La Morsure des Flammes

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L’odeur du soufre le frappa immédiatement. Envoûtante, enivrante, terrifiante. Et le gouffre. De part et d’autre d’Octave, il s’ouvrait, béant, ne rêvant que de l’avaler, goinfre à épaves, à corps humains perdus, éperdus, dont les sanglots résonnaient, ingénus. Partout, des silhouettes inhumaines, vaguement dessinées. Il semblait que de l’homme, le Diable n’avait qu’une vague idée.

« Octave, je présume ? »

Le jeune homme sursauta et se retourna. Derrière lui, s’il ne se trompait pas, se tenait celui qui allait probablement lui ravir sa vie. Pourtant, il n’avait pas l’air plus méchant que les saints, que les envoyés qui l’avaient jusque-là encerclé. Et malgré les cornes dont il était couronné, son sourire était peut-être le plus sincère qu’il ait rencontré.

« Eh bien, c’est un honneur, jeune homme, déclara le Roi des Enfers. Je dois bien avouer qu’il est rare de pouvoir ainsi converser avec un frère de haine. Tu as commis suffisamment de crimes au cours de ta vie pour t’être attiré les foudres de toute la chrétienté ! Ça, crois-moi, c’est un privilège partagé par quelques élus et dont le plaisir ne peut être partagé qu’entre initiés !

– Je ne suis pas sûr de partager votre cynisme, Majesté, dit Octave avec une feinte légèreté, un faux rictus moqueur pour un sourire légèrement trompeur. »

Le démon éclata de rire.

« C’est quelque chose de très particulier, effectivement. Si j’en profite, c’est surtout parce que je suis seul avec les âmes des morts. Pas très bavardes, il faut le dire, mais elles, au moins, ne me font pas sentir que je suis un monstre ! Alors que si je mettais un pied dehors… »

À cette pensée, Octave frissonna sans le vouloir et le sourire navré de son interlocuteur le fit compatir.

« Je comprends. Je connais tes péchés, tu sais, dans leurs moindres détails. C’est un de mes rares loisirs, l’unique contact que j’aie avec le monde extérieur. J’ai accès en temps réel à tous les crimes commis et je dois bien avouer que comme mon métier ne me passionne pas, j’ai tendance à passer un certain temps à regarder un peu ce qu’il se passe. Et toi, par mes cornes, tu vaux bien un bon feuilleton ! Enfin, je suppose que tu t’en fiches, mais ça fait du bien de voir du monde. Allez, finissons ça au plus vite. Si tu es là, c’est que tu vas me donner l’anneau, c’est bien ça ? »

Octave déglutit, inspira de cet air à tuer un rat et répondit. Son ton changea, comme si son esprit avait changé d’état.

« Non, je ne crois pas.

– Comment ça ? Tu veux vraiment mourir ? Te sacrifier ? Te suicider ? Parce que ne va pas croire que puisque je m’amuse beaucoup à voir ta petite vie de dépravé, je vais t’épargner, si c’est ça que tu penses…

– Je suis certain que vous vous amusez beaucoup, glissa le jeune homme avec un coup d’œil complice, dont ses mains moites trahissaient le caractère factice. Je suis en quelque sorte devenu votre acteur préféré, c’est comme ça qu’on peut le considérer ?

– Intéressant… Très intéressant, décidément. Tu sais que tu prends un risque, en tentant de manipuler celui qui a gagné le titre de Père du Mensonge ? Tu sais que tu joues ta vie, non ? Alors donne-moi l’anneau ! »

Sous les yeux du diable, le pécheur éclata de rire. Un rire qui, s’il sonnait terriblement faux, faisait se dresser sur son corps chaque cheveu, chaque poil, cherchant à fuir, à partir le plus loin possible. Et pourtant, si le diable avait fait abstraction de cet air de folie, sans doute aurait-il vu, au fond de ses yeux, un abîme de terreur absolue. Malgré cela, l’enfant continuait, il jouait, parce qu’il le croyait, il le savait, c’était le seul moyen de parvenir à ses fins.

« Entre le prix de ma vie et celui de l’anneau, j’ai choisi, frémit le jeune prostitué en se recroquevillant face au Diable étonné. Je suis sûr que vous comprenez…

– Tu les soutiens donc ? s’offusqua le diable, s’approchant brusquement. Même après avoir été traité comme un chien ? Quoi, tu le mérites, peut-être ? Après toutes tes frasques, tes conquêtes, tes coquettes, ça y est, tu te repens ? Dieu et le Diable existent, autant prendre le parti de celui qui te hait plutôt que de t’allier avec le seul qui comprenne et qui puisse t’aider, hein, c’est ça ? »

Octave ne voulut par mentir. Ce sujet le brûlait, le consumait, il savait que ce que cet être disait, en d’autre circonstance aurait été vrai. Mais pas ici. Pas maintenant, pas cette version de lui. Et même s’il tremblait, il s’y opposerait. Il lutterait, car ce masque qu’il portait, même s’il se fissurait, le protégerait. Alors il se força à rester debout, à ne pas tomber dans la boue. Ce sujet n’était absolument pas tabou.

« Pas du tout. Je suis ce que je suis et je sais reconnaître mes amis. Ce qui ne veut pas dire que je dois accéder à l’ensemble de leurs requêtes, encore moins si elles peuvent achever la conquête de ma réalité.

– Comme si tu t’en souciais. Enfin, peu importe. Tu peux considérer qu’aussi longtemps que tu refuseras, je te garderai ici, en Enfer. Oh, ne t’inquiète pas, tu n’auras pas le temps de t’ennuyer, je trouverai bien de quoi t’occuper ! Par exemple… »

Hochant délicatement la tête, il passa sa langue sur ses lèvres. Avant qu’Octave n’ait réalisé ce qu’il se passait, le Démon était sur lui, ses mains enserrant son visage, leurs nez enlacés, leurs souffles partagés. Torse contre torse, l’un cambré, écrasé par le poids de l’autre qui le retenait in extremis au-dessus d’un lit de lave, les mains du jeune homme n’avaient qu’une seule chance : s’accrocher au corps brûlant de l’ange déchu, sans quoi le sien disparaîtrait pour toujours dans les flammes de l’Enfer. Comme quoi, certaines malédictions finissent par se réaliser, songea-t-il en contemplant l’abîme, résigné. À la grande surprise du Maître des lieux, deux bras vinrent enserrer le corps de braise dans une étreinte plus passionnelle que désespérée.

Et sur les lèvres du jeune homme, qu’il sentait trembler, un sourire timide mais triomphant faisait éclater la blancheur de ses dents, alors que celles-ci se rapprochaient de son cou.

Un instant plus tard, tout était fini. Les deux corps détachés, séparés par plus de deux mètres, se répondaient. Celui de l’homme, tendu, toujours, étrangement courbé dans un contrapposto digne de celui d’une œuvre de Donatello, sa chemise éventrée et son pantalon trop petit, ses baskets trop grandes, reflet d’une adolescence, d’une innocence perdue. Celui du Diable, outré, curieux, magnifique d’incompréhension après la chute de son masque divin, qui ne laissait plus voir que l’air perdu d’un écolier devant son livre de maths, son accoutrement divin tendu vers le sol, cape, drapé, sandales, soumis à la gravité.

« Ce n’est pas… Tu n’en as pas honte ?

– Honte ? s’étonna Octave, non, pas du tout ! Je tiens mes comptes, vous n’auriez été qu’un nom sous la date d’aujourd’hui. Je n’en suis pas fier, mais c’est ce que je suis, pour l’instant et depuis plus longtemps qu’hier. C’est ce que j’ai fait, durant tous ces ans. Vous le savez, c’est mon métier, vous m’avez espionné, mais…

– Mais ? Tu ne peux pas me dire que c’est ce dont tu as toujours rêvé, quand-même ! Tu dois bien en souffrir !

– Ça, oui.

– Il y a autre chose, n’est-ce pas ? C’est lié à l’anneau ?

– C’est ce qui me retient de vous le jeter entre les mains.

– À savoir ?

– Mon passé. Celui que vous ignorez, sans doute parce que ce ne sont pas mes péchés, mais ceux d’autres débauchés, moins tape-à-l’œil, moins particuliers.

– C’est-à-dire ?

– Ceux qui profitent de leur pouvoir pour torturer ce qu’il y a de plus sacré et brisent le miroir. Ceux qui, par leur famille protégés, considèrent qu’il est de leur devoir de débaucher les espoirs.

– Sois clair !

– Mon père. »

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