Capitaine D'Arnot

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La nuit était tombée sur Hastings. L’air du printemps planait en douceur sur ses habitants qui, petit à petit, éteignaient les bougies dans les maisons, plongeant la ville dans l’obscurité. Les bonnes âmes du père O'Reilly se reposaient pour mieux se préparer au jour à venir. Pourtant, quelques îlots de lumière résistaient. Si les rues étaient calmes et silencieuses, certains quartiers des faubourgs près du port étaient animés et joyeux. Pieuse et besogneuse le jour, une partie de la population se transformait en une meute furtive qui traînait alors dans les bouges et les maisons un peu particulières de la ville…
Le Beaconsfield Hotel était de ces sombres endroits où s’agglutinait la lie du monde.

Tarzan poussa la porte, immédiatement accablé par le concert tonitruant des chants paillards que quelques marins ivres braillaient à tue-tête, debout sur les tables surchargées de bière et de rhum. La chaleur était intense, renforcée par le feu de l’immense cheminée dans laquelle rôtissait la carcasse entière d’un mouton qui serait bientôt dévoré. Le comptoir était assailli de consommateurs absorbés dans des conversations endiablées et il n’était pas rare d’entendre quelques cris figeant l’ambiance pendant un très court instant. Entre les tables, des serveuses serpentaient avec adresse, les bras chargés de pintes débordant de bière rousse. Quelques mains, un peu plus lestes que ne le voudrait la morale, cherchaient parfois à caresser les rondeurs de ces jolies femmes, mais d’un geste autoritaire ou d’un commentaire cassant, celles-ci savaient se faire respecter.

Étourdi par le spectacle, le comte de Greystoke demeura quelques secondes au seuil de l’auberge, cherchant Edwin Finn du regard. Celui-ci l’avait repéré dès son arrivée et il se contenta d’un simple geste du menton pour l’inviter à passer tout de suite dans l’arrière-salle.

Le brouhaha s’estompa un peu, masqué par les cloisons de boiserie sombre. Ici, la lumière était plus discrète. Quelques lampes à huile concoctaient une ambiance feutrée, hésitant entre jaune et orangé. La salle ne comptait que quelques tables autour desquelles des hommes de tous les horizons discutaient à voix basse. Tarzan comprit qu’il venait de mettre les pieds dans un monde inconnu, parallèle à celui qu’il fréquentait. Il n’en fut pas surpris. Au contraire, c’était presque avec jouissance qu’il retrouvait cette ambiance un peu ténébreuse, presque méphitique de ces lieux où la morale ne répondait plus aux habituelles conventions de la société anglaise. Un parfum de pays lointains régnait ici.

Sans seulement lui parler, le tavernier l’invita à s’approcher d’une table où un homme buvait seul. Il était grand, filiforme, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, une barbe de trois jours au menton. Engoncé dans un costume de capitaine de la marine française, il était débraillé, les pans de sa chemise, naguère blanche, débordaient et dissimulaient mal une maigreur qui évoquait les longues traversées maritimes et les privations de toutes sortes.

Il tendit une main osseuse vers la chaise qui lui faisait face, invitant Tarzan à s’asseoir.

  • Bonsoir, Mylord, fit-il d’un sourire fin. Alors, paraîtrait que vous vous sentez l’âme à franchir les montagnes liquides ?
  • Bonsoir, monsieur. Ou dois-je dire Capitaine ? répondit Tarzan, curieux de savoir qui était cet inconnu.
  • En effet, monsieur le Comte. Je m’appelle D’Arnot, capitaine D’Arnot, à votre service.
  • Puis-je compter sur votre silence ?
  • Et moi, combien vais-je pouvoir compter ? rétorqua le marin d’un ton direct.
  • A vous de me dire le prix d’un passager qui ne vous encombrera guère.
  • Et ses bagages ? Et ses appartements ? Croyez-vous qu’une balade transatlantique n’exige rien ?
  • Mon cher capitaine D’Arnot, tel que vous me voyez, vous n’aurez aucune autre charge sur votre navire.

L’officier considéra Tarzan d’un œil méfiant, hocha la tête pour demander réflexion.

  • Rien en guise de bagages ? D’habitude, les gens comme vous s’encombrent d’une multitude de choses toutes plus inutiles les unes que les autres. Alors, rien que vous, c’est sûr ?
  • Non ! Ce n'est pas tout à fait exact, en fait, répondit Tarzan. Vous m’aurez comme passager discret, c’est dit, et pour ce qui concerne le reste de mes bagages, voyez vous-même…

D’Arnot se redressa imperceptiblement, prêt à sortir son arme quand Tarzan plongea la main dans le pan de son manteau… Mais le jeune homme avait remarqué le geste de défiance de son interlocuteur, aussi ne fit-il que de lents mouvements, soucieux de conserver le regard du capitaine planté dans le sien. La tension venait de monter de plusieurs crans d’un coup. Edwin Finn et les autres clients de la salle sentirent immédiatement que quelque chose allait se passer. Nombreuses furent les mains qui glissèrent sous les tables pour se rassurer des masses froides des armes à feu qui ne demandaient qu’à fleurir comme un champ de pâquerettes au printemps… Les gestes mesurés de l’aristocrate retinrent toutes les mauvaises intentions.

Tarzan sortit de sa poche une petite boîte en ébène, cirée et luisante. Elle était frappée des armoiries de la célèbre lignée des Greystoke : un gorille puissant accroché à un cocotier géant. Inscrite en latin, une devise qui vantait la gloire historique de la famille, jadis royale dans de lointains pays, oubliée depuis. Devise connue du monde entier, que certains clans écossais n’auraient pas reniée : Monte là-haut, mon coco ! (NDLR : traduction très approximative…)

Le petit coffret de bois brûlé par cette digne devise filiale semblait vieux de plusieurs générations. Ce qui expliquait, peut-être, le soin tout particulier avec lequel Tarzan le déposa au centre de la table. Il s’était penché en même temps qu’il offrait la boîte à la vue de tous, l’enserrant de ses bras puissants. Son regard couvait littéralement le contenant. Pour un peu, on aurait pu apercevoir une flamme d’or dans ses pupilles. Les sourcils relevés, il avait soudain une attitude extatique, comme possédé par la mystérieuse boîte. D’Arnot s’approcha à son tour, Edwin Finn lui-même, pourtant lourd d’un passé riche en surprises incroyables, fit quelques pas en direction des deux hommes, incapable de contenir la soudaine curiosité qui l’envahissait.

  • Est-ce, là, le motif de votre voyage aux antipodes ? demanda doucement D’Arnot sans quitter le coffret des yeux.
  • Non pas, mon cher capitaine. Mais, avant d’ouvrir ce trésor, sommes-nous d’accord sur les conditions de notre traversée ? répondit Tarzan, sans lever les yeux non plus.
  • Absolument d’accord, mais, de grâce, ouvrez donc ce coffre ! Si vous êtes disposé à chevaucher les étalons de Poséidon, moi, je meurs de curiosité de savoir ce qu'il recèle !
  • Capitaine D’Arnot, puisque nous sommes d’accord, selon les termes de la piraterie internationale, vous méritez de découvrir l’outil qui me permettra de sauver le monde d’un abominable chaos… fit Tarzan d’un ton plein d’emphase.

Edwin Finn ne put s’empêcher de sourire un peu, mais il crevait littéralement à l’idée de risquer de manquer ça. Puis, à gestes encore plus lents, le jeune homme blond ouvrit la boîte… Le premier, il se pencha sur celle-ci. De l’intérieur émanait une étrange lueur dorée, illuminant son visage dans la quasi-obscurité de la salle, lui donnant une expression maléfique. Enfin, au moins possédée, quoi…

  • Messieurs… Voici ce que John Tarzan, comte de Greystoke, emporte avec lui dans toute randonnée, dût-elle se dérouler aux confins du monde ou des enfers…

Quand, rassasié lui-même, il fit pivoter le coffret pour que les autres puissent en découvrir le contenu, il déclara d’une voix d’outre-tombe :

  • Mon slip panthère !

Subjugués par l’atmosphère, les clients admirèrent à grands cris l’objet, ô combien insolite ! C’était un grand slip, avec une large poche sur le devant pour y déposer le volume de quelque bourse animale, sobrement décoré de quelques taches noires sur fond jaune. A son sommet, un mignon cordon de cuir permettait d'en régler la taille. Une merveille de la Couture, en somme... Tenu par de belles épingles ouvragées, le sous-vêtement était artistement tendu sur un socle de riche velours grenat, les coins de celui-ci cloués des armoiries en miniature, en or fin… Un œil averti aurait même remarqué la petite étiquette brodée sur la partie arrière, avec, en fils d’argent, « Tarzan » inscrit dessus…

  • Si, malgré tout, vous estimez que mon bagage est trop lourd ou encombrant pour la cale que vous m’offrez pour le voyage, Capitaine D’Arnot, je peux encore l’enfiler avant d’embarquer et le conserver comme unique vêtement jusqu’à ce que nous touchions terre…
  • Euh… Certaines nuits sont fraîches, vous savez, monsieur le comte… balbutia le marin, stupéfait d’un tel courage (ou d’une telle inconscience !)
  • Alors ? Répondez-moi franchement, capitaine ! Le porterai-je dans mes poches ou sur mes…
  • C’est d’accord ! coupa vivement l'interpelé. Gardez-le dans ce coffre ! Je me fais fort de vous trouver quelque uniforme qui conviendra bien mieux aux risques du voyage qui nous attend !

Satisfait, Tarzan referma la boîte à trésors. Presque à regret.

  • Quand partons-nous ? demanda-t-il enfin.
  • Dès que la marée le permettra, si vous le désirez, rétorqua D’Arnot. Mais peut-être voulez-vous que je vous parle de mon navire… ?
  • Hmm, certes… Voilà une chose à ne pas négliger, ce que je manquais faire de peu, mon cher ! admit Tarzan, revenant à terre, peu à peu.

Le marin gonfla le torse, heureux par avance de la fière description qu’il s’apprêtait à faire.

A croire qu’il n’avait attendu que cet instant…

A suivre…

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