Ne les oubliez plus

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Après toutes ces horreurs, il fallait se montrer fort, digne de ce miracle, reconstruire la vie où elle avait cessé, faire peau neuve autant que possible. Alors, au sortir de la guerre, je trouvai ma place dans une imprimerie où je travaillai dur pour subsister. Sans relâche, je livrai une à une toutes mes histoires pour qu’elles puissent être recopiées, imprimées et éditées à nouveau… Tous ces feuillets, ces pages, ces petits bouts de moi qui allaient grandir en volumes et conter mes souvenirs aux quatre coins du monde, là où je n’aurais jamais rêvé de le faire. La séparation fut douloureuse, croyez-moi et tous les pères et mères qui ont vu un jour partir leurs enfants savent de quoi je parle.

Mais après tout, ne vivons-nous pas dans ce monde pour essaimer des petits bouts de nous qui, on l’espère, rendront la vie plus belle à ceux qui suivront ? Je voudrais croire que les miens feront rêver un peu plus, feront s’aimer un peu plus, mais je ne suis pas vraiment maître de cela.

Et vient le temps où de vivre, de rêver, de conter et d’essaimer, il faut se retirer. Enfin c’est ce qu’il faut croire vu les circonstances ; se faire lentement mais sûrement oublier.

Lorsque j’arrivai ici il y a une trentaine d’années, ce fut avec une fierté, un sentiment d’accomplissement, de reconnaissance, de prestige même, car ce lieu avait un nom, voyez-vous. Je me souviens de cette odeur apaisante de papier et de ces regards que me lançaient les anciens et comment je trouvai finalement ma place ici, dans ce palais aux mille promesses ou cet antre sombre sans liesse, où nous sommes bien quelques milliers à nous mourir dans l’anonymat d’une vieille étagère.

Au point où j’en suis, que me reste-t-il vraiment à espérer ? Plus personne ne se soucie d’un vieux livre de contes, d’une vieille anthologie de légendes et d’histoires, perdue au troisième étage dans une salle obscure de cette illustre bibliothèque…

Je sens d’ailleurs que ma fin est proche. Ma reliure se disloque, mes pages jaunes et encornées s’empoussièrent et mon encre s’affadit. Je repense aux rayons du soleil, je repense à tous ces yeux qui m’ont lu, à toutes ces mains qui me caressèrent le dos et me tinrent ouvert, pour faire battre leur cœur, à ces années de partage, à souffler mon grain de lumière dans leurs vies pas toujours roses. Enfin, je repense à tous mes chers, mes tendres, mes fragiles, tous ces petits bouts de moi qui naquirent de ma page pour continuer mon humble mission.

Je pense à eux et j’espère qu’au bout de leur voyage, ils connaîtront une fin plus digne. Ne les oubliez pas. Ne les oubliez plus.


Fin de la première partie

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