La Mort Blanche (Troisième Partie)

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 Le cauchemar renâcla et mordit sa bride en approchant de l’écurie. Cernunnos nous accueillit et m’aida à descendre de la créature qu’il rattachait au piquet, la deuxième monture suivant le même chemin. Il leur donna à boire du feu liquide, leur remit leur muselière et les étrilla avant de les ramener dans leurs stalles.

 Mû par une impulsion subite, je saisis une des étrilles et l’apposai sur la robe écailleuse du reptile chevalin qui tourna la tête vers moi et m’observa de ses pupilles qui rappelaient celles d’un chat ou d’un reptile. Je lui adressai un sourire resplendissant en dévoilant mes crocs, et la créature remua docilement ses oreilles avant de retourner à ses occupations, me laissant à mon étrillage.

 J’effleurai sa robe d’écaille avec satisfaction et comme un sentiment de puissance. Pensez donc ! J’étais en train de soigner une cavale mangeuse d’hommes qui n’essayait pas de me manger et, pire, paraissait m’accepter en tant que maître légitime. J’avais l’impression d’être un battant, un conquérant face à cette créature fougueuse à présent paisible.

 « Elle vous plaît ? » me susurra Cernunnos sur un ton enjoué et, je le devinai, amusé par mon attitude.

 J’eus l’impression qu’il lisait dans mes pensées et tournai instinctivement la tête vers lui, sans crainte. C’était l’un de nos serviteurs, pas notre égal, aussi n’avais-je pas peur de lui.

 « Voudriez-vous apprendre à monter l’une de nos cavales, jeune maître ? me proposa-t-il non sans cacher son amusement de plus en plus certain.

 — Il est un peu jeune, non ? répondit mon père en fronçant les sourcils. Plus tard, peut-être. »

 Je décelai une once d’inquiétude certaine dans ces mots. Je devinai qu’apprendre à monter l’une de ces bêtes ne devait certainement pas être une chose facile, et je ne pouvais qu’approuver sa décision. Aussi fort pouvait être mon sentiment de puissance, je n’avais aucune envie de me retrouver à la merci de l’une de ces bestioles.

 Apercevant un éclat orange luire sur ma gauche vers lequel mon regard se porta instinctivement, j’eus la surprise de constater que le cauchemar me regardait à présent fixement. Et comme s’il avait soudain deviné mes craintes, il dévoila ses crocs incurvés à travers la lanière de cuir qui lui servait de muselière et l’empêchait de trop ouvrir la gueule.

 Un frisson me parcourut des pieds à la tête, à nouveau. Cette chose pouvait très bien décider de passer outre la muselière et de me tuer d’un coup de griffe ou d’aile. Pourtant, elle n’en fit rien.

 Cernunnos m’arracha à cette contemplation et guida la monture dans sa stalle après avoir terminé de s’occuper de la première. Il lui arrangea sa litière, rafraîchit sa boisson incandescente et rajouta quelques braises ardentes dans un seau à part.

 Le cauchemar s’ébroua vigoureusement une fois laissé à lui-même dans son box, tourna en rond quelques instants et s’approcha des braises qu’il lécha goulûment. Sa crinière embrasée s’enflamma tout à fait et parut retrouver toute son énergie. Sa queue battit l’air et s’écrasa contre le mur de pierre de l’enclos.

 Père me raccompagna jusqu’à la maison où je me reposai de mes émotions de la matinée. Puis, j’accompagnai à nouveau mon père dans sa ronde quotidienne autour de notre domaine.


 Le lendemain, une promenade d’un autre genre nous attendait. C’est avec surprise que j’observai ma mère faire seller son propre cauchemar pour nous accompagner. Elle caressait la croupe de son étalon avec envie et l’animal retourna violemment la tête et le cou dans sa direction, furieux. Mais elle se contenta de le contempler d’un air doux et affable, de saisir sa bouche de ses deux mains et de lui sourire. Elle plongea ses grands yeux couleur de terre dans ceux orangés de sa monture, et j’eus la sensation qu’une sorte de « communication » s’établissait entre eux deux. Puis, elle l’enfourcha sans plus de cérémonie et raffermit sa prise sur les rênes.

 Les cauchemars de mon père paraissaient plus calmes que la veille, peut-être parce que Cernunnos avait veillé à épuiser les deux montures peu avant notre sortie, lorsqu’il leur grimpa sur le dos d’un geste leste et agile. Père me tendit le bras pour m’aider à monter en selle et c’est avec gratitude que j’agrippai son bras viril entre mes petites mains potelées d’enfant. Il me hissa sans peine devant lui sur la selle et raffermit la prise de ses doigts sur les rênes avant de tourner bride vers la porte des écuries en talonnant sa monture.

 Dociles, c’est au pas que nos destriers nous firent prendre un sentier vallonné qui serpentait depuis notre maison jusqu’aux bois puis se coupait en deux, l’un partant vers le sud-est, l’autre vers le nord-ouest. C’est cette dernière direction que nous prîmes et je pris plaisir à dévorer le paysage que nous traversions avec la soif d’apprentissage de l’enfance.

 Un coup de talon et les créatures chevalines accélérèrent le pas pour un trot mesuré. De temps en temps, l’une d’elles s’ébrouait dans un grondement reptilien. Je tournai la tête vers ma mère pour savoir comment elle parvenait à gérer l’allure : sa monture tenait l’allure de ses comparses sans rechigner et sans mal, et sa cavalière juchée en amazone sur son dos paraissait des plus à l’aise. De temps à autre, elle se tournait vers l’un des deux reflets d’âme de mon père et badinait gaiement pour égayer le voyage.

 « Où allons-nous ? demandai-je enfin en apercevant le soleil pointer dangereusement vers l’horizon et le ciel se parer de mille couleurs sombres.

 — Rendre visite à nos voisins d’Irlandais », me répondit gaiement mon père.

 S’il y eut un sous-entendu, je ne le compris pas et penchai la tête sur le côté en espérant que la compréhension titillerait mon cerveau. Mais non. Je crus me rappeler avoir entendu mon père donner ses directives à Baharn en ce qui concernait le domaine en son absence, tout comme pour Cernunnos. Ce qui signifiait que nous allions nous absenter plusieurs jours au moins.

 Nous nous arrêtâmes au coucher du soleil à la lisière d’un bois, attachâmes solidement nos montures à un arbre et dressâmes le campement. Ou plutôt je regardai mes parents s’occuper à dresser le campement tandis que je m’acquittai d’une tâche ou deux en passant, comme aller chercher de quoi faire un bon feu.

 Mon père défit quelques sacoches de selle des cauchemars et revint vers nous avec une bouteille pleine de sang. Ce ne fut que lorsque je sentis l’odeur du sang me titiller les narines que mon estomac fit lourdement résonner sa présence. L’un comme l’autre, ils sourirent d’un air amusé devant mon manque de retenue. Nous bûmes chacun quelques gorgées du précieux liquide puis mon père s’éclipsa silencieusement en revêtant sa forme de tigre blanc. Je le vis disparaître entre les arbres et me coulai auprès de ma mère.

 « Tu as froid, Raheem ? » me demanda-t-elle d’une voix tendre.

 Je fis non de la tête mais elle me jeta tout de même une couverture sur la tête. L’air se rafraîchissait et je m’étais mis à frissonner.

 Mon père reparut ce qui me sembla être une éternité plus tard, bien qu’en réalité il ne devait pas y avoir plus d’une heure ou deux qu’il s’était absenté, traînant derrière lui la carcasse d’un cerf sanguinolent qu’il avait probablement abattu lui-même à la sueur de ses crocs. Et je m’en voulus de ne pas l’avoir accompagné pour l’observer. Plus tard, me promis-je. Reniflant la viande fraîche, nos cavales perdirent toute retenue et se mirent à piailler, à grogner, à se tendre vers le butin inaccessible. Mon père mit de côté pour nous les morceaux de choix pour ce soir et abandonna aux trois cauchemars les restes de la carcasse. Ils s’en emparèrent avec une telle rapidité et une telle avidité qu’elles me laissèrent sans voix, empli d’effroi.

 Mon père vint se réchauffer à la lueur du feu que nous avions allumé, et y mit à cuire les morceaux de venaison qu’il venait de prélever avant d’en distribuer une part égale à chacun. Je reniflai la viande avec curiosité et mordis dedans à pleines dents en reconnaissant l’odeur caractéristique de la viande grillée. Même crue, elle aurait été bonne à manger.

 Une fois l’estomac bien plein et l’esprit engourdi par la digestion, je me pelotonnai entre ma mère et mon père, me roulai en boule et finis par m’endormir après deux bâillements sonores qui leur arrachèrent un rire. Mère s’allongea auprès de moi et ne tarda pas à me rejoindre au pays des rêves, suivie de très loin par mon père qui scrutait l’obscurité, humait l’air et montait la garde. Mais nul relent de pluie ce soir, ne subsistait qu’une douce sérénité. Enfin, il nous enserra de ses deux reflets d’âme et se laissa aller au repos, lui aussi, quoique un repos léger, l’oreille constamment à l’affût d’un bruit inhabituel.

 L’aube pointa le bout de son nez sans qu’on ait eu de nuit fort agitée, et nous nous remîmes en route après un repas frugal composé des restes de la veille. Je remarquai les montures plus excitées que la veille au soir mais elles s’échinaient avec le voyage, aussi évitèrent-elles de demander trop d’exercice ce matin. Timide, je jetai un rapide coup d’œil aux restes de l’animal qu’on leur avait donné en pâture : ne demeuraient que quelques os épars, rongés jusqu’à la moelle et disséminés de-ci de-là dans le campement de fortune que nous avions partagé tous les trois.

 Le voyage se poursuivit ainsi et la bonne fortune nous guida ; je n’aperçus aucun nuage de pluie à l’horizon, sinon quelques nuages moutonneux prenant des formes diverses : là une poupée, là un chat, là un oiseau ou un morceau de viande au bout d’une broche. Je m’amusai d’ailleurs à y décerner toutes les formes différentes et à en faire un jeu avec ma mère qui s’y prêta de bonne grâce.

 Nous atteignîmes enfin la grande étendue d’eau et nous arrêtâmes sur la berge de sable qui en bordait le rivage. Mon père laissa son regard se perdre dans le lointain, où l’on discernait les ombres floues d’une côte au loin. Je le regardai à la dérobée puis reportai mon regard sur l’eau à nos pieds. Je la sentis m’attirer irrésistiblement et j’eus envie d’y tremper les doigts, comme lorsque la pluie avait frappé sur le toit de la maison et que j’avais voulu m’y baigner tout entier.

 Un coup sec sur les rênes de la monture sur laquelle nous étions me coupa tout contact avec l’étendue liquide et je clignai plusieurs fois des yeux, hébété. Je ne savais même plus ce que je faisais là et secouai vigoureusement la tête. Le cauchemar renâcla et dressa haut l’encolure. Notre équipée tourna bride après un instant d’indécision et nous nous renfonçâmes dans les terres. Je ne tardai pas à comprendre ce que nous cherchions lorsque j’aperçus une faille béante dans la terre à la croisée de plusieurs chemins.

 « Plus qu’à l’emprunter pour rejoindre l’autre côté », souffla mon père en écho.

 Ma mère hocha gravement la tête.

 « J’ai tendance à oublier le chemin, reprit-il. Ça fait longtemps que je ne lui ai pas rendu visite.

 — Je m’en souviens, répondit-elle. Je nous guiderai si jamais tu ne t’y retrouves plus. »

 Il pinça les lèvres, vexé qu’on pût remettre en doute son sens de l’orientation, mais préféra se garder de tout commentaire et se recomposer un visage neutre. Ma mère retint de très peu son sourire amusé.

 « Sans intention de te vexer, ô doux seigneur, minauda-t-elle en souhaitant l’attendrir. J’ai confiance en ton jugement et en ta mémoire. »

 Il poussa un soupir puis hocha la tête, rasséréné. Sa monture piaffait d’impatience et dansait d’une patte sur l’autre, incapable d’attendre davantage.

 « Très bien. Allons-y. »

 Les cauchemars s’engouffrèrent dans la faille terrestre et plongèrent en piqué, les ailes repliées sur leur corps malingre pour leur donner davantage d’élan. Un courant d’air chaud m’ébouriffa les cheveux et me coupa le souffle un instant. Ouvrant leurs ailes, nos montures planèrent, se laissant porter par les airs chauds des souterrains puis bifurquèrent brutalement dans un autre tunnel sombre et beaucoup moins accueillant.

 « Si je ne me trompe pas… » murmura mon père tout en cherchant un point de repère précis.

 Qu’il trouva non sans mal quelques mètres plus loin, à un carrefour de tunnels. Il emprunta la sortie qui portait l’emblème d’un trèfle peint au trait vert, ce qui suscita mon étonnement. Mon père surprit mon regard tout en ralentissant l’allure, et me sourit bizarrement.

 « Une bizarrerie de Kanzaki, répondit-il à ma question muette. Il a trouvé amusant de peindre toutes sortes de symboles dans les tunnels. Mais c’est très pratique pour s’y retrouver alors on a laissé faire. »

 Après une descente fulgurante et une laborieuse remontée en chandelle ponctuée d’un courant d’air chaud subit qui me fit suffoquer, nous débouchâmes à nouveau à l’air libre mais sur la berge opposée à celle que nous venions de quitter, à plusieurs centaines de kilomètres de là. La mer n’était déjà plus qu’une lointaine tache bleue au loin sur l’horizon.

 Nous continuâmes à nous enfoncer à l’intérieur des terres à pas pesants. Bringuebalés dans tous les sens par la monture de mon père, je me laissai aller aux cahots et finis par y puiser quelque chose de suffisamment réconfortant pour me permettre de m’endormir jusqu’à la fin du voyage. Je surpris un sourire amusé sur le visage de mon père alors que je me renfonçai contre lui, le regard voilé par la brume du sommeil, étouffant un bâillement et tombant dans les bras de Dagda.

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