Le soleil se lève, aussi.

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 Goujat un jour, goujat toujours. La nuit à peine consommée, les corps tout juste déliés, Estéban retourne dans sa peau d’éternel égoïste. Au milieu des draps défaits, les cheveux emmêlés de Clémence sont encore collés sur son visage humide de transpiration. La jeune femme somnole, retrouve son souffle avec l’esquisse d’un sourire sur son visage béat, vestige d’étreintes enflammées. Estéban ne s’est pas retenu, mais à présent il repousse avec nonchalance les jambes autour de sa taille. Il veut retrouver son autonomie et elle s’accommode de cette solitude forcée lors des premières secondes. Refusant de s’accrocher à l’homme, elle s’écarte et se replie à l’extrémité du lit, prête à s’endormir.

 « Va-t’en. »

 Les mots, lâchés froidement, résonnent dans la pièce noire. Clémence ne bronche pas. Ses pieds glacés frissonnent au contact du carrelage. Clémence se lève dans sa nudité la plus complète, Estéban qui la fixe, ne semble manifester aucune émotion. Mais son corps réagit et se tend de manière … encore perceptible. Il ne bouge pas. Clémence ne lui prête pas une once d’attention. Elle se rhabille, pas même vexée. Ses longues boucles blondes sautillent en même temps que ses hanches lorsqu’elle enfile sa culotte. La robe, légèrement transparente, laisse pointer le bout de ses seins. Estéban se sent con. Mais par fierté il ne bouge pas, et la force à quitter l’appartement. Elle relève ses cheveux, les attache rapidement et jette un seul coup d’œil vers la couche encore occupé par la carrure imposante de l’amant. Elle détourne les yeux avec dépit. Il hausse les épaules. Elle rallume la lumière, quitte la pièce sans cérémonie.

 Estéban profite de son absence pour nettoyer le désordre qu’ils ont laissé. En sous-vêtements, il fait la vaisselle et ramasse sa chemise, son pantalon, le soutien-gorge laissé intentionnellement par Clémence sur le canapé. Il le froisse délicatement dans son poing et le porte à ses lèvres, en hume le parfum encore présent. Quel gâchis. Il termine à la poubelle. Le ménage fini, Estéban s’affale sur le matelas encore chaud, s’enroule dans les draps à la fragrance musquée, et s’enfonce dans un sommeil sans rêve.

 Le réveil sonne à cinq heures et quart, Estéban se lève et se prépare pour aller bosser. La journée s’annonce longue. L’eau brûlante qui ruisselle sur ses muscles noueux donne à l’homme l’impression de laver ses pêchés. La mousse dont il se frotte ne parvient pas à lui faire oublier l’odeur de Clémence, flottant encore partout sur lui, ou peut-être, simplement, comme une obsession dans son esprit qui ne s’efface pas. Il sourit. Les pensées se tournent lentement vers Amélie, brune au regard limpide qui partage sa vie depuis presque dix ans. Femme gâtée à qui le simple fait de diriger son monde apporte un confort et une satisfaction inégalables, beauté commune aux ambitions légères, Estéban ne se souvient plus du jour où ils se sont rencontrés. Une histoire de famille. Couple modèle, c’est amusant un temps, mais ce n’est pas suffisant.

 Le trafic est dense, à cette heure de la journée, et l’impatience d’Estéban se ressent à travers ses coups de klaxon répétés. Il arrive à l’hôpital avec dix minutes de retard, mais ne s’en formalise pas. Ses collègues le saluent, il répond d’un sourire, et se met au travail. De chambre en chambre, de patient en patient, Estéban change les perfusions, les couches, les draps quand il le faut, force à manger, boire, prendre des médicaments, le tout en essayant de rester souriant, malgré les remarques incessantes des vieillardes continuellement insatisfaites. La pause déjeuner est prise un peu en avance, dure un peu plus longtemps qu’autorisé. Mais après tout, qui le remarque ? Il discute avec le personnel de son service, il échange vaguement, plaisante. Estéban est sociable, un peu trop avec les femmes. Enfin ! Estéban n’est actif que pour payer ses factures, le reste lui passe bien au-dessus de la tête. Estéban est un enfant à qui l’on a octroyé le droit de vote et de boire …

 A dix-sept heures pile, Estéban quitte son poste. Amélie appelle, il ignore son téléphone, elle rappelle, il décroche, fait mine de ne pas avoir entendu la première sonnerie. Echange d’un couple banal, reproches banals, engueulade banale. Lorsqu’il s’engage dans le parking, lorsqu’il descend de la voiture, lorsqu’il prend l’ascenseur, lorsqu’il ouvre la porte, à chaque instant de ce retour à la maison, Estéban se fait chier. Il s’ennuie. Il espère disparaitre sur une île de luxe au milieu d’un océan désert.

 « Bonsoir mon amour.

 - Bonsoir ma chérie. »

 A la tronche qu’elle tire, Estéban sait qu’Amélie a senti le passage d’une autre femme. Elle est souriante, calme, agit comme si de rien n’était. Estéban jubile d’avoir touché sa fierté. Voltaire disait que “L'amour-propre est un ballon gonflé de vent dont il sort des tempêtes quand on y fait une piqûre”, et Estéban a envie de provoquer un ouragan. Il ne se demande pas d’où lui vient cette envie de vengeance, ou plutôt, de méchanceté gratuite. Il veut la pousser dans ses retranchements, tester les limites et appuyer là où ça fait mal.

 Il se glisse derrière sa femme et enroule ses bras autour de son corps arrondi, de son ventre provocateur et cela lui donne la chair de poule. A l’idée de ce petit être qui grandit au sein de ce corps qu’un temps il idolâtrait, Estéban se raidit. Il sait qu’il n’est pas prêt. Il aime trop profiter de la vie pour faire passer les besoins d’un enfant avant ses propres lubies. Cela dit, il pense à l’après, et l’après, c’est Clémence comme baby-sitter, Clémence qui passe la soirée dans l’appartement, Clémence qui rencontre Amélie, la tension palpable mais indicible, le malaise tabou. Il y songe, et cela l’amuse. Bien sûr, ça ne se fera pas. Estéban est audacieux, mais jamais il n’assumera quoi que ce soit. Il se donne des airs durs et forts, mais Estéban est lâche et refuse d’admettre qu’il est mauvais.

 Le dîner se passe sans accroc, Amélie fait semblant, Estéban la taquine. Il veut voir si elle reconnaitra qu’elle n’a pas le contrôle absolu, qu’elle est incapable de tenir son homme en laisse. Estéban se demande si Amélie acceptera d’être cocue, ou si, au détour de la conversation, elle lui fera des reproches, lui demandera d’arrêter, le quittera, peut-être, même ; il n’attend que ça. C’est tellement plus simple que de prendre les devants. Et ce ne serait même pas pour être avec Clémence. Non, ce n’est qu’une maîtresse parmi d’autres. Il y a bien Sophie aussi, Annabelle, et Zoé. Elles sont moins intéressantes, mais jolies et pas farouches. Elles ont moins de consistance, Clémence est caractérielle. Elle a une histoire aussi. Il ne la connait pas, ne cherche pas à savoir non plus. Il s’en doute, seulement. A cause des longues soirées de silence où Clémence ne lui parle pas, où elle s’occupe machinalement en l’ignorant, à cause de ces semaines où il n’existe plus pour elle, de ses sautes d’humeur, de sa maturité, de ses réactions, de sa force. Elle est celle qui apporte le plus de sensation, celle avec qui les nuits sont les plus longues et les étreintes plus intenses. Mais elle n’est pas irremplaçable. Est-ce que c’est si terrible ?

 Clémence dort d’un sommeil profond. Elle rêve. Elle est sur une plage, aux Maldives, un cocktail à la main, allongée dans un transat. A sa gauche, Ismaël sourit et lui fait remarquer que le serveur qui repart possède un sacré joli cul. Elle hausse un sourcil, amusée, mais garde les yeux fixés sur l’océan qui n’appartient qu’à eux. Les couleurs sont éclatantes. Elle soupire d’aise. Un insecte se pose sur son bras, puis une main, pour le chasser. Une main grande et forte, à la peau d’ivoire. Une œuvre d’art à elle toute seule. Le propriétaire de cette main approche son visage et sourit. Il est beau. Ismaël les regarde et plaisante. Le serveur semble certes plus intéressé par la gueule d’ange du jeune homme … Et Clémence est délaissée à la faveur de son ami. Elle les regarde avec un brin de jalousie. L’instant d’après elle est sous l’eau, entourée par des milliers de poissons. Elle rit. Les écailles chatoyantes lui font tourner la tête. La sensation de l’eau sur sa peau est réelle. Elle est douce. Clémence flotte. Clémence dort. Elle rêve. Et pas d’Estéban.

 Au réveil, elle sourit, elle est de bonne humeur. Inconsciemment, elle doit savoir qu’Estéban pense à elle, cela doit flatter son égo. Estéban lui, est d’une humeur de chien. Probablement parce qu’il pense à Clémence, et qu’elle ne répond pas à ses messages. Elle l’ignore de bonne volonté.

 Les semaines passent. Estéban insiste. Clémence s’entête. Estéban ne comprend pas. Clémence se venge. Estéban se languit. Clémence vit. Estéban s’ennuie. Clémence lui manque. Clémence sait se faire attendre. Clémence sait se rendre désirable. Clémence l’obsède. Clémence devient beaucoup plus qu’un jeu.


***


 « Clémence, si t'ouvres pas cette porte, je la défonce et je te flingue. Tu m'entends ? Ouvre-moi putain ! »

 Septembre, le huit. Estéban cogne inlassablement contre la porte de l'appartement de Clémence. Au bout d'une dizaine de minutes, une femme lui ouvre. Elle est blonde, comme Clémence. Elle est grande, comme Clémence. Elle a les yeux sombres, comme Clémence. Mais ce n'est pas elle. Elle est vieille et maigre, le visage émacié, le regard éteint. Elle ouvre sans énergie, soupire d'agacement. Devant l'air ahuri d'Estéban, elle grogne.

 « Clémence est occupée. Qui la demande ? »

 Estéban tombe sur le cul. A se demander pour qui elle se prend. Le mâle est sans voix pendant un long moment.

 « Elle est là ? »

 Déjà épuisée par la brève conversation, Solange tourne le dos à l'inconnu et retourne se coucher sur le canapé, en prenant soin de laisser la porte entrebâillée. Au milieu du désordre ambiant, elle s'emmitoufle dans ses couvertures, ignorant l'homme. Estéban se dirige, au hasard, dans l'appartement et trouve la chambre de Clémence, ouverte. Il pénètre sans invitation, sans autorisation. Clémence lève les yeux vers lui, comme s'il avait violé un espace sacré. Elle le dévisage une poignée de secondes, et se replonge dans ses bouquins. Rien d'intéressant dans la situation.

 Estéban, loin de sa zone de confort, la fixe sans rien dire. Il la détaille, scrute la moindre parcelle de son corps. Allongée sur son lit double, entourée de feuilles volantes noircies d'encre, elle ne porte qu'un sweatshirt aux couleurs de l'université, ses jambes nues se balançant dans les airs comme une petite fille. Elle n'a rien de la pin-up de l'autre soir, si ce n'est l'attitude. Clémence a pris l'habitude de son charme. C'est trop facile. Si elle se retournait, si elle le regardait avec indifférence en lui laissant entrevoir la petite culotte violette qu'elle porte, le nain de Blanche-neige qui sourit sur son pubis, Estéban serait à sa merci. Et elle le sait. Lui aussi.

« Va-t’en , lui dit-elle à la place.

- Pardon ? répond-il, d'un ton sec et surpris.

- Va-t'en, répète-t-elle d’une voix indifférente.

- Je te dérange ?

- C'est ce que tu m'as répondu la dernière fois. »

 Au moment où il comprend, Estéban s'est assis au bord du lit. Ses lèvres s'étirent d'un mince sourire.

« Tu me manques.
- Mon cul te manque.
- D'accord, ton cul me manque.
- J'ai autre chose à faire que satisfaire tes envies. Tu as une femme pour ça.
- Ah, ça ... N'en parlons pas.
- Et si j'ai envie d'en parler ?
- Tu es jalouse ?
- Jalouse de ta femme enceinte et cocue ?
- Pourquoi tu réponds par une question ?
- Pourquoi ça te gêne ? »

Silence.

« Je ne la quitterai pas. Je te l'ai déjà dit.
- Je m'en fous. Je te l'ai déjà dit.
- Je n'ai pas l'impression que tu sois sincère.
- Je n’ai pas besoin d’être sincère, je suis occupée.
- Tu n'as pas besoin de travailler. Viens avec moi.
- Je n'ai pas envie. Je suis occupée.
- Ne te cherche pas d'excuse.
- Parlons d'autre chose.
- D'accord. C'est ta mère qui m'a ouvert ?
- ...
- C'est quoi son problème ?
- Ne parle pas de ma mère.
- Tu ne veux pas qu'on parle de nous. Il faut bien parler de quelque chose.
- C'est la première fois que tu veux parler.
- C'est la première fois que tu m'ignores.
- C'est faux. C'est la première fois que cela ne t'indiffère pas.
- Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit.
- Tu es idiot.
- Tout de suite les grands mots.
- Je n'ai pas envie de te voir.
- Tu n'es pas obligée de me regarder. »

 Il accepte de la laisser faire la gueule et réduit l'espace qui les sépare. Il pose un baiser sur sa nuque.

« Ne me touche pas, ça m'énerve.
- J'aime bien quand tu es énervée.
- Tu vas t'en prendre une.
- Arrête, mon chat ... Arrête de faire la tête.
- Je ne fais pas la tête.
- Ne me mens pas.
- Je ne mens pas.
- Alors enlève ta culotte.
- ... »

 Sourires. Clémence ne lève pas les yeux pour autant. Estéban la câline, comme une enfant dépitée qu'on a rabrouée sans raison légitime. Clémence peu à peu change d'humeur. La sensation d'être dorlotée lui donne un joli teint.

 Mimant admirablement un intérêt quelconque pour cette conversation, Estéban occupe ses mains au bien-être de la jeune femme, il effleure, il caresse, il masse. Clémence délaisse ses cours et se retourne, s'allongeant sur le dos. C’est au sourire de la jeune femme qu’Estéban sait qu’il a gagné la manche.
Avant de s’offrir aux caprices d’Estéban, Clémence prend soin de fermer sa porte à clef. Sa mère dort, elle ne les entendra pas.

« Sans lendemain ? - Sans lendemain. »

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