Comme l'amour.

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 Estéban est parti. Il n’a même pas laissé un mot. Elle devrait s’en étonner, mais ce n’est pas le cas. D’un geste agacé, elle attrape ses vêtements, une moue dépitée collée sur le visage. Sur sa peau satinée flottent encore les effluves des ébats de la veille, l’odeur persistante d’Estéban lui donne envie de pleurer. Elle enfile rageusement sa robe noire, choisie avec soin pour l’occasion, bien qu’elle ait passé la soirée froissée, en boule, dans un coin de la pièce. Clémence se lève, donne un coup de pied dans le matelas recouvert d’un simple drap, ferme la fenêtre, et claque la porte. Elle quitte le nid sans plus de cérémonie, marchant lentement vers la fac. Ras le bol de ce type. Ses talons à la main, la jeune femme trottine pour attraper son bus. Il y a des jours comme ça.

 C’est le printemps, il commence à faire chaud. La route est bordée d’arbres qui fleurissent. Appuyée contre la vitre, Clémence laisse son regard vagabonder sur les prunus qui lui rappellent son enfance. Elle finit par s’endormir, lasse. C’est son téléphone qui la ramène à la réalité, une demi-heure plus tard. Au nom d’Estéban qui s’affiche sur l’écran du smartphone, elle bouillonne. Il ose envoyer des messages après sa fuite lâche et indigne d’elle.

 <Mardi 8h chez moi. Cailles et champagne. Bisous. >

 La colère cède lentement place au dégoût. Elle a la sensation fort désagréable d’être prise pour une poule de luxe. Elle ferme les yeux pour imaginer le temps de quelques secondes ce que pourrait être cette soirée ; les chandelles, le dîner cuisiné spécialement pour elle, les draps propres et peut-être même recouverts de pétales de roses. Un concerto de Bach comme fond sonore, les lumières tamisées, le regard d’Estéban qui la dévore alors qu’elle refuse de lui offrir une vision plus échancrée sur ses seins délicats.

 Le véhicule s’immobilise devant l’université, Clémence chancèle jusqu’à la porte et saute les trois marches qui la séparent du trottoir. L’herbe tendre sous ses pieds nus apaise un peu la brûlure causée par le béton. Les cours commencent au moment où elle entre dans l’amphithéâtre, elle échappe à la huée du prof et de ses petits camarades carabins.

 Dieu bénisse l’endocrinologie, qui donne à l’étudiante assez de matière à ruminer durant les quatre heures du cours magistral, la forçant à mettre de côté tout son ressentiment. De temps en temps, elle est tirée de sa prise de note par l’exclamation suraigüe d’un de ses pairs. Son cerveau décide qu’Estéban est un souci dont on peut se soulager le temps de quelques heures. L’esprit régi par un automatisme salvateur, Clémence ne pense plus. Jusqu’à l’heure du déjeuner.

 Dans la salle à manger du resto U, les bruits des conversations rebondissent sur les murs et donnent la migraine. Les mains crispées sur son plateau, la blonde cherche une table où s’asseoir en ignorant volontairement le jacassement incessant d’un jeune homme à la peau mate qui la suit sans sourciller. Ismaël parle sans cesse jusqu’au moment où il colle dans sa bouche une fourchetée de pâtes. Clémence fixe le vide, elle mange du bout des lèvres.

 « Tu as encore la marque de l’oreiller sur la joue. »

 La remarque de son ami fait naitre un sourire sur ses lèvres carmin, puis des rougeurs sur ses joues lorsque reviennent dans son esprit quelques images un peu trop détaillées. Les griffures d’Estéban sur son dos, ses mains inquisitrices, sa langue vagabonde … Des frissons lui parcourent l’échine. Comment se concentrer sur l’interlocuteur quand des milliers de fourmis grimpent le long de vos jambes, s’incrustent sous votre peau et transforment vos entrailles en un magma ardent ? C’est comme si le simple souvenir de lui excitait ses sens à l’extrême. Estéban est partout. Il occupe tout l’espace et Clémence se sent oppressée. Inspirer. Expirer.

 « Tu vas bien ? »

 Oui, ça va. Pourquoi tout n’irait pas à la perfection ? Clémence lève son verre et le vide d’une seule traite, dans l’espoir de faire refluer le besoin de chair qui s’est soudain emparé d’elle. Cela fonctionne, le temps du déjeuner. Les deux amis discutent.

 Il est rare de trouver en ce monde des personnes qui ne sont mues ni par l’envie de plaire ni par la peur du regard des autres. Que l’on rencontre face à face, dans la vraie vie. Des gens à qui on s’est ouvert, avec qui on a vécu des choses autres qu’à travers des mensonges, des écrans, des rumeurs. Ismaël et Clémence sont de vrais amis. Ils se sont rencontrés à l’école, n’ont jamais discuté par intermédiaire. Ils manquaient de confiance dans les divers moyens qui leur auraient permis de transmettre leurs secrets. Ils avaient trop de respect l’un envers l’autre pour prendre le risque de divulguer le moindre élément de leur complicité à un tiers, fût-il un téléphone, un papier, un ordinateur.

 Clémence un soir était venue chez lui, les cheveux emmêlés, le mascara légèrement étalé sous ses paupières, un sourire béat flottant aux lèvres et l’odeur d’une femme ivre d’alcool et de stupre. C’est en baissant les yeux qu’elle lui avait avoué : « J’ai couché avec un homme marié ». Il avait répondu, faussement en colère : « Viens pècheresse, te repentir de ton attitude débauchée », et l’avait écoutée raconter son histoire dans les moindres détails en mangeant de la glace à la vanille.

 Ismaël n’approuvait pas, bien sûr. Comment approuver une liaison destructrice pour sa meilleure amie ? Elle n’était pas amoureuse, au début. Aujourd’hui encore, l’amie nie l’évidence. Mais Ismaël n’est pas dupe. Il sait ce qui se cache derrière son regard qui nargue les passants, lorsque ses yeux reluquent des représentants de la gente masculine. Elle ne convoite pas, non, elle compare. Elle se dit « Estéban a de plus belles fesses » « Estéban a de plus beaux yeux » « L’odeur Estéban est meilleure ». Ah, ça ! Elle ne trompe personne la bougresse, à part, peut-être, elle-même. Pour se donner l’illusion d’être libre, il lui arrive de coucher avec un homme ou deux, de son âge ou pas, cela dépend. Mais quand elle revient, elle est toujours de mauvaise humeur.

 « Du nouveau, concernant ton jules ? »

 Clémence revient brutalement à la réalité.

 « Il semblerait que nous ayons rendez-vous mardi, chez lui. Je n’ai pas envie d’y aller.

 - Il t’a encore raconté ses mésaventures avec sa femme ? Il t’a montré une échographie ? Il y a une raison profonde à ton mécontentement ?

 - Il a laissé la fenêtre ouverte.

 - … »

 Décontenancé, Ismaël avale de travers un morceau de pain.

 « C’est une métaphore ? »

 La perplexité est visible sur son visage. Quel sale caractère.

 Le déjeuner avalé, les verres vidés, les gorges essoufflées d’avoir trop parlé, les carabins se lèvent et se dirigent vers la bibliothèque universitaire. Le silence y est maître, et cela soulage la jeune femme. Le seul bruit encore perceptible, c’est celui des pages qu’on tourne, du crayon qui trace sur le papier, des respirations agacées par la quantité de travail à fournir, des touches de clavier qu’on martèle. Clémence jette à peine un œil sur ses notes, décide de les dactylographier. Alors elle se persuade que c’est du travail, et se lance dans la rédaction de son cours. Elle s’abrutit ainsi une heure, puis deux, puis avant la fin de la troisième, Ismaël décide qu’ils en ont eu assez. Elle ne peut qu’approuver.

 Le reste du temps, quand Clémence ne jouit pas dans les bras d’Estéban, qu’elle ne bavasse pas avec Ismaël, elle travaille. Elle s’acharne sur ses ronéos, ses notes, ses cours. Le cerveau en ébullition, elle retient. Jusqu’à présent, elle a emmagasiné des centaines de mots et de formules en tout genre, anatomie, physiologie, chimie organique, biostatistiques …

 « Clémence ! »

 Ah, oui, et quand Clémence ne révise pas, elle s’occupe de sa mère.

 Sans attendre, elle se lève et se précipite dans le salon minable. Ses pieds crépitent et elle entend le bruit du verre brisé avant de sentir la coupure sous la plante de ses pieds. Des milliers de débris glacés jonchent le sol, le regard de la jeune femme les parcourt avant de remonter vers sa mère.

 « Je cherchais les albums photo. Je suis désolée. C’était ta sculpture. »

 C’était donc ça. Le cimetière qu’est devenue la pièce est balayé sans une once d’état d’âme visible.

 « Ce n’est pas grave Maman. Ils sont là. Va te recoucher, si tu veux. Je vais faire à manger. »

 C’est grâce à l’habitude qu’elle garde son calme, tandis qu’elle abandonne à la poubelle un souvenir cher à ses yeux. Les paupières humides, elle se force à contrôler les tremblements de son menton, empoigne une casserole et entame la confection du dîner. L’autre femme se rallonge, ou plutôt, s’affale à nouveau sur le canapé, l’air hagard. Il y a longtemps que Clémence a arrêté de se mettre en colère pour ce genre de choses. Elle a appris.

 La semaine s’achève comme elle a commencé, le souvenir d’Estéban en moins. La routine. Vivement mardi. Juste pour en sortir.

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