Aveugles

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 Le weekend passe comme s’il n’avait jamais existé. Clémence était dans une bulle hors du temps, hermétique. Maintenant, c’est mardi. Elle a décidé de poser un lapin à Estéban. Caprice. La journée a filé. L’astre solaire entame à peine sa descente sur la ville, le reflet de ses rayons illumine les buildings de verre et d’acier et donne à la cité des airs de carte postale. Clémence, de quelques battements de paupières, photographie la lumière caressante qui lui effleure les cils. Le corps a ses raisons que le bon sens ignore. Lorsqu’elle descend du car, ses jambes la trompent et la guident jusqu’à la maison, comme si de rien n’était. Et ses mains, dans le complot, la lavent et la savonnent, la parfument, la coiffent et la maquillent, l’habillent beaucoup trop somptueusement pour quelqu’un qui n’a pas l’intention de sortir. La blonde ne comprend la supercherie que lorsqu’elle ferme de nouveau la porte de chez elle. Elle s’est laissé piéger. Maintenant qu’elle est sortie, elle ne va pas rouvrir … Et de nouveau, elle se lance sur la route à la rencontre d’Estéban. Automatisme, bêtise … Une nuit sans lui, finalement, c’est fade.

 Le chemin est long, incertain. Elle n’a pas l’habitude d’y aller à pied. Lorsqu’elle reconnait l’immeuble, un léger sourire plein de fierté orne son visage. Le code, tapé à l’habitude de l’index, lui ouvre la porte. Elle se force à monter les escaliers avec une langueur extrême. Elle savoure ce moment d’attente, cet instant où elle est encore habillée, elle peut encore se refuser, faire demi-tour. Son cœur, au deuxième étage, accélère et un nœud se forme au fond de son ventre : l’excitation la gagne. La sensation de faire quelque chose de mal, mais de terriblement … vital. Un brin immoral aussi. C’est le frisson qui vous parcourt l’échine lorsque vous franchissez la barrière « A ne pas franchir ». Elle est droguée à cette adrénaline. Clémence réajuste l’une de ses mèches cendrées et suspend le geste qu’elle entamait pour frapper à la porte. Entrebâillée, elle laisse entrevoir dans un rai de lumière dorée le regard amusé d’Estéban. C’est galamment qu’il l’invite à entrer, qualité dont il ne fait généralement que peu de cas en sa présence. Elle apprécie l’effort. Dans tout l’appartement, l’odeur des cailles farcies et du vin blanc se répand et donne l’eau à la bouche.

 « Bonsoir.

 - Bonsoir. »

 Les murs sont nus, soigneusement débarrassés des photos de famille du couple, d’Amélie et de son ventre tellement rond qu’il en donne la nausée. Clémence ne le remarque pas. Mais Estéban y a prêté attention. Il offre de l’alcool, l’amante décide qu’il lui faudra être ivre ce soir pour passer à la casserole. Mais l’homme a déjà décidé de ce qu’il veut : hanter la maison de l’odeur d’une autre femme, narguer son épouse et jouer avec ce concept abstrait qu’est la fidélité. En prédateur, il sait mener la chasse, et Clémence est, de toute évidence, une proie facile, puisque consentante. Estéban lui a réservé tout un numéro de séduction auquel la jeune blonde est peu sensible. Elle voit clair dans son jeu. Elle attend de voir la chambre. Ira-t-il jusqu’à l’allonger sur le lit de sa femme ? Une chose est sûre, il ne touche plus Amélie comme il la touche elle.

 Estéban a de nombreux défauts. Il est égoïste, infidèle, dépensier, insouciant, inconscient, immature, désinvolte. Mais il est excellent cuisinier. Sur le thème des plaisirs du corps, il leur offre un dîner qui vaut le détour. Leurs papilles se délectent d’une viande tendre et juteuse, les esprits s’échauffent d’un vin médaillé, les jambes sous la table se frôlent. Le pied téméraire d’Estéban se glisse sous la robe écarlate de Clémence, taquine son mollet. Frissons. Le dessert, confectionné avec soin, sera laissé dans le réfrigérateur, les reliquats de volaille et de vins abandonnés sur la table. Ils n’ont pas besoin de parler, c’est d’un commun accord qu’ils se lèvent, et avec une paresse toute feinte, ils se rejoignent au milieu du salon. Et là, sur l’épais tapis qui recouvre le parquet de chêne, entre le téléviseur et le canapé en daim, dans une pièce neutre où nul être ne peut troubler l’instant, Estéban enlace Clémence, et pour la première fois, c’est le chasseur qui tombe à genoux.

 Tout commence là, avec ses mains qui glissent sur le corps de la femme, qui le caressent, le touchent, le reconnaissent, l'épousent. Elles descendent, soulignent les rondeurs de la blonde. Leur parcours est symétrique, interrompu par les nombreuses tâches de naissance de Clémence. Estéban se fait la réflexion qu'on dirait presque un Pollock. Sublime et fascinant. Des grains de beauté, des cicatrices aussi. Il ne s'arrête pas sur tous, il en découvre d'autres. Il y colle le bout de son nez, parfois. La peau tressaille. Cela l'excite.

 Soumis, mais pas trop, il décide que le salon n'est plus la pièce adéquate pour ses projets. En un seul mouvement plus ou moins stable, Estéban se relève et attrape sa maîtresse sous les cuisses. Ses jambes s'enroulent autour de lui, l'emprisonnent. Elle soupire, passe ses doigts entre les mèches sombres, se laisse porter vers la chambre de l'infidèle, dans laquelle elle pénètre pour la première fois.

 De baiser en baiser sur le corps nu offert, Estéban voue un culte sensuel à la chair tendre qui s’éveille encore sous ses lèvres, son autel est le lit sur lequel trône la femme. A force d’habitude, Estéban sait où poser sa bouche pour faire naitre chez Clémence des frissons exquis : d’abord derrière l’oreille, là où la peau est fine et odorante de Chanel, où le souffle masculin provoque toujours un léger tressaillement ; ensuite, il parcourt la nuque sans insistance, avec légèreté. C’est lorsqu’il croise un sein qu’il s’arrête ; il titille un téton, le caresse du bout de la langue. Le parcourt est progressif, d’une lenteur excessive. Clémence se délecte et savoure. Passée sa poitrine plantureuse, Estéban admire son ventre généreux, le palpe ; il goûte, lèche, mordille aléatoirement des portions de la peau dorée. Au creux des reins, il est plus délicat. Les baisers sont présents, assurés. Puis ils se dirigent vers leur véritable objectif. Le pubis imberbe, qui fascinera toujours Estéban, est cajolé. Par respect pour la pudeur de Clémence, il ferme les yeux, mais ne renonce pas à son idée et embrasse tout ce qui se trouve à sa portée, les lèvres, l’aine, l’entre-jambe tant convoité est délicieusement dévoré.

 A genoux au pied du lit, Estéban a la gaule. Dans cette position, la jeune femme prend les commandes. Estéban à genoux, c’est Estéban vulnérable et obéissant. Et Dieu en est le seul témoin, il est très consciencieux … A chaque ordre de Clémence, Estéban obéit. Ses mains touchent des zones tellement érogènes qu’elle-même se ravise et l’empêche, pour faire durer l’instant. Elle a les pleins pouvoirs. Elle peut accélérer, freiner, réclamer, bouger, ou pas, tout faire ou se laisser atteindre, elle peut tout arrêter, si cela lui chante. Mais elle ne fait pas les choses à moitié. Elle a de la pitié pour Estéban qui se tend, qui se fait violence pour continuer sans perdre le contrôle de lui-même.

 Il y a toujours un moment où le désir d’un homme est irréfrénable, où la crampe en est presque douloureuse. Clémence le sait. Clémence en joue. Et les vœux de l’amant sont exaucés : il obtient l’autorisation de s’allonger. Clémence fonctionne à l’instinct, selon ses désirs et ses pulsions, elle commence à connaitre le corps d’Estéban et oscille souvent entre plusieurs manières de le faire jouir, parce que cela lui est d’une facilité déconcertante. Ce soir, elle se sent d’humeur amazone.

 Clémence chevauche, excellente cavalière. Elle ondule sur le bas-ventre du mâle dont le regard est fixé sur ses seins fermes et ronds qui s’agitent au rythme du va-et-vient. Estéban observe en périphérie son ventre qui s’amuse. Il soupire en contemplant ce spectacle. Il se contient, les voisins n’ont pas à entendre leurs ébats endiablés. Même Clémence en a conscience, et aucune des plaintes qui lui montent des tripes ne parvient à s’échapper de sa gorge.

 Les changements de positions se font sous l’impulsion de la femme, uniquement, toujours. Lorsqu’elle se lasse de la verticalité, elle se penche et s’écarte d’Estéban, roulant sur le côté. Les ongles de l’homme se plantent dans la chair de sa fesse, lui arrachent une fugace grimace. Il se mord la lèvre, n’avait pas l’envie d’inverser les rôles. Mais il obéit et empoigne les hanches de Clémence avec un coup de rein. Les poings fermés autour de la taie d’oreiller, elle gémit. Les yeux clos, il culbute Clémence sans penser à rien d’autre. Lorsqu’elle cogne le mur du plat de sa main, il met une claque sonore sur sa cuisse. Elle se mord la lèvre et enfouit ses deux mains sous l’édredon. Trop d’énergie, de plaisir à canaliser.

 La blonde se donne, s’offre, et prend dans la foulée tout ce qu’elle peut tirer de ces étreintes. La chaleur est insoutenable. Voir le dos perlant de sueur de Clémence met en joie Estéban et lui redonne vigueur. Ses assauts se font tantôt lents, tantôt agressifs. Que d’acrobaties, durant ces longues minutes où l’extase est la seule issue ! Car encore une fois, l’amante change le rythme, s’éloigne du corps d’Estéban tandis qu’il tente de la garder près de lui en tirant ses cheveux. Elle ne va pas bien loin avant qu’il ne la rattrape en travers du lit. Elle rit.

 Estéban sourit en agrippant son bras, la retourne sur le dos. Il se penche pour l’embrasser, mais elle rit encore, alors il embrasse ses joues, son cou, son menton, jusqu’à ce que d’une main elle relève son visage. C’est Clémence qui décide du baiser. Elle écarte les cuisses comme pour inviter l’amant, alors il la prend de nouveau, quelques minutes de plus. Encore un peu plus. Un tout petit peu plus.

 Ils jouissent à l’unisson, et leurs corps sans s’éloigner se détendent, s’épousent encore jusqu’à ce qu’ils reprennent leur souffle. Les paupières closes, Clémence soupire et dans une dernière respiration haletante, se délecte de l’odeur violente du plaisir consumé.

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