La Mort Blanche (Deuxième Partie)

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 Je tournai une tête timide en direction de la porte, regardai les gouttes s’écraser une à une au sol avec suspicion.

 « Il ne faut jamais et je dis bien jamais, insista-t-il, sortir sous la pluie sans une bonne protection. »

 Il me prit le visage dans les mains, dans ses quatre mains, et je regardai tour à tour ses deux visages. Il paraissait peiné par quelque chose, soudain.

 « Je suis désolé, Raheem, mais je ne veux pas te perdre, toi aussi. Tu comprends ? »

 Je hochai la tête et la gardai baissée un instant. Il m’avait frappé parce qu’il avait eu peur pour moi. Je n’avais pas vraiment eu mal, j’avais été surtout surpris par le geste inattendu. Je passai ma queue entre mes jambes et la saisis des deux mains avant de relever la tête et de répondre :

 « Pardon. »

 Son reflet d’âme robuste me serra dans ses bras tandis que l’autre me caressa tendrement les cheveux. Mère nous rejoignit et m'enlaça aussi tout en m’embrassant. Je les surpris à ronronner.

 Brusquement, un éclair fendit l’obscurité de la nuit au milieu de la rafale et la pluie se transforma en orage, puis en tempête. Je retournai me réfugier dans les bras de mon père qui intima à Cernunnos de fermer cette « damnée » porte. C’est alors que je ressentis la réelle tension qui agitait tout le monde depuis que la pluie avait commencé à tomber.

 On ne m’avait pas tout dit, et je n’osai pas en savoir plus cette nuit-là. Mais quelque chose de plus terrifiant encore se cachait derrière la pluie et attendait de frapper les n’draekan que nous étions.

 La pluie, j’allais en faire l’amère expérience bien plus tard, était réellement néfaste pour les n’draekan. Se promener sous la pluie équivalait à se promener sous des gouttes d’acide. La peau était brûlée, calcinée et ne se réparait pas facilement. Le grand froid provoquait un effet similaire, créatures du feu et du soleil que nous étions. Ces deux éléments pouvaient nous tuer à une trop forte exposition. Sur cela au moins, on ne m’avait rien caché.

 Mais, tout comme le papillon partant se brûler les ailes sur la flamme d’une bougie ou d’une chandelle, je me sentais néanmoins attiré par l’eau cristalline. Et je me demandai toujours pourquoi il en était ainsi, puisque personne n’était capable de m’en apporter la réponse. Mon père me confia pourtant que, d’après lui, il s’agissait d’une malédiction divine, du châtiment d’un dieu jaloux pour lequel nous n'aurions jamais dû exister et qui ne souhaitait en aucun cas nous voir perdurer.

 La soirée se passa sans autre incident, et j’allai avec soulagement me glisser sous mes fourrures pour dormir. Je me pelotonnai sur ma couche comme un chat, éreinté de cette journée bien remplie, frottai machinalement ma fesse gauche qui continuait à me rappeler à son bon souvenir, sentis mes yeux me picoter et sombrai dans un sommeil réparateur, quoique tourmenté.

 Je rêvai d’éclairs blancs aveuglants, du tonnerre grondant comme la voix de mon père en colère, de la pluie qui, sous des airs d’innocente candeur, se révélait être le plus dangereux des poisons, mais aussi de formes sombres dans la nuit. Des formes monstrueuses, ailées, juchées sur des cauchemars blancs mugissants, qui fonçaient droit sur moi et me foudroyaient sur place de leurs lances qui appelaient de leurs vœux le dieu du tonnerre en personne.

 Je me réveillai à l’instant où un éclair me tombait dessus dans mon rêve et fus saisi par un éclat blanc aveuglant à ma fenêtre, qu’on avait calfeutrée à cause de la pluie. Je poussai un cri apeuré, m’échappai de mes fourrures, me pris les pieds dans ma descente de lit et éclatais en sanglots. Je ne voulais pas mourir. Je voulais vivre.

 « Matkal ! Matkal ! » appelai-je de vive voix.

 J’entrevis une lueur dans le couloir et me précipitai dans sa direction de toute la force de mes courtes jambes et de toute l’énergie de mon désespoir. J’aperçus la flamme tremblotante d’une bougie et me blottis dans les bras maternels en pleurant tout mon saoul.

 « Qu’est-ce qui se passe, mon bébé ? »

 Soucieuse de mon bien-être, elle m’examina sous toutes les coutures et baissa sa bougie qui éclaira mon visage larmoyant. Je n’avais rien de cassé semble-t-il. Le vent mugit et se fracassa contre notre maison dont le bois craqua avec ardeur. Je poussai un cri de frayeur, mère me caressa les cheveux et me prit par la main. Je joignis instinctivement ma queue à la sienne en tremblant de tous mes membres.

 Elle me fit entrer dans la chambre qu’elle occupait avec mon père qui s’était lui aussi réveillé, et même habillé, debout dans la pénombre. L’un de ses reflets d’âme fixait la fenêtre avec méfiance comme s’il craignait que quelque chose la défonce et pénètre dans la pièce, ce qui ne survint heureusement pas. L’autre nous regardait, ma mère et moi, soucieux.

 « Que se passe-t-il ?

 — Le petit a fait un mauvais rêve, expliqua ma mère. Comme l’orage n’a pas l’air de se calmer dehors, j’ai pensé qu’il serait mieux de le laisser dormir avec nous cette nuit. Exceptionnellement », ajouta-t-elle rapidement devant le froncement de sourcils qu’arbora mon père à ces mots.

 Il nous scruta tous les deux, moi tout particulièrement. Je rentrai ma tête dans mes épaules et me serrai davantage contre ma mère dans l’attente de son verdict.

 « Très bien, lâcha-t-il à contrecœur. Juste cette nuit. Il ne faudrait pas qu’il en prenne l’habitude. »

 Je reconnus une pointe de déception dans sa voix alors qu’il lâchait ces mots. Je n’avais rien d’un draekan noble, brave et courageux à cet instant. Mais j’étais jeune aussi. Peut-être trop ? Et l’orage grondait, tempêtait, hurlait sur le toit, les murs, les fenêtres.

 Nous nous installâmes tous les trois dans le lit, mon père du côté de la fenêtre, ma mère de l’autre et moi bien au milieu, entre eux deux. Je les regardai tour à tour. Papa écarta le rideau de la fenêtre, scruta minutieusement l’obscurité, toujours aussi tendu. Mère me bordait et se tournait vers moi, me caressait les cheveux, les joues, me murmurait des paroles rassurantes pour me rendormir.

 Je finis par me rendormir, contre toute attente, à force de mots réconfortants et de me sentir en sécurité, protégé envers et contre tous les éléments. Je retournai me blottir dans les bras de Morphée pour le reste de la nuit.

 Ce fut la seule et unique nuit où je m’employais à retrouver la réconfortante sécurité du giron de mes parents car je souhaitais plus que tout devenir la fierté de mon père, et non pas un fardeau. Aussi m’employai-je dès la nuit suivante à affronter les affres du temps, le vent violent, la pluie fracassante et les éclairs foudroyants de Bretagne.

 Le lendemain matin, j’accompagnai mon père aux écuries pour faire connaissance avec nos cauchemars. Les stalles où logeait chaque monture étaient imposantes et hautes pour un être aussi petit que moi. Je me sentis d’ailleurs encore plus minuscule.

 Je sursautai et fis un énorme bond sur le côté lorsque, passant près d’un box, une énorme tête noire et rectangulaire sortit de nulle part pour me happer avec force grognements. La créature me fixait avec un regard mauvais, facilement discernable dans ses pupilles en forme de fentes, aussi fines que des aiguilles. Enfin, elle m’aurait mordue si elle n’avait pas porté une muselière de fer sur les naseaux, ce qui me sauva la vie.

 Un geste sec de la main de mon père fit se redresser et hennir la créature agacée. Les autres passèrent leurs têtes muselées au-dessus de leurs stalles avec curiosité.

 « Heureusement qu’on les muselle. Ils seraient capables de mordre la main qui les nourrit », grogna mon père en passant outre.

 J’entrevis des nuages de fumée s’échapper des naseaux de la créature la plus proche de moi ; une seconde donna une violente ruade sur la porte de son box en mugissant comme un animal fou, d’autres encore tournaient en rond dans leurs stalles en hurlant, en tempêtant contre les portes et les murs. Les cauchemars m’avaient l’air d’une bande d’excités mangeurs d’hommes.

 Mon père parut remarquer ma peur, et son reflet d’âme chétif s’accroupit près de moi tandis que l’autre s’affairait dans l’écurie en compagnie de Cernunnos, qui faisait aussi office de palefrenier.

 « Ils t’effraient, Raheem ? » me demanda-t-il franchement.

 Je voulus répondre « non » de la tête mais un autre coup dans une porte me fit bondir dans les bras offerts et changer d’avis.

 « J’ai peur…

 — Ne les laisse pas sentir ta peur, me chuchota-t-il à l’oreille. Ça les excite. »

 Il se redressa pour prêter main forte à son double occupé à seller une des deux bestioles que Cernunnos avait courageusement extirpées de leurs stalles et attachées à un piquet dans la cour arrière de l’écurie. Ni une, ni deux, les selles furent posées et resserrées sur le dos des créatures, les étriers rajustés, la bride raffermie, la muselière retirée.

 J’eus la plus grande peur de ma vie en voyant le cauchemar se retourner en montrant les crocs et chercher à mordre la main de papa. Mais il lui agrippa les naseaux et lui ferma la gueule en l’envoyant balader plus loin. Les deux reflets d’âme se juchèrent d’un bond sur leurs montures respectives qui se cabrèrent de rage et démarrèrent à fond de cale pour éprouver leurs cavaliers.

 « Toujours aussi pleins de fougue », souffla Cernunnos sur un ton amusé.

 Ce n’est pas avec amusement que je lorgnai le spectacle, atterré. Les cauchemars ruaient, galopaient à plat ventre, s’arrêtaient brusquement en dressant tête et torse, se contorsionnaient pour éjecter leurs cavaliers qui tenaient bon et tiraient fermement sur les rênes. Jusqu’à ce que les deux cauchemars s’épuisent, se calment et deviennent aussi dociles que des chevaux ordinaires. Un exploit stupéfiant qui me laissa muet d’admiration.

 « Waow.

 — Tu veux venir voir la vue ? » me demanda mon père en me tendant une main assurée.

 Je la pris et me retrouvai juché sur la selle du reflet d’âme massif de mon père qui m’avait attrapé. La vue me coupa le souffle : j’avais l’impression d’être un géant, d’embrasser la totalité du paysage sous mon regard, de pouvoir toucher le ciel si je tendais ne serait-ce qu’un doigt vers les hauteurs. Je me sentais grandi, puissant, plein de force.

 « Yah ! »

 D’un coup de talon dans les reins, mon père fit détaler les deux cauchemars comme des lapins. Ils bondissaient par-dessus les obstacles avec aisance, planaient sur de courtes distances grâce à leurs longues ailes tendues de cuir, et galopaient, galopaient… jusqu’au bout du monde semble-t-il. Leur crinière embrasée chatouillait mes joues et mon nez et je me mis à rire à gorge déployée.


 Au retour de notre chevauchée à travers les bois, je me hasardai à poser la question qui me retenait les lèvres jusqu’ici, tout en scrutant mon père du coin de l’œil :

 « Et toi, tu as peur aussi ? »

 J’aurais voulu demander si mon père pouvait avoir peur de quelque chose, lui le grand guerrier qui n’avait peur de rien. Je fus plutôt surpris par sa réponse, comme s’il avait parfaitement compris ce à quoi je faisais allusion :

 « Oui, ça m’arrive. Tout le temps.

 — De quoi ? me hasardai-je à demander.

 — De la pluie, du vent, de la foudre. Mais pas seulement. Il existe des choses plus terribles encore que les éléments pour nous faire peur.

 — Quoi ? demandai-je encore. Les formes dans la pluie ? »

 Il me jeta un drôle de coup d’œil. Aurais-je dû les remarquer ou faire semblant de ne pas les voir finalement ?

 « Oui, les formes dans la pluie, me répondit-il gravement. Ce sont des n’edeshtâ.

 — N’edeshtâ ?

 — Oui, c’est une contraction pour dire n'en deshät powshtaï ah’ eâ, ceux qui surgissent dans la pluie. »

 Le mot contracté, tout autant que la phrase entière, me paraissait incongru, et pas particulièrement effrayant. Les n’edeshtâ se formaient-ils dans la pluie à chaque orage ? Mon imagination commençait à me faire délirer sur l’identité de ces prétendus « êtres de la pluie » que je n’avais pas encore réellement vus. A quoi ressemblait un edeshtâ ? Pourquoi père en avait-il si peur ? Est-ce que c’était des fantômes ? Ou bien le croquemitaine ?

 « Ils se cachent toujours dans la pluie, de façon sournoise, expliqua-t-il en se perdant dans ses pensées. Ils se glissent derrière toi dans la pénombre et, au moment où tu t’en rends enfin compte, il est trop tard. Ils t’ont foudroyé. Ils ont pris ta vie et l’ont emportée au royaume des morts. »

 On aurait dit une histoire d’horreur. Je tendis mes oreilles pour en percevoir la moindre bribe et bus la moindre de ses paroles, en me laissant emporter dans le récit.

 « On raconte que les n’edeshtâ sont les messagers, les émissaires de la Mort Blanche. Parce qu’elle survient toujours pour un draekan dans un moment de tempête, quand la foudre décide de frapper. Pour espérer les tromper, nous nous vêtissons de blanc pour les prévenir que nous avons déjà connu leur passage et qu’ils nous épargnent ou qu’ils croient que nous sommes des leurs.

 — Comme tonton ‘Zaki ? »

 Il baissa la tête et me sourit avec tendresse.

 « Oui, comme ton oncle Kanzaki. On raconte aussi que lorsque la Mort Blanche est à tes trousses et qu’elle envoie ses émissaires sur ta piste, tu dois défendre chèrement ta peau et ta vie pour la conserver. La Mort ne prend jamais les plus braves, les plus valeureux et les plus courageux. Seulement les faibles. Elle ne jette son dévolu que sur les faibles, et éprouve les autres pour tester leurs forces. Si tu te montres fort, Raheem, la Mort Blanche t’épargnera. »

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