la passion sait le faire. Sans la passion d'Estéban et Clémence, il n'y aurait pas d'histoire. On aurait presque envie de dire qu'il n'y aurait pas de vie.

C'est pour ça que Clémence et Estéban, ce ne sera jamais vraiment fini dans le fond.

En attendant, il y a Antoine.

En attendant, il y a le bébé.

En attendant …

Le problème, c’est qu’ils attendent la fin du monde.

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