Ne pas recommencer.

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 Les semaines passent. Sans contact, les tensions s'apaisent. Estéban et Clémence ne se voient pas, ne se parlent pas ; ils s'oublient chacun dans les bras d'un(e) autre. Il n'y a rien de pire que la convalescence. La plaie n'est plus béante, elle est pansée, mais on souffre encore et on est trop fier pour le montrer. De toute façon, reconnaitre la douleur, ce serait reconnaitre l'affection qu'on porte à l'autre.

 Ça fait mal. Ça fait mal de te savoir loin. Mais je m'en fous éperdument.

 Fin Octobre. C’est un samedi. Clémence est tirée de sa léthargie audiovisuelle par la sonnerie de son téléphone qui résonne dans la pièce. Sa mère grogne, bouge un peu sur le canapé. La jeune femme attrape l’objet bruyant et le colle à son oreille. Elle ne reste suspendue au fil quelques minutes, prend un bloc note et y gribouille quelques mots. Elle est attendue dans l’immeuble d’Estéban à sept heures. Elle végète encore deux bonnes heures devant la télé avant de se lever pour se préparer. Elle ne s’est pas douchée de la journée, alors elle s’y met, s’habille, se maquille, se parfume, même. Elle enfile un jean et un tee-shirt qu’elle n’aime pas trop, comme pour faire de la peinture. Sait-on jamais. Elle ne se fatigue pas à saluer l’autre blonde. Solange dort encore dans le salon, masse vivante avachie sur le sofa en cuir. Elle ferme la porte avec une douceur attentive.

 Clémence arrive sur le palier d’Estéban et passe quelques secondes à regarder sa porte. Elle lui tourne finalement le dos et frappe au deuxième appartement. Les cris des enfants lui parviennent dès que leur mère ouvre la porte, un grand sourire fiché sur le visage : Clémence vient sauver sa soirée. A l’opposé du couloir, la porte d’Estéban s’est entrouverte, elle aussi ; l’homme regarde discrètement, détaille Clémence sans qu’elle ne le sache, voyeur. Il rentre chez lui quelques secondes après que Clémence a rejoint les bambins.

 « Viens jouer, viens jouer ! »

 La jeune femme est accueillie par des cris enthousiastes. Elle sourit. Leur joie est communicative ; rapidement, en jouant à chat dans le salon, Clémence rit aux éclats. Ils sont deux, à courir autour d’elle en semant des peluches et des jouets un peu partout sur leur trajet. Gaëtan est le plus grand, il a quatre ans. Chloé, sa petite sœur, vient d’en avoir trois. A eux deux, ils forment la fratrie explosive dont Clémence a la charge lorsque les parents ont l’envie de sortir entre adultes. C’est une bouffée d’air frais. A force de patience, Clémence réussit à les faire manger des coquillettes et du jambon, le plat préféré de tous les mômes de cette planète. Elle les aime bien. Clémence, sans le savoir, a l’instinct maternel. Ce n’est pas toujours conscient. Ce soir, elle les couche en leur lisant l’histoire d’un petit singe curieux. Lorsqu’ils dorment enfin, elle pose sur leurs fronts innocents un tendre baiser, et s’emplit de l’odeur douceâtre de bébé qu’ils ont encore sur la peau. Au fond de son ventre nait le désir d’être mère, un jour. Elle rêve d’avoir des petits aussi beaux que ceux-là.

 Le rituel achevé, Clémence s’affale dans le canapé familial sur les coups de neuf heures. Elle sait qu’Estéban est là, à portée de voix. Il pourrait l’entendre, tant la cloison entre les appartements est mince. Il est tout près, Clémence le sent ; elle a la chair de poule. De son côté, il regarde la télé avec son épouse, baissant sans cesse le volume du téléviseur pour tenter d’espionner sa blonde. Amélie s’en agace, Estéban sort fumer une clope sur le balcon. Il a la tête tournée vers celui des voisins, en vain. Clémence ne se montre pas. Il aura beau s’enfiler cigarette sur cigarette, il ne la verra pas. Il retourne dans sa chambre avant onze heures du soir, frustré. C’est la première fois depuis des mois qu’Estéban s’endort avant deux heures du matin. Il sombre en touchant l’oreiller.

 Clémence, elle, voit Julia Robert sur l’écran de la télévision sans vraiment la regarder. Elle se félicite d’avoir résisté à la tentation d’aller voir Estéban. Elle se prépare lentement à l’anniversaire de Valentine. Amie commune qui les a liés, sa fête les verra forcément réunis, encore. Clémence hésite à donner de l’importance à l’évènement. Peut-être qu’elle ne fera que l’ignorer. Peut-être qu’elle voudra faire un scandale. Peut-être qu’elle n’ira tout simplement pas. Elle se mord la lèvre à en avoir le goût du sang dans la bouche. Peut-être que ce sera lui, qui ne viendra pas ? Ce serait bête de rater l’anniversaire d’une de ses meilleures amies.

 La jeune femme éteint la télé quand elle entend la petite pleurer. Elle se lève pour aller voir, et prend l’enfant réveillée dans ses bras. Chloé a fait un cauchemar. Elle se blottit tout contre Clémence, minuscule être humain. Elle a les yeux trempés de larmes. La jeune femme la dorlote, un peu comme une maman. Elle caresse, elle rassure, elle apaise. Bien sûr, elle ne remplace pas la vraie maman. Rien ne remplace une vraie maman, c’est ce que Clémence se dit. Mais en quelques minutes, l’humaine miniature se rendort paisiblement, et Clémence la ramène dans son lit. Elle vérifie que son frère dort, les embrasse tous les deux à nouveau. On n’est jamais préparé à l’amour qu’on porte aux gens. Clémence réfléchit à cet état de fait. Ces petits, qui ne sont pas les siens, elle ferait tout pour les protéger. Ils sont sous sa garde, et elle se sent forte pour eux. C’est une sensation très étrange, qui pousse toutes les pensées envers Estéban loin, très loin.

 Les parents rentrent vers deux heures du matin. Ils paient Clémence et tout le monde va se coucher. Clémence, elle, rentre à pied. Elle flâne dans les rues, erre dans la ville comme une fille qui n’a rien à faire. Elle croise des gens qui vont faire la fête ou en reviennent, des hommes, des femmes. Elle passe par des quartiers qui ne lui sont pas connus. Elle rentre après de longs détours, et s’écroule dans son lit.

 Novembre, le six. Anniversaire. Valentine est joyeuse en accueillant Clémence dans son salon. Elles s’embrassent, retournent auprès des invités déjà présents. Ils sont une demi-douzaine, attablés, déjà. Estéban ne fait pas partie de ceux-là.

 Clémence soupire de soulagement. Elle s’installe, se détend. Quand Estéban débarque, avec presque une heure de retard, tout le monde se tourne vers lui, et Clémence ne fait pas exception. Il ne lui adresse pas un regard. Le dîner se déroule dans une vague bonne humeur. Clémence bouillonne. Elle le fixe. Il l’ignore. Il se conduit comme si elle n’existait même pas. Chacun son tour. Personne ne se rend compte de leur manège, des pieds de Clémence sous la table, qui cherchent ceux d’Estéban, des pieds d’Estéban qui jouent à se laisser toucher, puis s’en vont, puis reviennent, et se ravisent. Clémence s’agace, elle pense qu’il s’amuse à la faire languir. Mais ce n’est pas le cas. Estéban est écartelé entre sa dernière résolution, et son besoin viscéral de se rapprocher d’elle. C’est l’orgueil qui le conforte et le garde stoïque à la vue de tous. C’est ingérable. Estéban transpire. Clémence ronge son frein.


 « On se fait un karaoké ? »


 La proposition est accueillie avec enthousiasme. Tout le monde se lève. Clémence feuillette le classeur des chansons en écoutant d’une oreille distraite Valentine massacrer un morceau qu’elle ne connait pas. Elle décide de prendre le micro pour rendre son amertume à Estéban, sur les notes de Kelly Clarkson. « Since You’ve Been Gone » résonne dans les enceintes. Estéban, pour la première fois de la soirée, la regarde. Ses lèvres se retroussent d’un sourire amusé, il écoute sans broncher. Il se mord la lèvre, même, en entendant surgir de la gorge de sa blonde une note à la limite de la justesse, la seule. Clémence chante. Elle aurait même une jolie voix, si elle ne le traitait pas aussi ouvertement de connard. Ils soutiennent le regard l’un de l’autre. Ils ne se quittent pas. Les autres les observent, sans comprendre. Il n’y a rien à comprendre. Clémence se rassoit avec un large sourire fiché le visage. Estéban a entendu. Et il a quelque chose à répondre.


 « Je crois que je ne t'aime plus, elle m'a dit ça hier. Ça a claqué dans l'air comme un coup de revolver. Je crois que je ne t'aime plus, elle a jeté ça hier, entre le fromage et le dessert, comme mon cadavre à la mer … Je crois que je ne t'aime plus. Ta peau est du papier de verre sous mes doigts ... »


 L’air s’emplit de la voix chaude et grave d’Estéban, qui bat la mesure en regardant Clémence, tout le long. La rupture ne pourrait être plus claire. Clémence, pour la première fois depuis qu’elle a rencontré Estéban, sent les couteaux du chagrin s’enfoncer dans sa chair. Une boule se forme dans sa gorge. Elle serre les poings. L’émotion qui l’envahit, elle ne la reconnait pas. Elle n’aime pas Estéban. Elle ne l’a jamais aimé. Alors pourquoi, à l’entendre ainsi, pourquoi a-t-elle envie de pleurer ? Pourquoi ? Le déni. Ah ! Le stratagème des âmes trop fragiles pour affronter la vie, de celles qui se cachent sous des couches de colère et de joie. Le déni. C’est un masque qui tombe, s’effrite et disparait. Le déni. Clémence prend l’ampleur de ses sentiments envers Estéban dans la gueule, violemment. Il la regarde droit dans les yeux, et répète inlassablement, qu’il croit qu’il ne l’aime plus. Ça a un goût de définitif. Ça a un goût de désespoir. Ça a le goût du déni. La désinvolture d’Estéban l’achève.

 Furieuse, Clémence laisse éclater sa rage. Elle colle son poing sur la figure de l’homme, dont la stupéfaction n’a d’égal que le désir irrépressible de prendre Clémence sur le champ. D’un geste, il saisit la main qui vient de le percuter, la serre avec violence. En cinq pas, il la plaque contre le mur. Tous les autres n’existent plus à leurs yeux : leurs cris, leurs tentatives de calmer la situation, leurs ordres, leur peur, leur agitation, tout cela laisse le faux couple indifférent. Estéban est tout contre Clémence, et il n’a pas l’intention de bouger. Son autre main s’est emparée de celle de Clémence, de tout son poids, il la maintient. Il se crispe, sa pommette brûle. Clémence grimace, la mâchoire tellement serrée que ses dents pourraient exploser. Des bleus se formeront surement sur ses poignets là où Estéban la tient. Ses dessous en seront quand même humides, parce que son bas-ventre réclame Estéban. Dans ses bras, pas d’échappatoire. Estéban tremble de rage et de désir. Clémence est secouée. Il l’écrase de son corps gigantesque, le buste de l’homme pourrait l’étouffer.

 Il ne s’arrête qu’en voyant des larmes ruisseler sur les joues de la blonde. Elle pleure. Ignorer qu’elle aimait Estéban lui évitait la douleur de son abandon. Estéban la regarde, et se relâche. Il a pitié. Il a honte. Il n’a jamais voulu provoquer ces larmes. Elle est tellement belle. Il voudrait la serrer dans ses bras. Cependant, une phrase résonne dans son esprit.

 « Ne pas recommencer. Ne pas recommencer. Ne pas recommencer. »

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