Latente.

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 Clémence ne pleure pas. Elle n’est même pas triste. Alors, assise à table avec Ismaël, elle ne comprend pas pourquoi elle n’arrive pas à manger. L’ami, en face, n’a pas beaucoup d’appétit non plus. A cette heure-ci, ils ne sont plus très loquaces. Clémence, dans son mutisme, trouve quand même l’attention de demander des nouvelles.

 « Alors, tu as reçu un appel ?

 - Ils vont bien. »

 C’est le soulagement qui le rend taciturne. Clémence, elle, ne lui a pas encore parlé. Ismaël a deviné, bien sûr. Aujourd’hui, Clémence n’est pas maquillée, elle n’est pas enjouée, elle n’est même pas sarcastique, et le pire : elle porte sous un sweatshirt délavé une brassière au summum de la ringardise. Il hésite à en parler, il sait d’instinct qu’elle se mettrait en colère. Il la regarde, cherche dans ses yeux un quelconque indice quant à la façon dont il pourrait l’aider. Mais les pupilles sombres de Clémence ne reflètent rien, ni tristesse ni douleur. Aucune émotion ne parait sur son visage fermé. Elle reste hautaine et immuable. Terrible. Ce sera terrible. Un de ces quatre, elle va exploser, et il n’y aura aucun survivant. C’est une bombe à retardement. Et Ismaël ne veut pas faire partie des dommages collatéraux. Mieux vaut percer l’abcès.

 « Tu veux me parler, toi ? »

 Le ton du jeune homme est doux, légèrement insistant. Clémence relève les yeux et lui lance de ces regards qui demandent à ce qu’on lui foute la paix. Ismaël déglutit, mais ne se démonte pas. Il faut crever l’abcès avant qu’il ne soit trop tard. Avant que Clémence ne s’étouffe avec sa rancœur. C’est l’ami qui pense, mais c’est aussi le frère, le père, parce qu’en tant que seul repère masculin de Clémence, il est tout ça à la fois. Le confident. L’allié. Et parfois, le punching-ball.

 « Raconte-moi. Il y a quelque chose qui cloche, je le vois. Dis-moi. »

 - Mais tu vas me foutre la paix, oui ? Je t’en pose des questions, moi, sur ton mec ? Est-ce que j’appuie sur la plaie béante de ton exil, de ton homosexualité, ou de la guerre dans ton pays ? Je t’emmerde, moi, quand tu tires la tronche ? Mais lâche-moi bordel de merde ! »

 Et c’est le drame. Le plateau de Clémence est rejeté avec violence, tous les coups qu’Estéban auraient dû prendre, Ismaël les encaisse ou les pare. Malgré sa rage de vivre, Clémence n’est qu’une brindille comparée à la carrure d’un homme. Elle finit par abandonner. Elle laisse tomber. Pauvre Ismaël. C’était con, de lui faire payer. Ils s’enlacent sans se soucier des gens qui les regardent puis qui détournent les yeux aussitôt. Ismaël contient toute la colère de Clémence dans ses bras et essaie, dans une moindre mesure, de recoller tous ses morceaux brisés. Il faut qu’elle ait l’air forte et présentable tout à l’heure. Par solidarité, Ismaël ne peut pas laisser son amie se présenter déprimée aux visites médicales durant lesquelles elle croisera, inéluctablement, l’homme qui l’a quittée. Par-dessus tout, il est hors de question qu’il s’aperçoive de l’effet que cela lui fait. De toute façon, ça ne lui fait rien. La seule chose qui est véritablement blessée, c’est son égo.

 « Pardon. Excuse-moi. »

 Ismaël, comme d’habitude, pardonne. Ils se rendent à l’hôpital en bavardant comme si de rien n’était. Pour donner le change, Clémence sourit et se donne à fond.

 Estéban a ce défaut atypique des hommes infidèles : il est pris d'une jalousie possessive et dévorante lorsqu'il voit l'une de ses femmes au bras d'un autre homme. Il ne supporte pas d'en perdre une. Estéban les voudrait toutes garder. En réalité, non. C'est faux. Estéban est fou de rage lorsqu'il voit Clémence au bras d'un autre homme. Un homme qui la regarde avec des yeux adorateurs. En voyant que sa blonde s'appuie ainsi sur l'éphèbe à la peau mate, Estéban voit rouge. Les rouages dans son esprit sautent. Il pète les plombs. Ce n'est pas faute d'avoir rompu avec elle la veille, hein ! Il faut qu'elle se montre ainsi. Elle a sans doute cédé aux avances d'un garçon qui était à ses pieds depuis des mois. Elle veut lui montrer qu'il n'est pas irremplaçable, c'est ça ? Qu'aux yeux des autres, elle est encore désirable, qu'elle peut avoir n'importe qui ? Même le beau gosse du lycée ? C'est ridicule. Complètement ridicule !

 « Ecarte-toi d'elle ! »

 Le cri a surgi de nulle part. Son écho résonne encore entre les murs du couloir, le duo sursaute en entendant la voix d'Estéban. L'homme avance vers eux, ne se contrôle plus. D'un geste, il empoigne le pauvre Ismaël par le col, le plaque contre un mur, le séparant de Clémence. La jeune femme, surprise, n'a pas le temps de hurler.

 « Je t'ai dit de t'éloigner ! Ne la touche pas ! Ne le regarde pas ! Tu m'entends ? »

 Le monde entier s'immobilise pour observer la scène. Tous les regards sont braqués sur la folie d'Estéban. Le poing de l'homme, serré, vient s'écraser avec violence contre la mâchoire d'Ismaël. Le syrien, surpris, démuni, encaisse avec un faible couinement, avant de repousser son assaillant dans un sursaut d'instinct de survie. L’étudiant, perturbé, titube. Trois hommes se précipitent pour lui venir en aide, deux se jettent sur Estéban pour le maîtriser - trop tard. Les ordres fusent, Clémence est écartelée. Il lui faut environ trois secondes pour rejoindre Ismaël, et se faire recadrer par les infirmiers qui s'occupent de lui. Lorsqu'elle voit que le jeune homme s'évanouit, elle crie. On emmène son ami dans une salle de soin, elle n'est pas autorisée à le suivre. Plus tard, dit-on. Ce n'est pas très grave. Estéban, apaisé par le départ de l'éphèbe, est relâché. Sa mâchoire est crispée et ses muscles saillants. Trois pas vers lui et une gifle, c'est la réponse de Clémence. Il ne bronche pas. Il considère l'avoir mérité. Mais il n'a pas fini de faire payer à Clémence son infidélité.

 « Salope. Trainée. Tu ne trouves rien de mieux pour noyer ton chagrin ? Gamine ! » L’injure suprême.

 Les insultes qui sortent de la bouche du mâle sont comme des pierres qui lui écorchent la gorge. Il crache son fiel comme un serpent venimeux. Clémence, elle, crache littéralement. Ses mains aux doigts longs et fragiles agrippent le col blanc de l'homme, le forcent à la regarder dans les yeux. Si elle en avait la force, Clémence l'étranglerait. Le dégoût qu'il inspire est universel. Ses collègues, en le voyant lever la main sur la jeune femme, préparent une seringue, puis se ravisent en le voyant s'arrêter. Estéban ne sera pas sédaté aujourd'hui. Clémence fuit le lieu de l'infamie sans un regard en arrière. La violence qui plane, malgré les coups, malgré les injures, malgré la haine, la violence qui marque, c'est celle des non-dits. Ils sont partout où ils vont, et ils prennent tout l'espace. Lorsque Clémence et Estéban sont dans la même pièce, les non-dits les écrasent tous, témoins ou non de leur défunte liaison, ils suffoquent.

 Suite à « l'incident », Estéban est mis à pied. Clémence, en l'apprenant, hausse les épaules et piétine un peu plus la réputation de l'infirmier. Plus jamais on ne la surprendra à prendre sa défense. Plus jamais. Plutôt crever la gueule ouverte.

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