Tempête.

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 A la télévision, il y a le discours d'un politique qui semble présenter un plan prévisionnel en cinq ans pour remettre le pays à flot. On dirait une idéologie irréaliste basée sur le besoin d’argent toujours croissant de son instigateur. Clémence tique un peu, pourtant, elle a l'habitude. Quelque chose ne tourne pas tout à fait rond. Alors elle fait quelques recherches sur internet. Une nausée la prend. Elle cherche son acte de naissance. Et éclate de rire. C’est probablement ce son doux et cristallin qui a attiré Solange dans la pièce. Avec Clémence, elle est restée bouche bée devant la télé. Elle reconnait l’homme qui l’a engrossée et abandonnée. C’est une épreuve sournoise, qui n’en a pas l’air sur le moment. Ça a même l’air drôle, ironique. L’épreuve germe dans la tête de Solange, pousse, s’enracine comme une mauvaise herbe. Elle finit par la dévorer vivante. C’est pendant les résultats de l’élection que tout s’embrase. Il est élu, et le père de Clémence se montre avec sa nouvelle petite famille à l’écran. C’est surement le choc de trop. Clémence ne s’en rend pas compte dans l’immédiat. Elle change simplement de chaine, et continue sa vie.

 Antoine s’intéresse à l’affaire mais tente de ne pas le montrer. Il tient à Clémence. Elle passe de plus en plus de temps avec lui. Elle essaie, fait de son mieux. C’est peut-être son manque de vigilance qui a permis à Solange de passer à l’acte. L’idée était là, Clémence n’y pouvait rien. La possibilité était là, Clémence n’y pouvait pas grand-chose non plus. Elle ne peut pas passer sa vie à la surveiller. Mais peut-être qu’elle aurait dû essayer.

 Clémence rentre dans son appartement à trois heures du matin. Elle n’est pas tout à fait sobre, mais au deuxième étage, elle sent que quelque chose ne va pas. Alors elle franchit les étages suivants en courant, sautant quatre marches à chaque fois. Elle ouvre sa porte fébrilement. Elle savait avant de voir le corps de sa mère suspendu au vieux lustre de la salle à manger. Elle se précipite. Elle coupe l’écharpe avec une paire de ciseaux, dépose le corps inerte de sa mère sur la table, et s’empare du téléphone. Elle compose le 15. Le téléphone calé entre son oreille et son épaule, elle entame une réanimation. Massage cardiaque et bouche à bouche. C’est dans cette position que la trouvent les pompiers. Ils partent aux alentours de trois heures et demie du matin. A l’hôpital, Solange est réanimée, mais passe plusieurs jours en soin intensifs. Clémence ne quitte pas son chevet. Elle est partagée entre le chagrin et le soulagement, la culpabilité d’avoir souhaité arriver trop tard. Elle voulait mourir ? De quel droit l’en empêcher ? Clémence se sent lasse. Clémence se sent lasse de dix ans à s’occuper de sa mère, de s’occuper de quelqu’un de malade. Elle se sent exténuée. Trop d’émotions contradictoire, trop d’amour, de colère refoulée, trop. C’est trop.

 Elle croise Estéban lors du transfert de sa mère dans le service psychiatrique. C’est la première fois en cinq jours qu’elle se sépare de sa mère. Elle suit Estéban dans une chambre de garde. Il s’inquiète, il pose des questions. Il ne fait que ça, mais le silence de Clémence lui est insupportable, alors il l’embrasse, il l’embrasse, et il l’embrasse encore. Plus d’un an de sentiments refoulés surgissent avec violence, avec passion. Clémence pleure. Estéban serre les poings et se fait violence. Il préfère garder cette « force ». Ils se griffent, ils se mordent, ils s’aiment et en même temps ils se le font payer, ils se reprochent mutuellement l’absence de l’autre avec la violence qu’ils connaissent. Ils ne savent pas se voir autrement. Il n’y a jamais rien eu de sain dans leur relation. Jamais rien de calme ou de paisible. C’est toujours un déchainement de sentiments et de puissances, une capoeira qui n’a jamais de fin. C’est exténuant. Clémence se laisse tomber au sol, ses jambes se dérobent.

 Antoine, qui la cherchait, entre à ce moment-là. C’aurait pu être la fin de leur couple. Normalement, tout aurait volé en éclat parce que si Antoine n’est pas du genre possessif, il possède une certaine fierté qui l’empêcherait de se laisser volontairement faire cocu. Mais Clémence et Estéban sont habillés. Ils sont proches, leurs doigts s’entremêlent à en faire blanchir leurs jointures. Mais c’est encore de l’ordre du décent. C’est de l’ordre de l’acceptable. C’est quelque chose qu’Antoine peut avaler quand il relativise et se rappelle que la mère de Clémence s’est pendue et qu’il a mis quatre jours à la retrouver. Antoine referme la porte après un regard plein de sens à Clémence. Il leur laisse le temps de se dire au revoir. Peut-être a-t-il compris qu’ils n’en ont jamais eu l’occasion. Jamais ils n’ont pu s’y résoudre. Jamais l’univers ne le leur a permis.

 Estéban prend délicatement le visage de la blonde dans ses paumes calleuses. Il tente de lui sourire avec tout l’amour qu’il peut lui porter. « Au revoir, Clémence. Je ne sais pas te quitter, alors je ne le fais pas. J’espère juste qu’on se reverra plus vite, cette fois. » Clémence sourit. Estéban se lève et s’apprête à ouvrir la porte. Mais quelque chose le retient. Quelque chose qui le retient et qui, à la fois, le pousse à s’enfuir. Quelque chose de puissant, de violent et qui a pris racine dans sa poitrine. Il cède à ce pincement. Estéban se retourne, et sa voix est un peu comme la mer qui se brise sur l’obstacle des rochers ; elle s’éraille, fragile, pour la première fois.

 « Je t’aime, Clémence. Même si on se quitte, même si on ne se revoit pas, même si j’ai une femme, un gamin, même si tu as ta mère, ce mec … Même si tout, je t’aime. »

 Avant que Clémence puisse répondre, il a disparu. Tout ça pour ça ?


 La jeune femme se relève, sonnée. Son champ de vision tourne, ses mains s’agrippe à la poignée de la porte. Lorsqu’elle sort, elle est confrontée au regard d’Antoine, mais aussi à celui, dur, de sa mère. L’homme s’éclipse en sentant la tension qui monte. Solange la regarde avec colère et dédain. Pourquoi ? Clémence avait-elle raison de se demander si elle avait bien fait ? Aurait-elle dû laisser faire le destin ? Ne pas s’en mêler ?

 « De quel droit ? »

 Les yeux de Clémence sont ronds comme des billes, sa bouche s’entrouvre mais aucun son ne s’en échappe. Son corps semble rapetisser, elle se tasse et croise ses bras sur sa poitrine. Solange la fixe, attend une réponse.

 « Pourquoi tu ne m’as pas laissée ? Tu crois que je préfère vivre ? »

 Comme une enfant, Clémence baisse les yeux, honteuse et abasourdie. Une pluie de reproche s’écoule des lèvres de la patiente amère. Est-elle seulement lucide ? Est-ce la maladie qui parle ? Les médicaments ? Clémence ne saurait pas dire. Elle a des larmes perlent sous ses paupières. Faites que cela finisse, s’il vous plait. Les minutes s’égrènent sans que le ton change. Le couloir est presque désert, personne ne vient la libérer. Les infirmiers passent sans les voir. Les dernières années défilent dans l’esprit de la jeune femme. Pourquoi ? Pourquoi tous ces efforts ? La rancune grimpe dans les veines de Clémence, la ronge, atteint son cerveau. Les barrières créées par l’amour cèdent une à une.

 « Et moi ? Tu as pensé à moi ? Tu t’es déjà posé la question ? Tu t’es déjà demandé, ce que ça me faisait, à moi ? De te récupérer à la petite cuiller, à chaque fois ? De t’empêcher de te faire du mal ? De te sauver la vie ? De devoir m’occuper de ma mère ? De devoir être l’adulte ? De devoir prendre soin de toi ? Te donner tes antidépresseurs ? Tu t’es déjà demandé comment je m’étais sentie en te voyant morte la première fois ? J’avais quinze ans et je t’ai vu morte ! Tu crois que c’est normal ? Tu crois que j’ai guéri ? Tu crois que je suis heureuse, moi, de t’avoir pour maman ? Je te laisse ici ! Pardonne-moi, mais je n’ai plus la force. Ils sauront t’aider. Moi je ne peux plus. Je suis à bout de force, tu comprends ? Je ne suis pas ta mère, merde ! Je veux vivre, vivre ! J’en ai assez de toi, de ton éternelle tragédie, de ta douleur qui m’empoisonne ! Je ne peux plus. Je t’aime, mais c’est terminé maintenant. Je ne m’occuperai plus de toi. Je passe le relai. J’abandonne, maman. J’abandonne. »

 Clémence la regarde avec des larmes plein les yeux. Elle tremble, elle culpabilise. Solange, dans le fauteuil roulant, hurle, et se détourne d’elle. Simplement. Clémence se laisse tomber au sol. Elle regarde sa mère s’éloigner dans le couloir de l’hôpital, une sensation d’abandon terrée dans son estomac. Elle ne lui dit pas qu’elle comprend, elle ne lui dit pas au revoir ou même à bientôt, elle s’en va en lâchant des reproches à sa progéniture comme un dernier mot. Clémence sanglote, se mord la lèvre et essuie la bave et de la morve de son visage. Elle frotte ses yeux rouges et se relève avec l’aide d’une infirmière qui essaie de la rassurer, de la réconforter, de lui expliquer que c’est une réaction normale, que ça arrive, qu’il faut laisser du temps au temps. Mais Clémence s’en moque. Elle a arraché le pansement. Tant pis. La vieille folle peut bien lui en vouloir toute sa vie, tant pis. Elle gardera l’amour dans un coin, il prendra la poussière un temps. Elle le ressortira quand Solange acceptera de lui parler de nouveau. On ne rompt jamais totalement avec sa famille. Du moins c’est ce que pense Clémence.

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